Retrouvez ici le premier et le troisième article sur la vie et l’itinéraire spirituel du P. Jérôme.
Au cœur des murs austères de l’abbaye de Sept-Fons, une transformation profonde et spirituelle s’est opérée dans l’âme du frère Jean Kiefer, devenu père Jérôme : il y a trouvé sa vocation, sa destinée divine, un appel à servir “notre grand Dieu”, peu importe le prix à payer.
Sainteté et intimité à l’école des « géants de la prière »
En 1928, l’abbé Dom Chautard (auteur célèbre de l’Âme de tout apostolat, qui mourra en 1933), une figure charismatique, régnait en maître sur Sept-Fons, prêchant inlassablement la primauté de la vie intérieure.
Dom Chautard se posait comme un maître très décidé quant à l’essentiel de la vocation monastique : l’oraison. « Mon enfant, faites-vous oraison ? », telle était l’entrée en matière invariable lorsqu’il recevait l’un de ses moines. Par une telle insistance, qui répondait à sa conviction profonde, il imprimait une marque dans nos esprits ; il nous donnait une impulsion pour le reste de la vie.
Le jeune frère comprit qu’il avait trouvé sa place dans cette école du service de Dieu, entouré de véritables « géants de la prière. » Parmi eux, il trouva un mentor, un guide spirituel en la personne de Dom Bélorgey, abbé auxiliaire de Citeaux, qu’il considérait comme le père de son âme. Il entretint avec lui une relation empreinte de respect absolu.
Mon maître eut-il des lacunes ? Je n’en sais rien et ne veux pas le savoir. Je n’en ai cure. Précaution élémentaire ! Je l’ai accepté tel qu’il se donnait. »
Sans soupçonner qu’on pourrait un jour l’appliquer à lui-même, Dom Godefroid avait écrit : « Si Dieu nous met en contact avec une âme intérieure, c’est de sa part une délicatesse par laquelle il nous appelle aussi à devenir des âmes intérieures. » Dom Godefroid m’a rendu tangible la réalité de tout ce que j’avais appris jusque-là dans des livres de spiritualité. Il a planté devant mes yeux un homme pleinement de notre temps, et qui pouvait posséder ces réalités. Par lui, j’ai vu que la spiritualité vivait encore, et sans aucun complexe.
Dom Godefroid Belorgey racontait volontiers les grâces d’union avec Dieu qu’il avait reçues ; Il savait dire très simplement les certitudes qu’il avait acquises dans l’oraison, la réalité de Dieu, sa proximité, sa présence, son action. Il éveillait ainsi l’attention envers la grâce chez ceux qu’il voyait au début de son itinéraire qu’il avait lui-même parcouru ; il leur donnait confiance.
Ne demandez pas à votre maître de se laisser tenter par les modes successives. Car aucune mode, jamais, n’aura la vertu de changer l’eau en vin. Or il serait agréable pour vous que votre maître vous fasse inviter parfois aux noces de Cana.
Dans sa quête de l’intimité divine, le frère Jérôme faisait une distinction cruciale entre la sainteté et l’intimité. Il considérait que chercher l’intimité avec Dieu était son objectif principal, car la sainteté, bien que souhaitable, demeurait incertaine.
Chercher la sainteté ou chercher l’intimité, ce sont deux mentalités différentes. Entre les deux, le choix est de conséquence.
Pour le frère Jérôme, l’intimité divine était la clé, qui ne pouvait être atteinte par la seule force de la volonté humaine. C’était un don divin, le couronnement d’une vie de fidélité, soutenue par un esprit d’abandon total.
Nous pouvons bien appartenir à Dieu par les liens les plus étroits. Il laissera nos vies s’écouler dans les misères communes. Il ne fera pas de nous des exemplaires parfaits. Mais Il nous attirera à son intimité et celle-ci ne sera pas empêchée par nos misères. L’intimité, telle est notre vocation certainement réalisable ; quant à la sainteté, peut-être, un tout petit peut-être.
La triple orientation d’une vie : culte de Dieu, intimité, suppléance
Le frère Jérôme a dévoilé à quelques privilégiés, ses fils spirituels (notamment père Nicolas, éditeur de ses écrits et maître des novices de l’abbaye de Sept-Fons, et dom Patrick, père abbé) ses secrets pour la prière contemplative, où il cherchait à établir une intimité profonde avec Dieu. Il insistait sur la qualité et la densité de la prière plutôt que sur la répétition mécanique des actes religieux.
Mon Dieu à qui je me donne pour toujours, par votre grâce, faites que la répétition des mêmes actes religieux au long de mon existence ne soit cause ni de routine, ni de dégoût, mais de qualité et de densité.
Il recommandait notamment de se méfier des pensées et des images qui pouvaient distraire l’esprit pendant la prière, soulignant l’importance de l’abandon total devant Dieu, et insistait sur l’importance de la persévérance.
Il n’est pas difficile, en effet, de dire : « je t’aime. » La difficulté commence quand on dit : « pour toujours, » et surtout lorsqu’il s’agira de le réaliser. Car « toujours » dure longtemps. Tant que l’attrait exercé par l’aimé demeure vif, on reste attaché à lui sans effort ni peine. Mais pour que l’attrait ne diminue pas à mesure que se révèlent les « réalités de l’existence. » Celui qui aime devrait pouvoir le renouveler, pour le maintenir au moins dans sa teneur initiale. Artifice de l’amour ? Non, mais tout simplement vérité. Car ce qui hier vous attirait avec raison mérite de vous attirer encore aujourd’hui, si vous avez la force de vous élever du caprice à la fidélité, des récriminations aux mélodies[1]Père Jérôme, Possibilités et mélodies, c. 4..
Si l’on aime et si l’on veut être aimé, il faut avant tout passer son temps près de l’ami, sous ses yeux, à portée de la voix, face à face ou côte à côte, mais tout proche[2]Père Jérôme, Possibilités et mélodies, c. 4..
Mais surtout, le tout de la vie spirituelle du moine – et par extension du chrétien – reposait pour lui en une triple dimension : culte de Dieu, intimité et suppléance.
Au cours des siècles, combien de fois l’Ordre entier ou seulement tel monastère a voulu se régénérer. Il est curieux que, dans presque tous les cas – et bien que des fruits certains soient sortis de ces efforts – le renouveau ait pris pour mobile (ou choisi pour terrain) et pour idéal un point très secondaire :
– le silence (la Trappe, XVIIe siècle)
– le travail manuel, les observances (XIXe siècle)
Cela n’est jamais l’essentiel ; n’avait-on pas vu ce qui faisait le moine ?
Aujourd’hui, face aux modifications qui s’annoncent pour vivre à pleine notre vie monastique, il faut maintenir le cap sur l’essentiel, aller au vrai but, vise dans le mille, c’est à dire :
– union à Dieu,
– culte de Dieu,
– suppléance[3]Père Jérôme, 25 décembre 1953, in Tout à Dieu, Parole et Silence, p. 14..
En vertu de cette vocation et de ce lien, vous faites dorénavant route avec le maître, côte à côte ; vous serez animé des mêmes intentions, vous parlerez la même langue, vous ne penserez plus que culte de Dieu, intimité, suppléance.
Intimité
Intimité : ce maître mot de la prière contemplative avait pour le père Jérôme le goût d’une aventure, commencée dès les premières années et poursuivie jusqu’au bout.
Je me souviens de la première grâce d’attirance vers la prière, reçue il y a bien longtemps ; et je vois aussi celle qui m’est donnée aujourd’hui. Elles ne font qu’une même grâce, continuée, maintenue, sans coupure. Il fallait donc faire confiance dès le début, imaginer, entreprendre, oser. Oui, c’est bien là ce qu’il fallait faire ; ce qu’il faut faire encore, aujourd’hui et demain.
J’imaginais comme un beau jardin dans lequel Dieu admet ses amis ; mais, isolant ce jardin, un long mur, devant lequel j’allais et venais sans fin, sachant bien que jamais, par la seule vertu de mon désir, je ne trouverais la porte de passage. Allant, venant, durant des délais qui ne cessaient de s’allonger, et pour ne pas me lasser de piétiner devant ce mur, je me répétais sans cesse : « Tout accepter, tout, pour un degré d’intimité en plus ! » Je disais et redisais aussi, sans fin, le texte que voici de sainte Thérèse d’Avila : « Que nous le voulions, que nous ne le voulions pas, nous marchons tous, quoique en différentes manières, vers la fontaine de vie. Mais il n’y a, croyez-m’en, qu’un chemin qui y conduise, c’est l’oraison. Quiconque vous en indique un autre, vous trompe ». Ce texte me semblait résumer, je ne sais trop comment d’ailleurs, le sens de mes recherches et de mon attente, et tout autant leur inefficacité complète. Sur mes lèvres, ce texte se transformait en supplication. Ainsi à tout instant, et surtout durant les heures de travail, durant trois années, davantage peut-être. Dans quel pré, dans quel champ du monastère n’ai-je pas semé ces prières, plus dru que les brins d’herbe ou les graines qui y poussaient ?
L’intimité divine n’était donc pas pour lui une option, mais une nécessité :
Si l’on aime et si l’on veut être aimé, avant tout il faut passer son temps près de l’ami, sous ses yeux, à portée de la voix. Face à face où côte à côte, mais tout proche. Vous direz : quand la proximité se prolonge, n’arrive-t-il pas qu’elle déçoive et qu’elle lasse ? Les coeurs épais, peut-être, parce qu’ils ne savent ni créer, ni offrir ; les coeurs qui ne savent que consommer. Mais ceux-là, que viendraient-ils faire dans la vie contemplative ?
La lectio divina, la lecture méditative des textes religieux, était une pierre angulaire de sa vie spirituelle, il préconisait de lire abondamment, de ne rien s’interdire au début, et de se concentrer progressivement sur les textes les plus inspirants. La lecture était ainsi pour lui le point de départ de la prière contemplative, nourrissant l’âme de « tisons, » ces petites lueurs spirituelles qui enflammaient le cœur. Patiemment collectionnés et recueillis dans des carnets artistement enluminés et décorés, les « tisons » du père Jérôme étaient de sortie à l’heure de l’oraison contemplative, où ils pouvaient devenir, sous l’action du Saint-Esprit de véritables brandons propres à allumer en son âme la flamme de la charité théologale. Il recommandait dans la méditation une calme alternance d’oraisons jaculatoires simples – cris du cœur jetés vers le Ciel, de phrases de l’Écriture Sainte répétées et goûtées, de pauses attentives et silencieuses à la présence divine.
Si l’on commence son oraison par se recueillir simplement mais effectivement sur un texte choisi pour cela, si l’on répète une oraison jaculatoire qui exprime tout ce que notre âme espère de Dieu ou voudrait lui donner, alors on peut trouver des intervalles de silence vraiment occupés de la Présence divine au tabernacle.
À l’école des saints du Carmel, pour lesquels il avait une dévotion profonde, le père Jérôme prônait ainsi la fidélité dans la prière silencieuse, encourageant les amoureux de Dieu à persévérer, même en l’absence de révélations ou d’attrait particulier.
N’attendons-donc pas de révélation particulière, ni d’attrait singulier : mettons-nous à genoux, chaque jour, assez longtemps, et puis demain, et puis encore…
Commencez par faire, au gré de vos temps libres, mais sans trop tarder, commencez par faire, toujours à genoux évidemment, cinq mille heures d’oraison – un simple rodage, rien de plus. Que voulez-vous : en tout domaine, celui qui en revient sait autrement les choses que celui qui n’y est pas allé !
Lorsque l’on connaît la pauvreté de sa propre prière, on éprouve le besoin d’y mettre au moins la quantité, on commence à obtenir vraiment ce qu’on espère.
Suppléance
Frère Jérôme croyait que la vie contemplative avait un rôle spécifique à jouer dans le monde, qu’il appelait la “mission de suppléance”. Il expliquait que les contemplatifs offraient à Dieu le maximum d’eux-mêmes pour ceux qui ne l’adoraient pas, ne priaient pas, ne croyaient pas, une manière de servir en silence ceux qui ont besoin de la lumière de Dieu dans leur vie.
L’Église veut des contemplatifs pour ceux qui ne croient pas, qui n’adorent pas, n’aiment pas, ne prient pas. […] Fidélité dans la solitude, vigilance dans la nuit.
Ils sont ainsi les amis de Dieu qui compensent les dettes de leurs frères.
Les amis de Dieu compensent les dettes de leurs frères. Le mystère angoissant posé par la carence religieuse de si nombreux hommes trouve l’une de ses solutions et peut-être la plus valable dans cette possibilité de suppléance devant Dieu assurée par beaucoup d’autres hommes. Au seuil de leur vie future, beaucoup bénéficieront du surplus de religion qui aura rempli d’autres âmes.
Sur le chemin du Paradis, nous sommes transportés par les cars du Bon Dieu, sinon personne n’arriverait jamais au bout. Il y a quelques cars pour les amis de Dieu, et une longue file de cars pour les autres. Ces derniers sont gratuits. Les cars des amis de Dieu sont payants, et ce billet-là coûte cher. Mais le plus fort, c’est que les amis de Dieu doivent payer dix et vingt fois leur place. À tout instant durant le voyage, le Maître passe de nouveau, pour leur demander de payer encore. Les amis finissent par comprendre qu’on les fait payer pour d’autres, pour ceux qui voyagent sans billet dans la longue file des cars gratuits. Et lorsqu’ils doivent verser le prix pour la vingtième fois, ils se plaignent bien un peu à leur Seigneur ; mais pas trop, parce qu’ils savent que ce ne sera pas encore la dernière fois. Ainsi l’exige notre fonction de suppléance.
Des moines et des abbayes, c’est aussi le silence et la prière qui constituent pour le père Jérôme en lui-même un rempart contre les assauts du monde.
Qu’ils sont donc bienfaisants ceux qui, par le poids de leur silence, jouent le rôle de digue et de brise-lames, et arrêtent contre eux-mêmes tout le tumulte venu du dehors ou du dedans ! Grâce à eux le plan d’eau reste toujours calme ; les barques ne brisent pas leurs amarres ; les coques ne se heurtent pas.
Priez beaucoup. Tout le reste, dans l’Eglise de Dieu, est commun, archi-commun : travail, dévouement, la prière seule est rare. Mettons-en un peu plus. Il n’y a aucun danger que cela déborde ; nous sommes certainement encore très loin du plein.
Chaque fois que vous vous mettez à genoux devant le tabernacle, priez pour dix mille hommes. Et notre Seigneur, pour être avec vous, pour faire comme vous, Son ami, se mettra lui-même en même temps à prier Dieu son Père pour ces même dix mille hommes.
Culte divin
Le culte divin et en particulier la messe était un moment privilégié pour cette intercession, selon lui. Il considérait le saint sacrifice comme essentiel pour ceux qui suppléaient en faveur des autres. Les contemplatifs devaient faire parler la messe devant Dieu en faveur de l’humanité.
Le moment privilégié pour une intercession qui enveloppe tout le genre humain, […], c’est évidemment la sainte messe. Grâce à ce sacrifice, en effet, celui qui supplée pour les hommes devant Dieu peut mettre dans la balance non seulement, comme dans la prière ordinaire, les liens d’amitié qui l’unissent à Dieu, mais une valeur indépendante de sa propre personne, et d’une excellence absolue : le prix infini qu’a le Fils de Dieu aux yeux de son Père. Tout suppléant a donc la sainte messe comme moyen essentiel d’action. Toute âme religieuse doit savoir faire parler la messe, la faire parler à Dieu en faveur des hommes.
La première vocation du moine, l’unique nécessaire, était pour le père Jérôme celle de la louange divine, du culte :
Célébrer la louange de Dieu, en tant que Créateur et Providence ; le louer, comme dit la sainte Règle “sur les jugements de sa justice”, c’est à dire sur sa manière divine – et incompréhensible – de conduire l’humanité, quelle opposition continuelle à l’athéisme !
Dévotion mariale
La dévotion mariale occupait une place centrale dans sa vie spirituelle. Le chapelet était pour lui comme une arme puissante contre la paganisation du monde. Père Jérôme défendait ardemment la place de la Vierge Marie dans la foi catholique, soulignant que l’abandonner serait une erreur grave.
Toutes les fois que des gens très forts ont voulu reléguer la très Sainte Vierge à la sacristie, tout le peuple chrétien a eu bientôt fait de l’y rejoindre. Combien il me plaît, cet instinct profond qui tient les fidèles par les fibres les plus humaines de leur cœur. Car le culte de Sainte Vierge constitue notre bastion avancé. L’abandonner commencerait toutes les défaites. Au contraire, sa sauvegarde assure l’étanchéité de tout le dispositif de défense.
Marqué par la figure du frère Jacques, ce convers allant inlassablement de service en service armé de son chapelet, il recommandait l’usage de cet inexorable grain de sable « dans la machinerie trop bien montée de la paganisation, celle des hommes et celle des civilisations ».
Admettons que le chapelet soit moulin à prières. Eh bien, nous aimons ce moulin, voilà tout. […] La Très Sainte Vierge Marie qui, jadis, faisait le pain de la famille, acceptera la farine de notre moulin comme un hommage familier. En outre, avec notre farine, elle nourrira de nombreux pauvres sur la route du Paradis. Laissez-nous aimer ces humbles choses, puisque nous les comprenons.
Persévérance
Plus que tout, dans cette vie sacrifiée et humble du religieux, le père Jérôme insiste sur la nécessité d’une persévérance obstinée et discrète, “car toujours dure longtemps…”
L’amour qui fait le commencement, le milieu et la fin d’une vie consacrée à Dieu dans la prière. Cet amour a une exigence : durer. Cette exigence détermine une loi : ne pas laisser s’affadir l’attrait ressenti aux jours heureux, efforts, sacrifices renouvelés qui constituent la générosité du coeur, de l’âme, de tout l’être aimant.