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Les trois tentations selon Dostoïevski

Désert de Judée / Wikimedia
Entre Jéricho et Jérusalem, s’étend une terre aride, montagneuse, escarpée : le désert de Judée. Dans ce lieu isolé de toute vie, le Seigneur va être éprouvé par Satan, comme autrefois le peuple hébreu, dans un autre désert. Dans Les frères Karamazov, Dostoïevski a magistralement revisité la triple tentation : suivons le pour entrer, d’une façon originale, dans la compréhension des Écritures[1]L’interprétation que nous proposons ici n’est bien sûr pas la seule, c’est là toute la richesse insondable des textes évangéliques. St Ignace de Loyola, par exemple, propose quant à lui … Continue reading.

 

Les trois grandes tentations de l’humanité

Dans un célèbre passage du roman, Dostoïevski imagine le retour du Christ sur Terre, « passant parmi les hommes », et met en scène son procès, mené par un vieux cardinal qui reproche au Christ d’avoir échoué dans son rôle de Messie. Le monologue de ce « Grand Inquisiteur » reprend la triple tentation : si le Christ, à l’aube de sa vie publique, avait cédé aux suggestions de Satan, il aurait apporté la paix et le bonheur sur la terre. En résistant, il a refusé de donner aux hommes ce qu’ils attendaient réellement : du pain, un guide, et la paix. Le résultat de ce refus, c’est que les malheureux souffrent, les innocents meurent, et l’humanité se déchire : tout cela, par sa faute.

Pour Dostoïevski, Satan n’a pas tenté Jésus comme il aurait tenté n’importe quel autre homme : il le tente dans son rôle de Messie, en suggérant au Christ de modifier son message pour l’adapter aux faiblesses et aux désirs des hommes : « Si tu es le Messie, le Fils de Dieu, voilà ce que tu dois faire pour attirer les hommes à toi, car les hommes, je les connais, avec toute leur charnelle et épaisse humanité : donne-leur du pain à satiété pour contenter leurs sens, séduis-les par des prodiges pour les fasciner, donne-leur une paix terrestre dans un royaume dont tu seras roi : alors ils te suivront, et t’adoreront, car  ils ne désirent rien d’autre que cela : le reste, la Parole de Vérité, le Pain du Ciel, la foi libre, le Ciel, tout cela ne les intéresse pas. »

Ainsi, et c’est toute la richesse de l’interprétation de Dostoïevski, les tentations du Christ sont comme un miroir des attentes de l’humanité, telles que les imagine le démon. Sommes-nous capables de désirer plus que du pain et un bonheur terrestre ? Le Christ a-t-il surestimé nos capacités, en refusant la facilité de flatter nos bas instincts, en faisant appel à notre liberté d’aimer, en nous proposant une destinée surnaturelle ? C’est ce que pense le Grand Inquisiteur – démon des temps modernes : « Tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves ; l’homme a été créé plus faible et plus vil que tu ne le pensais. Tu as trop exigé de lui[2]F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, traduction d’Elisabeth Guertik, Le livre de Poche, 2017, p. 404.. » Toute la question est là : ferons-nous, avec la grâce, « mentir le démon », ou sommes-nous condamné à suivre nos désirs les plus vils, et les plus charnels ?

 

Première tentation : de quoi avons-nous vraiment faim ?

On pourrait résumer ainsi la première tentation de Satan au Christ : « Transforme ces pierres en pain ! Les hommes n’ont que faire de ton message de Vérité, donne-leur simplement de quoi satisfaire toujours leurs attentes sensibles, qui restent à jamais charnelles : là, ils te suivront ! » Dans un pays aussi rocailleux que la Terre Sainte, celui qui sait transformer les pierres en pain a toutes les chances de percer ! C’est pourquoi le Grand Inquisiteur est incapable de comprendre pourquoi Jésus a résisté :

Tu veux aller dans le monde et Tu y vas les mains vides, avec une promesse de liberté. […] Vois-Tu ces pierres dans le désert nu et incandescent ? Change-les en pains et l’humanité se précipitera pour Te suivre, tel un troupeau reconnaissant et docile, bien que tremblant toujours que tu ne retires ta main et qu’il ne cesse de recevoir Tes pains. Tu as répliqué que l’homme ne vit pas seulement de pain…[3]F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 399.

 
Christ’s temptation – mosaic in Monreale Cathedral / domaine public

La question que nous pose la première tentation est  : que désirons-nous vraiment ? La jouissance des sens, ou la liberté qu’apporte la Parole de Dieu ? De quoi avons-nous vraiment faim ? Le grand inquisiteur a tranché : « Tu leur as promis le pain du ciel, mais est-il comparable au pain de la terre, aux yeux de la race humaine faible, éternellement dépravée et éternellement ingrate ?[4]F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 400. » Pour lui, l’homme n’est pas capable de se hisser au-dessus des désirs sensibles : Jésus en demande trop. « Asservissez-nous plutôt, mais donnez-nous à manger ![5]F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 400. », s’écrit le Grand Inquisiteur, comme autrefois le démon, pensant parler en notre nom à tous. Cri terrifiant…

A la piètre idée que Satan se fait de l’humanité, le Christ répond  de façon cinglante : « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »  Ce rappel, salutaire, de la haute vocation de l’homme, le Christ le tire – comme les deux autres réponses qui suivront d’ailleurs – du livre du Deutéronome : c’est le même rappel que Dieu fit au peuple hébreu lorsque celui-ci, affamé dans le désert, se mit à regretter le temps de la captivité.

Ce rappel divin nous apprend que le jeûne a pour but d’éveiller en nous une autre faim que la faim charnelle, une faim de Dieu et de sa Parole, seul aliment capable de nous combler vraiment :

L’Éternel t’a fait souffrir de la faim, et il t’a nourri de la manne, que tu ne connaissais pas et que n’avaient pas connue tes pères, afin de t’apprendre que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais que l’homme vit de tout ce qui sort de la bouche de l’Éternel[6]Dt 8, 3.

Il faut réveiller cette faim surnaturelle, pour faire mentir le démon.

 

Deuxième tentation : Pourquoi suivons-nous le Christ ?

La deuxième tentation est plus subtile … Résumons, dans l’esprit de Dostoïevski : « Vois la foule qui s’amasse aux portes de la ville : saute du pinacle du Temple, devant eux ! Les hommes n’ont que faire de cette foi libre et obscure que tu leur proposes, fais des prodiges retentissants, car il n’y a que cela qui marche pour qu’ils te suivent ! »

Temptation of Christ (mosaic in basilica di San Marco)

 

Satan propose une démonstration de puissance, grâce à laquelle les hommes le suivront, non par amour ni par foi, mais voyant en lui un homme extraordinaire, fascinant, qui peut leur apporter tout ce qu’ils demandent. Dostoïevski  repère là encore un des grands maux de l’humanité, un des grands ennemis de la foi et donc du Christ : la capacité de l’homme à être séduit par la nouveauté, par le spectaculaire, par ce qui est hors du commun. Du phénomène de mode à la « starification », de l’adulation des hommes au totalitarisme, c’est toujours le même procédé qui se met en place, et les récits sur l’Antéchrist nous révèlent que c’est ainsi qu’il agira, flattant l’appétit des hommes pour le sensationnel et le prodigieux. Saint Paul déjà craignait que les hommes ne « se détournent de la Vérité pour se tourner vers les fables, afin de satisfaire leur démangeaison d’entendre. » 

Cette « faiblesse » humaine pourrait sembler anodine : pourtant, c’est sans doute celle qui a fait le plus de mal au christianisme depuis l’époque moderne. La science et la technique ont remplacés, aux yeux des hommes, les « miracles » du christianisme : et l’adhésion, la fascination a changé de camp.

Examinons-nous : pourquoi suivons-nous le Christ ? Notre foi en lui est parfois fondée sur des bases bien faibles : nous le suivons parce que nous attendons quelque chose de lui, nous le suivons en esclaves, quémandant le miracle pour notre bien personnel, faisant de notre religion un médicament. Si le miracle attendu ne vient pas, si un autre le propose, alors l’homme se détourne du Christ, « il s’incline devant le miracle du charlatan, la sorcellerie de bonne femme », car en fait, selon le Grand Inquisiteur, « c’est moins Dieu que les miracles que recherche l’homme[7]F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 404. ».

Jésus refuse une fois de plus cette solution de facilité, car il ne veut pas fonder notre attachement à lui sur cette fascination tellement humaine, et donc tellement volage : le Christ est tout sauf une « star » qui passe, éphémère. Le grand Inquisiteur le lui reproche vertement :

Tu n’a pas voulu asservir l’homme par le miracle, Tu avais soif de foi libre […] Tu désirais ardemment un amour libre et non les extases serviles de l’esclave devant la puissance qui l’a terrifiée une fois pour toutes[8]F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 404..

L’adhésion au Christ est exigeante : elle passe par la foi obscure, par l’amour libre et non par la séduction fallacieuse : c’est toute sa noblesse, et donc aussi sa force et sa solidité. « Tu plaçais au dessus de tout la liberté de leur foi[9]F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 397. », lui reproche son contradicteur. C’est à un appronfondissement de notre foi, et de ses motifs surnaturels, que nous sommes appelés.

La réponse du Christ à Satan – « tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » – nous conforte encore dans cette interprétation, certes originale, de la seconde tentation. Jésus cite en effet, à nouveau, le Deutéronome, qui fait référence à un épisode célèbre de l’Exode, le « miracle » de Massa (en Ex 17), durant lequel le peuple hébreu tenta Dieu, exigeant un miracle – faire jaillir l’eau du rocher – pour continuer de le suivre. Ils font du chantage à Dieu, lui demandant de prouver qu’ils ont raison de lui faire confiance : « Le Seigneur est-il au milieu de nous, oui ou non ?[10]Ex 17, 7. », disent-ils à Moïse : prouve-nous que nous avons raison de te suivre ! Dieu s’exécute, mais comme à regret : il ne veut pas être suivi pour les miracles qu’il opère, mais dans la foi et l’amour libre : « Vous ne mettrez pas le Seigneur votre Dieu à l’épreuve, comme vous l’avez fait à Massa.[11]Dt 6, 16. »

Et nous, sur quoi se base notre foi en Dieu ? Le suivons-nous uniquement pour le bien qu’il nous apporte, ou plutôt pour Lui-même ?

 

Troisième tentation : quel est le but de notre vie ?

La troisième tentation peut se résumer ainsi : « « les hommes n’ont que faire de l’attente du Ciel, et de la paix éternelle promise, donne-leur tout de suite un royaume terrestre dont tu seras le roi, réponds à leur désir de bonheur, établis ta paix sur la terre ! »

La destruction des idoles et la tentation du Christ – église Saint Aignan de Brinay / wikimedia

Il faut connaître les aspirations messianiques du peuple hébreu, à l’époque du Christ pour comprendre toute la portée de cette ultime épreuve dans l’interprétation de Dostoïevski. Satan propose à Jésus de réaliser leur attente profonde : rétablir la royauté et donc la paix en Israël.

Tu pouvais prendre alors le glaive de César, pourquoi as-Tu repoussé ce dernier don ? […] Si Tu avais accepté le monde et la pourpre de César, Tu aurais fondé le royaume universel et donné la paix à l’univers[12]F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 409..

Derrière l’aspiration historique d’un peuple à un royaume autonome et paisible, gît en réalité le désir transhistorique de l’humanité d’édifier un paradis sur la terre : une paix durable et universelle, une nouvelle Tour de Babel. En tentant Jésus de cette manière, le démon nous montre la piètre idée qu’il a de nous : pour lui, nous sommes incapables de désirer plus qu’une paix terrestre. Lui donnerons-nous raison ?

A l’heure ou pour certains, le but ultime de la vie semble être de bâtir une immense fraternité humaine, une paix universelle, le Christ nous rappelle qu’il n’y aura de paix qu’une fois le mal banni, à la fin du Monde. Aucun désir de fraternité, aussi louable soit-il, ne peut être bâti sur un mensonge, l’oubli de Dieu et du Christ. Car le royaume paisible que le démon propose, c’est celui où l’on accepte de s’agenouiller devant lui et de l’adorer ; c’est celui de la « tolérance » du mal et du péché, de l’oubli de la morale, de l’acceptation du vice et de l’erreur, du relativisme. Pour le Grand Inquisiteur, c’est de cet ultime refus du Christ que proviennent guerres, divisions, et souffrances humaines. Le Christ est le trouble-fête, qui empêche la belle unité du genre humain. Propos si actuels ! Le Christ a troqué un paradis terrestre concret et immédiat pour un Paradis céleste inatteignable ! Alors le Grand Inquisiteur, qui se révèle enfin comme étant le Satan moderne, se propose de réaliser lui-même ce que le Christ a refusé de faire :

Le troupeau se reformera et se soumettra, cette fois pour toujours. C’est alors que nous leur donnerons un bonheur tranquille et humble, un bonheur qui sera à la taille de ces êtres qui ont été créés faibles. […] nous leur permettrons aussi le péché : ils sont faibles et ils nous aimeront comme des enfants à cause de cela[13]F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 409..

Derrière cette illusion d’un « bonheur tranquille et humble, un bonheur à la taille de ces êtres faibles », c’est-à-dire un paradis sans Dieu – péché démoniaque par excellence[14]C’est tout le thème du péché de l’Ange : refusant l’appel divin, Satan méprise le bonheur éternel que Dieu lui propose parce que c’est un bonheur qui le dépasse, qui n’est pas à sa … Continue reading -, se cache l’ultime tentation, celle de l’idolâtrie. Idolâtrer, c’est décider de remplacer Dieu par une réalité plus petite que Lui : ici, le bonheur terrestre ultime en lieu et place de la béatitude éternelle. Plutôt que d’ouvrir notre désir à la hauteur de la proposition divine, nous réduisons la divinité à la petitesse de nos attentes.

Mais l’homme n’est pas fait pour les idoles et les paradis artificiels sur mesure ; sa fin, c’est Dieu, et c’est ce que Jésus réplique à Satan : « C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, à lui seul tu rendras un culte ». Jésus cite le verset de Dt 6, 13, qui fait directement référence à la troisième chute des hébreux dans le désert : l’adoration du veau d’or. Yahvé est remplacé par une idole faite de mains d’hommes, comme le désir du Ciel est remplacé par des attentes purement humaines. En écoutant le rappel divin, souvenons-nous que nous sommes faits pour Dieu, et détruisons ces idoles terrestres que Satan voudrait nous voir adorer à la place du Seigneur :

Tu craindras l’Éternel, ton Dieu, tu le serviras, et tu jureras par son nom.  Vous n’irez point après d’autres dieux, d’entre les dieux des peuples qui sont autour de vous ; car l’Éternel, ton Dieu, est un Dieu jaloux au milieu de toi[15]Dt 6, 13-15

Conclusion

Devant les accusations du Grand Inquisiteur, le Jésus de Dostoïevski se tait : « Jesus autem tacebat ». Il se tait car il a déjà répondu ; cela fait 2000 ans qu’il a répondu, et ces trois paroles, prononcées par lui dans le désert de Judée, échos d’autres paroles déjà prononcée par lui (car il est le Verbe) il y a 3500 ans dans un autre désert, demeurent et suffisent. La méditation des trois réponses du Christ nous permettra de « faire mentir le démon » et de dépasser nos basses attentes terrestres par un plus grand désir, celui de Dieu.

Jésus donc se tait ; il s’approche en silence de l’inquisiteur, et tout à coup, il l’embrasse. « C’est là sa seule réponse[16]F.Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 409.. »

 

« Alors le démon le quitta ».

Références

Références
1 L’interprétation que nous proposons ici n’est bien sûr pas la seule, c’est là toute la richesse insondable des textes évangéliques. St Ignace de Loyola, par exemple, propose quant à lui d’y voir les trois degrés de tentation chez l’homme : « Le premier degré de la tentation, ce sont les richesses ; le second, les honneurs ; le troisième l’orgueil ». St Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n°142.
2 F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, traduction d’Elisabeth Guertik, Le livre de Poche, 2017, p. 404.
3 F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 399.
4, 5 F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 400.
6 Dt 8, 3
7, 8 F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 404.
9 F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 397.
10 Ex 17, 7.
11 Dt 6, 16.
12, 13 F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 409.
14 C’est tout le thème du péché de l’Ange : refusant l’appel divin, Satan méprise le bonheur éternel que Dieu lui propose parce que c’est un bonheur qui le dépasse, qui n’est pas à sa portée, et qu’il aurait dû recevoir de Dieu, comme un enfant ; et il se fixe sur un bonheur qui est moindre, un bonheur à sa mesure, mais qui est atteignable et qu’il peut se donner à lui-même sans dépendre de Dieu : il prend pour fin de toute chose sa propre excellence.
15 Dt 6, 13-15
16 F.Dostoïevski, Les frères Karamazov, p. 409.
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