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Les origines de la Fraternité Saint-Pierre

Le 11 février 2022, le pape François confirmait par décret  la Fraternité Saint-Pierre dans sa vocation propre. Quelques semaines auparavant, l’abbé Joseph Bisig, un des fondateurs de la FSSP, avait accordé à notre revue Tu es Petrus un entretien dans lequel il évoquait ses souvenirs de la fondation de la Fraternité Saint-Pierre en 1988. Les lignes qui suivent, relues à la lumière du récent décret, manifestent une providentielle continuité : de 1988 à 2022, trois pontificats ont reconnu que la Fraternité Saint-Pierre avait sa place dans l’Église avec son identité propre : fidélité aux traditions liturgiques tridentines et fidélité au Saint-Siège.

 

 

Abbé Quentin Sauvonnet : Monsieur l’abbé, onze ans avant la fondation de la Fraternité Saint-Pierre, vous avez été ordonné prêtre en 1977 dans la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X. Comment avez-vous vécu la situation de suspens a divinis de 1976 à 1988 ?

 

Abbé Joseph Bisig : Il faut remarquer que la suspens a divinis en 1976 de Mgr Lefebvre n’était que la conséquence de la persécution injuste préalable du séminaire international d’Écône et de la Fraternité Saint-Pie-X (FSSPX). Celle-ci commence dès 1973 – on parle alors dans les medias de « séminaire sauvage » malgré les approbations ecclésiastiques – et culmine dans la suppression de cette même Fraternité le 6 mai 1975, l’année sainte de la « réconciliation » ! Malgré quelques signes précurseurs négatifs, nous, les séminaristes d’Écône, étions très choqués par cette mesure draconienne, surtout après la visite canonique effectuée par Rome en novembre 1974 qui avait été généralement jugée positive.

Certes, certains propos des visiteurs lors de la visite avaient suscité le scandale de Mgr Lefebvre, mais non le rapport de leur visite. L’un d’entre eux, Mgr Descamps, s’est dans la suite exprimé positivement sur le séminaire auprès de représentants de l’Union européenne à Bruxelles, tandis qu’un autre, pendant la visite elle-même, s’est déclaré devant un professeur « satisfait à 99%[1] Mgr Tissier de Mallerais, Marcel Lefebvre, the biography, Angelus Press, 2002, p. 479 ».

Nous étions particulièrement attristés de voir que cette suppression ne mettait pas seulement en danger l’existence de la Fraternité mais également la survie de la tradition de la liturgie romaine elle-même dans l’Église. Par la marginalisation de la FSSPX, la liturgie traditionnelle était, ipso facto, également marginalisée et courait le risque de rester pour toujours dans un ghetto, sans être accessible à tous les catholiques !

Mgr Lefebvre a déposé sans tarder un recours à Rome qui a été immédiatement arrêté par la Secrétairerie d’État. Le cardinal Villot a en effet interdit au cardinal Staffa, préfet de la Signature apostolique, de l’accepter, alléguant que la décision de supprimer la FSSPX aurait été approuvée personnellement par le Pape. Mgr Lefebvre a formulé d’ailleurs un deuxième recours, en demandant la preuve de la décision du Pape « in forma specifica ». Il n’a jamais reçu de réponse[2] Ibidem, p. 482..

Dans une atmosphère d’expériences liturgiques continuelles et souvent illégales, au moins au moment de leur initiative[3]En Suisse, dans les années qui suivirent immédiatement le Concile, on qualifiait ces initiatives illégales validées après coup « d’obéissance à l’avance » ! [Note de l’abbé Joseph … Continue reading – comme la communion dans la main, la messe face au peuple, les lectures, oraisons et prières eucharistiques non approuvées, etc. –, Mgr Lefebvre n’a demandé au pape Paul VI que de lui laisser faire « l’expérience de la Tradition », ce qui lui a été strictement interdit ! Ce n’est que par le motu proprio Ecclesia Dei et encore plus amplement par Summorum Pontificum que ce rêve de Mgr Lefebvre s’est finalement réalisé.

Ce rêve était également le mien depuis mon temps de jeune séminariste, lorsque la FSSPX avec son séminaire étaient illégalement supprimés.

En face des injustices manifestes dans le « procès » contre Mgr Lefebvre et sa Fraternité, je ne me suis jamais posé sérieusement la question de devoir quitter ma famille religieuse, même après ma déposition comme recteur du séminaire à Zaitzkofen en 1986. En effet, je m’opposais alors ouvertement aux sacres d’évêques envisagés par Mgr Lefebvre, si besoin même contre la volonté du Pape. Je suis resté, d’ailleurs, avec l’accord explicite de Mgr Lefebvre, comme assistant dans le conseil général de la FSSPX[4]Au chapitre général de 1982, j’ai été élu troisième assistant de Mgr Lefebvre, aux côtés de l’abbé Franz Schmidberger, premier assistant et successeur désigné de Mgr Lefebvre comme … Continue reading. J’ai ainsi pu favoriser l’accord avec Rome, qui a été conclu le 5 mai 1988, en la fête du saint pape Pie V.

J’avoue que pendant les onze ans passés comme prêtre dans la FSSPX je sentais de plus en plus, comme d’ailleurs beaucoup de mes confrères, le besoin urgent de régulariser notre situation canonique. Ayant été amené, comme professeur au séminaire, à étudier plus profondément les principes de l’ecclésiologie catholique, je comprenais toujours mieux cette nécessité. Nous étions dans la FSSPX de plus en plus dans le danger de nous contenter et même de nous réjouir de notre situation d’indépendance, et de croire qu’il était possible de séparer dans l’Église le pouvoir de gouvernement du pouvoir de sanctification et finalement d’imaginer deux « Rome ». Une pensée, qui pouvait nous amener peu à peu dans une situation schismatique. Ceci est évidemment inadmissible ; il n’y a qu’une seule Église visible, qui n’est pas le Pape, mais qui est là où est le Pape : Ubi Petrus, ibi Ecclesia !

 

 

Abbé Q. S. : Comment dans ce contexte, vu votre poste d’assistant de Mgr Lefebvre, avez-vous perçu le protocole d’accord  du 5 mai 1988 ? Une concession nécessaire ou une avancée notable ?

 

Abbé J. B. : Je n’étais pas membre de la commission théologique mixte constituée entre la Curie et la FSSPX pour élaborer un protocole d’accord, mais il me semblait clair que cet accord était un vrai compromis, où les deux parties en présence avaient dû faire quelques concessions.

D’une part, le Vatican, en renonçant à la reconnaissance de la légitimité des réformes liturgiques (on se limitait à la validité) et à une acceptation non différenciée du concile Vatican II. Ce dernier point était, si je me souviens bien, crucial pour le succès de l’accord. C’est le Père Duroux o.p., consulteur à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, qui trouva finalement la bonne solution à ce problème : on demandait à Mgr Lefebvre de reconnaître l’autorité du magistère de l’Église telle qu’elle était décrite dans le n°25 du décret conciliaire Lumen Gentium

Mgr Lefebvre, pour sa part, faisait une concession notable en acceptant la légalité du nouveau Code de droit canonique. En effet, en 1983, il ne voulait pas que, dans ses séminaires, ce code soit enseigné aux étudiants. Il acceptait également de ne consacrer qu’un seul évêque et non pas quatre, ainsi que d’autres points moins fondamentaux.

Dans un premier temps, cet accord fut salué avec joie, comme le fruit de prières et sacrifices multiples demandés à nos membres et à nos fidèles. Mais lorsque Mgr Lefebvre annonça qu’il n’allait pas suivre ce protocole, mais prévoyait de consacrer quatre évêques le 30 juin suivant, les critiques se multiplièrent parmi les confrères.  On mettait surtout en doute l’honnêteté de la promesse de Rome d’accorder le mandatum pour consacrer un évêque, choisi parmi les membres de la FSSPX. Le cardinal Ratzinger confirma cette promesse dans une lettre du 30 mai 1988, assurant Mgr Lefebvre, de la part du pape Jean-Paul II, qu’il pourrait consacrer un évêque pour la FSSPX au plus tard le 15 août suivant. Tragiquement, Mgr Lefebvre, après tant d’années de combat et de persécutions injustes, avait perdu confiance en Rome. Lorsque, le 5 juillet, nous avons rencontré, à Rome, le cardinal Ratzinger, après les consécrations du 30 juin, il nous consola en disant : « Ce schisme tragique n’est pas seulement la faute de Mgr Lefebvre, mais également la faute d’ecclésiastiques ici ! »

 

 

Abbé Q. S. : Pouvez-vous nous décrire vos attentes et intentions lorsque vous vous êtes rendus à Rome avec d’autres confrères au moment des sacres ?

 

Abbé J. B. : J’avoue que j’étais très pessimiste en allant à Rome pour essayer de fonder une société de prêtres avec le privilège de maintenir la liturgie traditionnelle. Mes deux recteurs de séminaire, à Écône, avaient essayé tous les deux de façon indépendante et en des années différentes la même chose en quittant Mgr Lefebvre, et ils n’avaient jamais réussi. J’en avais tiré une leçon : ne jamais quitter Mgr Lefebvre et sa Fraternité ! Mais après les sacres d’évêques du 30 juin 1988 contre la volonté du pape, nous n’avions pas le choix. Du point de vue purement humain, j’étais assez désespéré. En allant à Rome en ce mois de juillet 1988, l’abbé Denis Coiffet, un de nos fondateurs, et moi-même plaisantions en disant, non sans un certain humour noir : « Si nous ne réussissons pas avec notre fondation, nous pourrons toujours devenir chauffeurs de taxi à Rome. »

Souvent les anciens confrères de la FSSPX reprochent aux fondateurs de la FSSP d’avoir été trop naïfs, se laissant séduire par les promesses du pape contenues dans le motu proprio Ecclesia Dei. Ce n’était pas mon cas : j’ai appris la publication de ce motu proprio par la radio en conduisant ma voiture, après avoir déjà quitté mon apostolat de la FSSPX à Überlingen pour rejoindre une première réunion de possibles fondateurs dans un village près de Vienne en Autriche. Le motu proprio faisait certainement naître quelques espoirs, mais je restais très critique. Je n’excluais pas du tout l’hypothèse, défendue par Mgr Lefebvre et de nombreux anciens confrères, que ce motu proprio ne fût qu’un piège de Rome pour diviser et affaiblir la FSSPX, et que la nouvelle Fraternité sacerdotale Saint-Pierre (FSSP) serait supprimée au plus tard après trois ans. Mais je pense qu’il fallait essayer ; notre but n’était évidemment pas la destruction de la FSSPX ; notre but était et est toujours de travailler pour l’unité de l’Église et pour la fidélité à la Tradition dans l’Église.

 

 

Abbé Q. S. : Qui a eu l’initiative dans les propositions : Rome ou nos fondateurs ?

 

Dans nos premières rencontres avec les cardinaux Augustin Mayer et Joseph Ratzinger, nous avons présenté notre déclaration d’intention  que nous avions composée et signée auparavant. Voici quelques parties essentielles de cette « Déclaration » :

 En tant que « pars sanior » de la Fraternité Saint Pie X, ils [les membres soussignés de la FSSPX] demeurent dans la Sainte Église catholique, et n’ont qu’un désir, celui de vivre dans l’Église et de travailler pour Elle, en tant que société religieuse soumise à l’autorité de son chef, le Pontife romain. […]

Ils expriment leur espérance d’être érigés canoniquement par les autorités ecclésiastiques compétentes, afin de réaliser leur vocation particulière, de pouvoir se consacrer au soin des âmes, en particulier la formation de prêtres dans un esprit authentiquement catholique, et à ce sujet, de pouvoir célébrer le culte divin selon les directives d’une Tradition immémoriale.

À ma grande surprise, cette déclaration d’intention pour notre fondation fut très positivement reçue par les cardinaux. Mgr Perl, secrétaire du cardinal Mayer, président de la Commission Ecclesia Dei, nous indiqua la marche à suivre : « C’est à vous de fonder. Nous, nous approuverons ce que vous nous soumettrez. » Les fondateurs se réunirent alors pour un chapitre de fondation. Ils y discutèrent et déterminèrent les constitutions de la société, qui furent soumises à l’approbation du Saint-Siège.

Le Saint-Père Jean-Paul II, que nous avons pu rencontrer brièvement le 6 juillet, était heureux d’entendre que nous voulions placer notre Fraternité sous le patronage de saint Pierre, prince des apôtres. Du 4 au 7 juillet 1988 nous avons eu de nombreuses discussions avec des prélats de la Curie, et à ma grande joie, jamais nos buts essentiels, à savoir la formation traditionnelle des futurs prêtres et la liturgie traditionnelle ont été l’objet de la moindre dispute.  Il en était de même pour la reconnaissance du droit pontifical de notre future fondation : cela nous a été promis sans que nous ayons eu à le demander spécialement ; notre fondation avait ainsi, dès le début, l’avantage d’être très internationale. Et même la question de l’évêque à consacrer, concédé à Mgr Lefebvre pour des « raisons pratiques et psychologiques » selon les termes du protocole d’accord, a pu être discutée lors de ces entretiens. J’étais très heureux de constater, que c’était finalement la seule question qui restait disputée, d’ailleurs plus entre nous qu’avec les autorités romaines[5]Nous nous demandions en effet, si cet évêque devait être choisi parmi les fondateurs ou si nous devions plutôt proposer comme candidat un prêtre de notre confiance, plus âgé et … Continue reading.

 

 

Abbé Q. S. : Quelle place a tenu le protocole d’accord dans les discussions qui ont abouti à la création de la Fraternité Saint-Pierre ?

 

Abbé J. B. : Le protocole d’accord a été littéralement fondamental : il est à la base de notre nouvelle société. Nous l’avons clairement exprimé dans notre déclaration d’intention du 2 juillet 1988 :

Avec grande satisfaction, ils considèrent les propositions présentées généreusement par l’Église à la Fraternité Saint-Pie-X dans le Protocole d’accord du 5 mai 1988, comme le fondement d’un avenir fructueux et indubitablement catholique de leur société.

C’est pourquoi, comme je le dis souvent dans mes conférences sur l’histoire de notre Fraternité, je ne me considère pas avec mes douze confrères, comme un véritable fondateur : nous n’avons fait que continuer la Fraternité Saint Pie X dans l’Église, grâce au protocole d’accord, signé par Mgr Lefebvre et le cardinal Ratzinger. Cela se vérifie dans nos Constitutions qui reprennent celles de la FSSPX, où sont bien formulées les finalités adaptées à la crise actuelle dans l’Église. 

 

 

Abbé Q. S. : Était-il alors évoqué l’obligation de célébrer le novus ordo ?

 

Abbé J. B. : C’est ce qui m’a étonné et réjoui le plus, pendant ces jours à Rome au début de juillet 1988 : personne à la Curie ne nous parlait d’une telle obligation. Tout au contraire : on nous facilita immédiatement la célébration de la liturgie de 1962 dans les églises de Rome. C’est ainsi que nous avons reçu dès le 6 juillet des « celebret » bien exceptionnels, signés par les cardinaux Ratzinger et Mayer !

Lorsque, par la suite, certains évêques tentèrent d’exiger de nos prêtres la concélébration dans le nouveau rite, je conseillais aux confrères d’assister au chœur en surplis à ces cérémonies, surtout le Jeudi Saint, et d’y recevoir la sainte communion. Le cardinal Ratzinger était bien d’accord avec moi sur ce point : une telle communion sacramentelle constituait un signe sans équivoque de communion ecclésiale et exprimait évidemment notre reconnaissance de la validité du novus ordo.

 

 

Abbé Q. S. : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les questions doctrinales ? Vous a-t-on accordé ce point du protocole d’accord qui avait été octroyé à Mgr Lefebvre ?

 

J’avoue que j’étais très surpris – en bien – de constater à quel point plusieurs de nos interlocuteurs à Rome étaient, dès le début de notre fondation, très ouverts pour des critiques constructives au sujet du Concile et des réformes qui en suivirent. Dans ce contexte je me souviens particulièrement de bonnes discussions avec le R. P. Duroux o.p. sur le décret sur la liberté religieuse Dignitatis Humanae. Et même dans nos discussions avec des cardinaux de la Curie, nous avons pu constater beaucoup de compréhension au sujet de nos critiques sur l’œcuménisme et sur la façon dont il est pratiqué actuellement dans l’Église.

Cette liberté de ton était, là encore, un fruit du protocole d’accord :

 À propos de certains points enseignés par le concile Vatican II ou concernant les réformes postérieures de la liturgie et du droit, et qui nous paraissent difficilement conciliables avec la Tradition, nous nous engageons à avoir une attitude positive d’étude et de communication avec le Siège apostolique, en évitant toute polémique.

  Source : Joseph Bisig, « Les origines de la Fraternité Saint-Pierre : le témoignage d’un fondateur », TEP 33 (2022), p. 36-43.
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Références

Références
1 Mgr Tissier de Mallerais, Marcel Lefebvre, the biography, Angelus Press, 2002, p. 479
2 Ibidem, p. 482.
3 En Suisse, dans les années qui suivirent immédiatement le Concile, on qualifiait ces initiatives illégales validées après coup « d’obéissance à l’avance » ! [Note de l’abbé Joseph Bisig]
4 Au chapitre général de 1982, j’ai été élu troisième assistant de Mgr Lefebvre, aux côtés de l’abbé Franz Schmidberger, premier assistant et successeur désigné de Mgr Lefebvre comme supérieur général, et de l’abbé Paul Aulagnier, deuxième assistant. Lorsque Mgr Lefebvre renonça en 1983 à sa charge de supérieur général, je suis devenu deuxième assistant de l’abbé Schmidberger. [Note de l’abbé Joseph Bisig]
5 Nous nous demandions en effet, si cet évêque devait être choisi parmi les fondateurs ou si nous devions plutôt proposer comme candidat un prêtre de notre confiance, plus âgé et expérimenté… [Note de l’abbé Joseph Bisig]
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