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L’Église peut-elle se mêler de politique ?

Le Pape François au parlement européen / Wikimedia
L’Église a-t-elle son mot à dire dans les affaires politiques ? Un chrétien peut-il séparer sa foi et son engagement politique ? Le pape est-il infaillible quand il s’exprime sur des sujets politiques ? Plus d’un siècle après la loi dite de « séparation des Églises et de l’État », la question religieuse ne cesse d’alimenter le débat public. Voici quelques points de repères, théologiques et philosophiques, pour situer et éclairer la question cruciale de l’autorité de l’Église en matière politique.

 

Rappeler les grands principes : l’ordre naturel et l’ordre surnaturel

Tout homme est « pris » dans deux ordres entre lesquels il y a une distinction sans séparation, une harmonie sans confusion : l’ordre naturel et l’ordre surnaturel – l’ordre de la nature et celui de la grâce.

La politique relève, de soi, de l’ordre naturel. En d’autres termes, la fin de la société politique – le bien commun politique – n’est pas une fin surnaturelle mais une fin naturelle.

Cependant, c’est le même homme qui est pris dans ces deux ordres, naturel et surnaturel : ainsi le politique ne doit pas ignorer qu’il existe, au-delà de l’ordre naturel dans lequel il s’inscrit, un ordre surnaturel. Il ne peut ignorer, en particulier, qu’il existe une autre société, dont la fin est, elle, surnaturelle : l’Église.

Les hommes, du moins les chrétiens, appartiennent donc à deux sociétés, dont les natures et les fins respectives sont distinctes : la Cité – société politique – et l’Église – société religieuse.

 

Distinguer deux autorités : celle du maître et celle du chef

Il existe, fondamentalement, deux espèces d’autorité :

  • l’autorité du maître, dit épistémique (du grec episteme : science, savoir) : elle concerne le savoir, et s’exprime par des propositions, des affirmations.
  • l’autorité du chef, dit déontique (du grec demoai : je dois). Elle concerne le devoir et s’exprime par des injonctions, ou ordres.

La différence entre une proposition et une injonction consiste essentiellement en ceci que la première dit ce qui est – par exemple, qu’il pleut, que les portes sont fermées, que 2 + 2 = 4, etc. Par contre, une injonction dit non pas ce qui est mais ce qui doit être (fait).[1] J. M. Bocheński OP, Qu’est-ce que l’autorité ? Introduction à la logique de l’autorité, Fribourg – Paris, 1979, p. 60

Une proposition, « se rapporte toujours à un état-de-choses, c’est-à-dire qu’elle dit comment se tiennent les choses, où en est ce qui est [2]Ibid. ». En revanche, « une injonction ne signifie jamais ce qui est, mais ce qui doit être. Elle ne peut pas dire ce qui est, car l’état-de-choses en question ne sera réalisé que par mon action[3]Ibid. ». Nous avons donc bien deux espèces distinctes d’autorité : « l’autorité de celui qui sait (le maître, l’expert), et l’autorité de celui qui dirige en vue du bien commun (le chef, le commandant)[4]R.-M. Rivoire, La valeur doctrinale de la discipline canonique. L’engagement du magistère dans les lois et coutumes de l’Église, Rome, 2016, p. 148. »

 Ces deux espèces d’autorité appellent naturellement des réponses distinctes :

  • l’autorité du maître appelle l’assentiment de l’intelligence à l’enseignement qui est proposé
  • l’autorité du chef appelle l’obéissance de la volonté à l’ordre qui est formulé.

Enfin,  en vertu de leurs natures diverses, le rapport au temps de ces deux types d’autorité est bien différent.

  • Concernant l’autorité du chef qui commande, c’est normalement l’ordre le plus récent qui prévaut.
  • Concernant l’autorité du maître qui enseigne, ce n’est pas l’enseignement le plus récent, mais le plus qualifié – par la compétence du maître, son degré d’engagement, etc. – qui prévaut.

Concrètement, dans la Cité, les détenteurs de l’autorité d’enseignement sont les professeurs, les savants, les experts, les philosophes, etc. Ils sont bien distincts – en théorie du moins – des détenteurs de l’autorité de commandement, qui sont les gouvernants et leurs représentants. C’est au sujet de ces derniers que l’on parle d’autorité politique.

Dans l’Église, la situation est plus complexe, étant donné que ce sont les mêmes personnes, le plus souvent, qui détiennent à la fois l’autorité d’enseignement – que l’on appelle alors « Magistère » – et l’autorité de commandement. Le Pape, par exemple, est dépositaire de l’autorité, non seulement pour enseigner les fidèles, mais aussi pour les gouverner. Lorsque Pie IX, par exemple, proclame le dogme de l’Immaculée Conception en 1854, il exerce l’autorité d’enseignement, tandis que Benoît XV, promulguant en 1917 le Code de droit canonique, qui est un recueil de lois, exerce l’autorité de gouvernement. Les mêmes personnes, donc – le Pape et les évêques en première approximation – mais deux types d’autorité distincts et, surtout, deux réponses distinctes de la part des fidèles : dans le premier cas, il s’agit d’un assentiment de l’intelligence, tandis que dans le second, il s’agit de l’exécution de la volonté. En résumé, « autre chose est l’autorité de l’Église quand elle enseigne et quand elle commande ou interdit[5]R.-M. Rivoire, La valeur doctrinale de la discipline canonique. L’engagement du magistère dans les lois et coutumes de l’Église, Rome, 2016, p. 148. » C’est donc selon ces deux espèces d’autorité que nous devons examiner la compétence de l’Église en matière politique.

 

Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel sont souverains, chacun dans leur genre

Au point de vue de l’autorité de commandement, les rapports entre l’Église et la Cité sont éclairés par la distinction du pouvoir temporel – celui du prince, du chef politique – et du pouvoir spirituel – celui du chef religieux –, dont on trouve le fondement dans l’Évangile : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu[6]Mc 12,17 ; Mt 22,21 ; Lc 20,25. »

Le pape Léon XIII, dans l’encyclique Immortale Dei, expose clairement cette distinction :

Dieu a réparti, entre le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir civil, le soin de pourvoir au bien du genre humain. Il a préposé le premier aux choses divines et le second aux choses humaines. Chacun d’eux dans son genre est souverain, chacun d’eux est renfermé dans les limites parfaitement déterminées et tracées en conformité exacte avec sa nature et son principe ; chacun est donc inscrit dans une sphère où il peut se mouvoir et agir en vertu des droits qui lui sont propres[7]Léon XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre 1885.

Résumons, avec le cardinal Billot :

L’Église n’a reçu du Christ aucun pouvoir temporel ou politique et elle ne réclame aucune juridiction directe sur les choses temporelles[8]L. Billot SJ, Tractatus de Ecclesia Christi, t. II, Prati, 1910, p. 79, nous traduisons.. »

De manière équivalente, mais en se plaçant au point de vue des sujets sur lesquels s’exerce l’autorité, saint Thomas, commentant le verset de l’Évangile que nous avons cité, explique que, pour ce qui se rapporte au salut de l’âme, « il faut plutôt obéir au pouvoir spirituel qu’au pouvoir séculier. Mais dans les matières qui se rapportent au bien de la Cité, il faut plutôt obéir au pouvoir séculier qu’au pouvoir spirituel[9]Saint Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences, l. II, dist. 44, expositio, ad 4m . »

 

Mais le pouvoir temporel est indirectement subordonné au pouvoir spirituel

La distinction du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel semble relativement simple, mais la réalité humaine est quelque peu complexe, comme le souligne Léon XIII : « Leur autorité s’exerçant sur les mêmes personnes, il peut arriver qu’une même chose, quoiqu’à des points de vue différents, ressortisse au tribunal du jugement des deux pouvoirs[10]Léon XIII, op. cit.. »

Il en résulte donc que le pouvoir temporel est indirectement subordonné au pouvoir spirituel[11]Cf. Billot SJ, op. cit., p. 83. Précisons comment doit être conçue cette subordination indirecte avec Cajetan :

S’il arrive que quoi que ce soit dans les choses temporelles présente un détriment pour le salut éternel, le prélat qui intervient alors dans ce domaine par un commandement ou une interdiction ne met pas la faux dans la moisson d’autrui, mais use à bon droit de son autorité propre : parce que, à ce titre-là, toutes les puissances séculières sont soumises à la puissance spirituelle[12]Cf. V. Poinsot, « Le chrétien, citoyen de deux cités », Tu es Petrus n° XI-XII (novembre 2016), p. 82. »

Concrètement, puisqu’il appartient à la fin de l’État de procurer la vraie religion, de la conserver et de la défendre, l’Église pourra intervenir lorsque cette charge n’est pas assumée, en particulier lorsque sa liberté est menacée. Par exemple, Pie IX, en 1868, a interdit aux catholiques italiens de participer aux élections car l’État italien bafouait alors les droits de l’Église. Cette interdiction a duré, avec des assouplissements progressifs, jusqu’en 1919. Dans le même registre, saint Pie X a fait savoir sa désapprobation au sujet la loi française de 1905. L’Église revendique également sa compétence pour tout ce qui, dans les relations sociales et les choses humaines, est sacré à un titre quelconque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rapport à son but. C’est le cas en particulier du mariage entre baptisés ou entre un baptisé et un non-baptisé. Enfin, certains actes immoraux commis par un responsable politique chrétien peuvent être condamnés. Ainsi saint Ambroise, en 390, impose une pénitence publique à l’empereur Théodose qui a fait injustement massacrer le peuple de Thessalonique.

 

L’obéissance à la hiérarchie ecclésiastique en matière politique

Les interventions de la hiérarchie ecclésiastique en ce domaine appellent, en vertu de leur nature, l’obéissance de ceux à qui elles s’adressent. Il n’est donc pas attendu des fidèles qu’ils jugent que la décision prise (par exemple, l’interdiction de participer aux élections) soit la meilleure, car il n’y a pas d’infaillibilité en ce domaine, mais qu’ils conforment leur action à l’injonction émise. Celle-ci peut d’ailleurs évoluer, en particulier lorsque la situation vient à changer, de même qu’un chef militaire peut revoir ses ordres en fonction d’une évolution de la situation stratégique (en l’occurrence, la décision de Pie IX a été assouplie par ses successeurs).

Toutefois, cette autorité a ses limites et, lorsqu’elle les dépasse, il peut y avoir un abus qui justifie, lorsqu’il est établi, que l’on ne s’y soumette pas, à condition toutefois que la non-soumission ne soit pas elle-même source d’un plus grand mal. Ces limites, nous l’avons dit, sont celles des sphères respectives du temporel et du spirituel, demeurant sauve la possibilité d’une intervention de l’autorité religieuse lorsque la liberté de l’Église est menacée, lorsqu’il y a un danger pour le salut des âmes, ou encore lorsque l’autorité politique récuse son devoir.

 

L’autorité du magistère ecclésiastique en matière politique

Nous envisageons désormais l’autorité d’enseignement de l’Église, c’est-à-dire le Magistère. Rappelons que celui est en effet compétent, non seulement pour enseigner les vérités surnaturelles, mais aussi pour rappeler certaines vérités naturelles, dont la loi naturelle. Puisque le péché originel a obscurci les intelligences, la Révélation divine, dont l’essentiel est constitué par les mystères surnaturels, contient aussi un rappel de certaines vérités qui sont, de soi, accessibles à la raison. Ainsi, les dix commandements révélés à Moïse constituent essentiellement un rappel de la loi naturelle. C’est tout spécialement sous cet aspect que le magistère de l’Église jouit d’une autorité qui peut avoir une incidence en politique, par exemple en rappelant le droit naturel de propriété ou la nécessité d’un juste salaire, en condamnant l’expérimentation sur les embryons humains, l’usure, etc.

 

L’adhésion aux enseignements magistériels

Ici ce n’est plus l’obéissance qui est attendue comme réponse aux injonctions de l’autorité, mais l’assentiment de l’intelligence aux enseignements proposés. Or, ces enseignements peuvent avoir différents degrés d’autorité et appellent, par conséquent, différents degrés d’assentiment. Un exposé complet des degrés d’autorité du magistère et des degrés d’assentiment qui leur correspondent dépasserait largement notre sujet, on pourra se référer à cet article de l’abbé Lucien.

Nous pouvons distinguer, à grands traits, trois degrés d’autorité dans les enseignements du magistère ecclésiastique : les enseignements infaillibles, les enseignements formels mais non infaillibles, le discours pédagogique.

  • Au premier degré (enseignement infaillible), l’assentiment exigé est une adhésion définitive et irrévocable.
  • Au deuxième degré (enseignement formel, mais non infaillible), l’assentiment exigé est un « assentiment religieux de l’intelligence et de la volonté », tel celui que l’on donne à une proposition probable ou vraisemblable.

Pour ces deux premiers degrés, ce n’est pas d’abord la valeur des arguments avancés par le magistère qui compte, mais le fait même que ce soit le magistère divinement institué qui s’exprime et s’engage.

  • Au troisième degré (magistère pédagogique), bien que les fidèles doivent considérer respectueusement les déclarations du magistère, celles-ci ne s’imposent pas à leur assentiment. Du moins, c’est la valeur des arguments qui sont avancés qui compte et, si leur faiblesse est manifeste, ils peuvent être remis en cause.

S’agissant des interventions pontificales, le P. A.-M. de Araujo estime que la plupart des discours du Pape en matière politique ne relèvent pas de l’un des deux premiers degrés. En effet, si le Pape est compétent pour rappeler la loi naturelle, il n’a pas de compétence particulière pour résoudre les problèmes concrets en matière strictement politique. En ce domaine, il n’engage donc pas au plus haut point son autorité dans des interventions qui relèvent, bien souvent, davantage du commentaire d’actualité que du rappel des vérités de la loi naturelle[13] Cf. A.-M. de Araujo, « Église et immigration », Sedes Sapientiae n° 140 (juin 2017), p. 99-100.

Ainsi, les catholiques ne sont pas tenus de justifier à tout prix les interventions de la hiérarchie ecclésiastique en ces matières, mais ils peuvent se sentir libres d’exprimer respectueusement leur désaccord. Par ailleurs, on se souviendra que, dans le domaine de l’enseignement, la valeur d’un enseignement du magistère n’est pas d’abord donnée par sa date, c’est-à-dire par son ancienneté ou sa nouveauté, mais par le degré d’engagement de l’autorité.

Références

Références
1 J. M. Bocheński OP, Qu’est-ce que l’autorité ? Introduction à la logique de l’autorité, Fribourg – Paris, 1979, p. 60
2 Ibid.
3 Ibid.
4, 5 R.-M. Rivoire, La valeur doctrinale de la discipline canonique. L’engagement du magistère dans les lois et coutumes de l’Église, Rome, 2016, p. 148
6 Mc 12,17 ; Mt 22,21 ; Lc 20,25
7 Léon XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre 1885
8 L. Billot SJ, Tractatus de Ecclesia Christi, t. II, Prati, 1910, p. 79, nous traduisons.
9 Saint Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences, l. II, dist. 44, expositio, ad 4m
10 Léon XIII, op. cit.
11 Cf. Billot SJ, op. cit., p. 83
12 Cf. V. Poinsot, « Le chrétien, citoyen de deux cités », Tu es Petrus n° XI-XII (novembre 2016), p. 82
13 Cf. A.-M. de Araujo, « Église et immigration », Sedes Sapientiae n° 140 (juin 2017), p. 99-100
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