L’aumône est un des piliers du Carême, mais elle ne se réduit pas aux seuls dons de biens matériels. C’est à la pratique des œuvres de miséricorde que nous sommes encouragés, et celles-ci peuvent aussi bien regarder les misères qui affectent notre prochain dans son corps que celles qui l’affectent dans son âme. Dans la perspective du Carême, les œuvres de miséricorde révèlent leur fruit le plus excellent, qui est d’être associé au mystère de la Rédemption.
Le Carême porte remède aux effets du péché
Si le péché affecte d’abord notre relation à Dieu, en tant qu’il nous détourne de lui, il perturbe également nos relations avec nos semblables et il dégrade notre propre personne. À ce triple désordre il faut un triple remède et c’est cela, précisément, que veut être le triptyque du Carême – prière, aumône, pénitence.
- La prière, « élévation de l’âme vers Dieu[1] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 83, art. 1 », vient remédier à l’éloignement d’avec Dieu qui résulte du péché.
- Les œuvres de pénitence ont pour but de corriger les vices, ces mauvaises dispositions que nous contractons par la répétition des péchés.
- Les œuvres de miséricorde, qui correspondent à l’aumône entendue en un sens large[2] Les deux expressions sont synonymes chez saint Thomas, qui parle ainsi d’« aumônes spirituelles » et d’« aumônes corporelles ». Cf. Somme théologique, II-II, q. 32, visent quant à elles à rétablir l’ordre dans nos relations avec notre prochain.
La miséricorde, compassion active pour la misère d’autrui
La miséricorde est la compassion que notre cœur éprouve en face de la misère d’autrui, et qui nous pousse à lui venir en aide si nous le pouvons. [3] Saint Augustin , De Civitate Dei, l. IX, c. 5
Or, ce n’est pas n’importe quel mal que l’on appelle misère. Un mal dont on peut trouver par soi-même un remède n’est pas une misère. « La misère est précisément la pauvreté de celui qui ne peut trouver par lui-même de remède au mal qui l’accable[4] Abbé Sébastien Leclere, « Noblesse de la miséricorde selon saint Thomas d’Aquin », Tu es Petrus, Nouvelle série, n° XIII (déc. 2016), p. 25. » Lorsque notre prochain, par une conséquence du péché originel ou du fait de ses péchés personnels, se trouve accablé par un mal en face duquel il est impuissant, notre charité pour lui prend la couleur de la miséricorde : elle devient compassion, mais elle ne se borne pas à « souffrir avec », elle veut également combattre la misère. Ainsi, la miséricorde nous fait nous pencher sur la misère d’autrui pour la regarder, en un sens, comme la sienne propre[5] Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 30, art. 2, mais elle ne se complaît pas dans cette misère : les œuvres de miséricorde cherchent justement à en soulager notre prochain.
Œuvres de miséricorde corporelle et œuvres de miséricorde spirituelle
Puisque notre prochain peut être touché par la misère dans son âme comme dans son corps, on distingue les œuvres de miséricorde corporelle des œuvres de miséricorde spirituelle. On en énumère traditionnellement sept de chaque espèce.
Oeuvres de miséricorde corporelle :
- donner à manger à ceux qui ont faim ;
- donner à boire à ceux qui ont soif ;
- vêtir ceux qui sont nus ;
- loger les pèlerins ;
- visiter les malades ;
- visiter les prisonniers ;
- ensevelir les morts.
Oeuvres de miséricorde spirituelle :
- conseiller ceux qui doutent ;
- enseigner ceux qui sont ignorants ;
- réprimander les pécheurs ;
- consoler les affligés ;
- pardonner les offenses ;
- supporter patiemment les personnes importunes ;
- prier Dieu pour les vivants et pour les morts[6] Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 30, art. 2.
Ces deux listes soulignent que les œuvres de miséricorde répondent à la diversité des misères qui peuvent affecter un homme[7] Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 32, art. 2. Des deux espèces, ce sont les œuvres de miséricorde spirituelle qui, absolument parlant, sont les meilleures. En effet, ce qui est donné a plus de valeur, ce qui est directement secouru est plus élevé – l’âme est plus élevée que le corps – et les actes eux-mêmes que l’on pose sont plus nobles. Cependant, comme le note saint Thomas, relativement à telle situation concrète, il peut se faire qu’une œuvre de miséricorde corporelle soit préférable et s’impose :
Mieux vaut nourrir qu’instruire celui qui meurt de faim ; ou, comme le remarque Aristote : « L’indigent a davantage besoin de s’enrichir que de philosopher[8] Aristote, Topiques, l. III, c. 2 », bien qu’absolument parlant philosopher soit meilleur[9] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 32, art. 3.
Cette remarque de bon sens nous invite à ne pas négliger les œuvres de miséricorde corporelle, sous prétexte qu’elles sont moins excellentes dans l’absolu que les œuvres de miséricorde spirituelle. L’amour du prochain, dont la miséricorde est la déclinaison lorsque notre prochain est affecté par la misère, se doit d’être concret et de considérer la situation réelle dans laquelle se trouve notre prochain.
L’union au Christ rédempteur par et dans les œuvres de miséricorde
Dans le cadre du Carême, les œuvres de miséricorde, corporelle ou spirituelle, prennent une dimension singulière. Dans la perspective que nous avons suivie, elles apparaissent d’abord comme un remède aux désordres du péché dans nos relations avec notre prochain. Mais elles produisent également des fruits pour nous-mêmes et pour notre relation à Dieu. En effet, les œuvres de miséricorde contribuent au pardon de nos péchés et elles nous unissent au Christ miséricordieux.
Saint Thomas observe que nous ne pouvons être, au sens propre, miséricordieux envers nous-mêmes[10] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 30, art. 1, ad 2m : nous ne pouvons nous pencher directement sur notre propre misère, parce que, par définition, cette misère consiste en un mal qui nous accable, mais dont nous n’avons pas le remède. Cependant, en pratiquant la miséricorde, nous participons à l’œuvre de la Rédemption. Nous sommes rendus participants de la miséricorde du Christ. C’est dans la mesure où nous sommes unis au Christ miséricordieux que nous pouvons pratiquer la vraie miséricorde et, réciproquement, c’est par les œuvres de miséricorde que nous nous sommes unis à l’œuvre de la Rédemption. Il y a une certaine réciprocité de la miséricorde, en vertu de laquelle nous sommes à la fois les bénéficiaires et les participants de la miséricorde du Christ et de son œuvre rédemptrice. Cette réciprocité est étrangère à tout calcul d’intérêt ; elle résulte au contraire de la miséricorde divine qui, non contente de nous sauver de notre propre misère, souhaite nous associer à elle pour le déploiement de ses œuvres : « La mesure que vous utilisez sera utilisée aussi pour vous, et il vous sera donné encore plus[11]Mc 4, 24. »
Références[+]
↑1 | Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 83, art. 1 |
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↑2 | Les deux expressions sont synonymes chez saint Thomas, qui parle ainsi d’« aumônes spirituelles » et d’« aumônes corporelles ». Cf. Somme théologique, II-II, q. 32 |
↑3 | Saint Augustin , De Civitate Dei, l. IX, c. 5 |
↑4 | Abbé Sébastien Leclere, « Noblesse de la miséricorde selon saint Thomas d’Aquin », Tu es Petrus, Nouvelle série, n° XIII (déc. 2016), p. 25 |
↑5, ↑6 | Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 30, art. 2 |
↑7 | Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 32, art. 2 |
↑8 | Aristote, Topiques, l. III, c. 2 |
↑9 | Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 32, art. 3 |
↑10 | Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 30, art. 1, ad 2m |
↑11 | Mc 4, 24 |