Paris, mars 1256, dans la grande salle de l’évêché, un jeune maître en théologie s’apprête à prononcer sa leçon inaugurale…
La Sorbonne sous tension
Tremblement de terre au mois de février 1256 en la jeune université de Paris : le chancelier Aymeric de Veyre passe outre l’opposition des maîtres séculiers et accorde pour la première fois à un religieux la licentia docendi (autorisation d’enseigner) et le grade de maître en Pagina sacra (théologie), le plus haut pour un professeur. Cet agrément est un geste fort, car depuis plusieurs années déjà les cadres de la Sorbonne, séculiers (clercs mais non religieux), faisaient front commun contre l’accession au monde universitaire de religieux issus d’ordres récemment fondés : les franciscains et les dominicains. Ces titulaires de grandes chaires regardaient de très haut ces moines dits mendiants, les proclamant incapables de remplir leur fonction d’enseignement. Ces jeunes maîtres religieux, bien que titulaires d’un grade inférieur, attiraient cependant déjà de nombreux étudiants, faisant ombrage à leurs collègues séculiers. Le blocus dura quatre ans.
L’intervention pontificale
Il fallut une lettre du pape Alexandre VI au chancelier Aymeric, datée du 3 mars 1256, en laquelle le Pontife, ne mâchant pas ses mots, défend les religieux contre les « fils d’iniquité » et leur jalousie honteuse. Après quatre ans de guérilla universitaire et de persécutions – jusqu’à une excommunication des maîtres mendiants prononcée par leurs homologues séculiers –, le pape casse ces mesures iniques, exige la réintégration des réguliers et commande qu’on accorde à leurs deux champions le plus haut grade, celui de maître en Pagina sacra ou en théologie. Ces deux hérauts, un franciscain et un dominicain, vont marquer l’université et l’Église : ayant grandi en Italie, ils ont été envoyés par leurs supérieurs à Paris, alors cœur intellectuel de l’Europe. Ils s’appellent frère Bonaventure de Bagnoregio, alias Giovanni da Fidenza, franciscain, et frère Thomas d’Aquin, dominicain.
Le premier est brillant, fin, cultivé, spirituel ; il sera appelé à exercer des fonctions de plus en plus élevées dans son ordre, jusqu’à en être le ministre général, puis dans l’Église, sacré Archevêque d’York et créé cardinal. Le second, de quelques années plus jeune, est moins connu : il a étudié à Naples, Paris puis Cologne, avant de revenir porter en Sorbonne l’étendard des fils de saint Dominique. Son physique massif – il a beau être né au cœur de l’Italie, c’est le sang des vieux germains qui coule dans ses veines – et son caractère réservé et taciturne, lui ont valu à Cologne le surnom de « bœuf muet ». Son professeur Albert, plus tard dit « le Grand », avait toutefois prévenu : « le mugissement de ce bœuf que vous dites muet remplira l’Europe ». Malgré sa jeunesse et sa timidité, sa qualité est déjà reconnue, car le chancelier a préféré faire appel à lui plutôt qu’à un autre candidat, alors même qu’il n’a pas encore atteint l’âge ordinairement requis pour exercer la fonction.
La leçon inaugurale
Apprenant sa nomination, on raconte que Thomas fut pris de doute. Son inclination intérieure était pour la contemplation et la solitude avec Dieu, non pour la publicité qu’impliquait nécessairement une charge officielle comme celle de maître en théologie. Il hésitait donc et se mit en prière, avec beaucoup de larmes. Dans la nuit qui suivit, un frère dominicain d’aspect vénérable – était-ce saint Dominique ? – lui apparut en songe et lui demanda la raison de sa prière. Thomas s’expliqua : il se sentait démuni intellectuellement, la tête vide, et n’avait aucune idée du thème qu’il pourrait aborder devant son auditoire, en particulier durant la grande séance inaugurale.
En effet les jeunes maîtres (Bonaventure a moins de quarante ans, Thomas juste la trentaine), officiellement désignés, devaient se plier à l’étiquette universitaire, qui exigeait que les nouveaux professeurs montrassent leur talent en une leçon inaugurale très attendue. Or Thomas ne savait que traiter.
Le religieux de l’apparition le rassura et lui proposa le sujet de son discours : « Rigans montes de superioribus suis, de fructu operum tuorum satiabitur terra – Abreuvant les montagnes depuis les hauteurs, la terre est rassasiée du fruit de tes œuvres »[1](Ps 103, 13-14). L’apparition le quitta, et Thomas se mit à l’œuvre, préparant sa leçon, qu’il tint au printemps de cette même année 1256.
« Abreuver les montagnes » : le rôle du théologien
L’installation d’un nouveau maître était un événement suffisamment rare pour réunir toute la jeune Sorbonne. Un grand nombre de maîtres et d’étudiants se rassemblaient, curieux de venir écouter le néophyte et de participer aux débats. L’événement se déroulait sur deux jours suivant un enchaînement bien codifié de débats théologiques et de discours. Le plus attendu était le principium, donné en clôture dans la grande salle de l’évêché. C’est pour celui-ci que Thomas se préparait en particulier.
Suivant l’inspiration reçue, Thomas prit appui sur la parole du psaume pour magnifier l’action de Dieu à travers ses causes secondes, les intermédiaires humains, et appliquer ce mécanisme à la transmission de la doctrine sacrée. Rigans montes de superioribus suis… La sagesse, le plus grand don divin, s’épanche dans l’intelligence des docteurs – les montagnes – et à travers leur enseignement illumine celle de leurs auditeurs – la terre. Le jeune maître magnifie ainsi la grandeur de la doctrine spirituelle, la dignité de ses docteurs, les conditions qu’elle requiert chez ses disciples et sa communication : Dieu est celui qui arrose les montagnes, d’où l’eau vive de la sagesse s’écoule sur la terre et vient la féconder. Il conclut avec humilité que l’aptitude à exercer le ministère de théologien ne peut être reçue que de Dieu, à qui il faut la demander.
Au début de son enseignement parisien, le jeune Thomas fait montre de la profondeur et de l’humilité qui resteront son apanage durant toute sa carrière de théologien, courte certes, mais si bien remplie que sa richesse continue de nourrir la réflexion et l’enseignement de l’Église à travers le monde entier.
Ces deux qualités du nouveau maître de Sorbonne éclatent dans la magnifique conclusion de cette leçon inaugurale :
Mais bien que personne, par lui-même et de lui-même, ne soit capable d’un tel ministère, il peut cependant en espérer de Dieu la capacité : « non que nous soyons capables de supputer quoi que ce soit de nous comme venant de nous, mais notre capacité vient de Dieu[2]2 Co 3, 5. »
Il doit alors la demander à Dieu : « Si quelqu’un manque de sagesse, qu’il la demande à Dieu, lequel donne à tous avec profusion et sans faire de reproche ; et elle lui sera donnée[3]Jc 1, 5. »
Prions le Christ de nous l’accorder. Amen.