L’Europe s’est réveillée il y a quelques jours dans une triste ambiance : les obus pleuvent à nouveau, l’Ukraine se déchire sous pression russe. Pourtant les premiers actes hostiles et les premiers tirs ne visaient pas des objectifs strictement militaires. Depuis quelques années déjà une bataille fait rage entre Kiev et Moscou, où les munitions ne sont pas des missiles Grad ou Katioucha mais des excommunications.
Kiev : porte d’entrée du christianisme
Kiev revêt une importance cruciale dans l’histoire de l’introduction du christianisme à l’est de l’Europe et dans les territoires russes. C’est par cette ville, la plus ancienne de Russie, stratégiquement placée au carrefour des routes reliant la Baltique à Constantinople, que les premiers contacts sont établis à la fin du premier millénaire avec les rudes populations des steppes. Le christianisme s’y implante peu à peu au Xe siècle sous influence byzantine et arménienne. Il s’impose finalement en 989 avec la conversion du prince Vladimir et le baptême commun des kiévites dans le grand fleuve ukrainien, le Dniepr. Vladimir fait un premier choix aux conséquences importantes en se tournant vers Byzance plutôt que vers l’Occident pour christianiser sa population.
Kiev connaît bientôt l’apogée de son rayonnement et de sa puissance. Sous la houlette du patriarche de Constantinople, le Métropolite de Kiev était à la tête d’un territoire immense, gouverné par l’entremise de nombreux évêques suffragants. Alors que les tensions montent entre la chrétienté latine et l’Orient, Kiev se trouve au cœur de luttes d’influence importantes ; sous influence byzantine, l’hostilité à l’encontre de l’Occident s’accroît peu à peu.
Éclipse de Kiev, ascension de Moscou
Cependant la ville est détruite au XIIIe siècle par l’invasion mongole, et sa reconstruction dans les siècles qui suivent la place cette fois dans la sphère d’influence du grand royaume qui la borde à l’Ouest, regroupant la Lituanie et la Pologne sous la houlette de la dynastie Jagellon. La destruction de la ville et l’aura croissante des latins conduisent les métropolites orthodoxes à quitter Kiev pour Moscou.
Au XVe siècle, alors que les tentatives de réconciliation esquissées par les papes au concile de Florence rencontrent un écho positif à Kiev, l’intransigeance de Moscou et son opposition à tout rapprochement renforcent sa domination sur le monde orthodoxe. La capitale ukrainienne est affaiblie au même moment par l’invasion tartare, alors que la chute de Constantinople conduit les Russes à s’affirmer comme patriarcat autonome ou autocéphale, selon la théorie dite de la « troisième Rome[1]Théorie à la fois politique et religieuse attribuant à Moscou et à la Russie la mission reçue de Dieu de protéger la foi orthodoxe et les traditions antiques reçues de la Rome impériale et de … Continue reading».
Au XVIe siècle Kiev se tourne encore vers l’Occident, conduisant certains membres du clergé et fidèles orthodoxes à demander leur réunion à Rome, menant à la fondation de l’Église uniate ou Église grecque-catholique ukrainienne.
L’annexion russe et les secousses en Ukraine
Alors que les Ukrainiens tournent leurs regards vers l’Ouest, sur leurs arrières les ambitions impériales russes s’affirment de plus en plus. En 1664 Kiev et une grande partie du pays sont annexés. Les décennies qui suivent voient la partie orientale de l’Ukraine massivement russifiée, et le rattachement de l’Église orthodoxe locale au patriarcat de Moscou, contesté depuis plusieurs siècles, imposé par la force.
Les Ukrainiens essaient dès lors de profiter des remous politiques affectant leur encombrant grand frère russe pour s’émanciper de son joug. Les tentatives politiques rejaillissent fortement sur la situation religieuse, tant les deux sphères sont intimement connectées dans le contexte de l’orthodoxie. En 1917 par exemple, profitant de l’incertitude de l’issue de la Révolution russe, l’Ukraine proclame son indépendance, et l’Église orthodoxe de Kiev son autonomie. Staline imposera silence à ces prétentions dans la décennie suivante.
Les derniers développements : le schisme
La chute de l’URSS vit l’Ukraine essayer une nouvelle fois de reprendre son autonomie : Moscou reconnut en 1990 une certaine autonomie au métropolite de Kiev, qui devait cependant recevoir la bénédiction du patriarche de Moscou ; cette situation sembla inacceptable à certains, qui constituèrent alors une Église autocéphale, considérée comme dissidente et éclatant en plusieurs branches. La situation ne fut pas clarifiée dans les années qui suivirent, alors que le contexte politique, d’abord stable sous influence russe, s’envenima au milieu des années 2000, quand les dirigeants ukrainiens entreprirent un mouvement de rapprochement vers l’Europe et les États-Unis.
Le schisme eut lieu avec éclat en 2018, lorsque le patriarche de Constantinople résolut d’accorder officiellement l’autocéphalie aux orthodoxes d’Ukraine réunis en concile à Kiev en décembre pour former une nouvelle Église. La décision de Constantinople entraîna la riposte rapide de Moscou, sous la forme d’une rupture officielle de communion : interdiction de la célébration et de la prière commune au clergé et aux fidèles, interdiction d’assister aux offices de l’Église constantinopolitaine, suspension de la commémoration liturgique du patriarche Bartholomée (auparavant cité par les moscovites au canon de la messe), retrait de toutes les instances théologiques et pastorales communes. L’impressionnant arsenal déployé par le patriarche russe Cyrille ne fit pas reculer Constantinople, qui accorda à Kiev l’autocéphalie, pour la plus grande joie des dirigeants ukrainiens.
Une nouvelle étape du conflit, moins médiatisée, intervint un an plus tard, quand le patriarche d’Alexandrie, deuxième grand siège historique de l’orthodoxie, reconnut à son tour l’autocéphalie de Kiev, s’attirant les foudres russes et devenant à son tour la cible des excommunications de Moscou.
Un schisme aux multiples facettes qui prépare la crise
Comme l’escalade politique à laquelle nous assistons aujourd’hui, le conflit religieux explosant en 2018, dont Kiev était déjà le nœud, dépassa rapidement par son ampleur les frontières de l’Ukraine, menant au schisme le plus dramatique de l’orthodoxie en un millénaire. Les enjeux n’en sont pas au premier chef religieux mais bien politiques, ethniques, et encore financiers : les ressources du patriarcat de Moscou sont dépendantes pour une part importante des contributions des fidèles membres de son Église-fille ukrainienne. Des fonds importants transitent ainsi chaque année vers la Russie, sous l’œil consterné des dirigeants politiques et religieux de Kiev.
La situation ukrainienne, dont la compréhension est ardue sur le plan politique, ne l’est donc pas moins sur le front religieux, conséquence sans doute de la trop étroite imbrication des enjeux temporels et spirituels en contexte orthodoxe, héritée du fameux « césaro-papisme » byzantin.