Les Évangiles relèvent d’un genre littéraire qui n’est pas celui de l’abstraction poétique ou de la méditation métaphysique. Ils racontent une histoire. Et cette histoire est située, tant dans l’espace que dans le temps.
La recherche de la figure historique de Jésus
Il est donc possible de vérifier si ce contexte historique est compatible avec ce que nous en savons par les sources extrabibliques. On constate par exemple que 28 personnages cités dans le Nouveau Testament sont attestés en dehors de celui-ci (dont trois empereurs : Auguste, Tibère et Claude).
Beaucoup d’efforts ont été produits au cours du vingtième siècle pour dégager la figure historique de Jésus de l’interprétation théologique présentée par les Évangiles. Des « critères d’authenticité » ont été définis, pour servir à faire un tri entre l’historique et le théologique, en particulier à propos des paroles de Jésus[1]Sur les critères d’authenticité, voir par exemple : Darrell L. Bock, J. Ed Komoszewski (dir.), Jesus, Skepticism and the Problem of History: Criteria and Context in the Study of Christian … Continue reading. Cet effort a été notamment celui du Jesus Seminar aux États-Unis, ou, dans un esprit différent, du jésuite John P. Meier dans son imposante somme intitulée : « Un certain Juif, Jésus »[2]John P. Meier, Un certain Juif, Jésus, 5 volumes, Paris, Cerf, 2005-2018. De Jésus, l’auteur affirme : « son existence est une certitude » (vol. 1, p. 28). Voir aussi : T. Holmén, S.E. Porter … Continue reading. Ce dernier a rappelé qu’il faut distinguer « réel » et « historique » : on peut affirmer « des » vérités sur un personnage historique, mais on ne pourra jamais dire « la » vérité d’une personne réelle, que seul Dieu connaît. À fortiori dans le cas de Jésus, dont presque toute l’existence a été une « vie cachée »…
L’état de la recherche
Après des décennies de scepticisme, on peut affirmer que globalement, depuis la fin du vingtième siècle, la recherche académique – basée sur la critique littéraire, l’histoire et l’archéologie – a reconnu beaucoup d’éléments favorables à l’historicité des Évangiles.
Parmi beaucoup d’autres, plus ou moins scientifiques, on peut citer comme défenseur de l’authenticité un universitaire très réputé, Richard Bauckham, et son livre décisif : Jesus and the Eyewitnesses[3]Richard Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses. The Gospels as Eyewitness Testimony, Grand Rapids, Eerdmans, première édition 2006, seconde édition 2017.. Ou encore Craig Blomberg : The Historical Reliability of the New Testament, en 2016 (816 pages)[4]Craig L. Blomberg, The Historical Reliability of the New Testament : Countering the Challenges to Evangelical Christian Beliefs, Nashville, Broadman & Holman Publishers, 2016.. De même, l’impressionnant érudit Craig Keener : Christobiography: Memory, History, and the Reliability of the Gospels, en 2019 (740 pages). Keener remarque très justement que les Évangiles n’ont été écrits ni trop tôt ni trop tard : trop tard la mémoire aurait défailli, trop tôt il n’y aurait pas eu assez de recul pour comprendre ce qui était le plus important dans la vie et l’enseignement de Jésus. Il étudie minutieusement le genre littéraire de la biographie antique, et conclut que les Évangiles s’y rattachent, mais avec un souci théologique original, créant le concept de « christobiographie ». Ils doivent donc être lus avec la même crédibilité que les écrits antiques : on y trouve « un noyau historique significatif »[5]Craig S. Keener, Christobiography: Memory, History, and the Reliability of the Gospels, Grand Rapids, Eerdmans, 2019, p. 10.. Rappelons que la mémorisation était beaucoup plus développée dans l’Antiquité qu’elle ne l’est aujourd’hui et que la mémoire pouvait rester fidèle après bien des années. Il était normal pour de jeunes disciples comme les apôtres de retenir par cœur l’enseignement du maître. C’était même la base de toute éducation. Cependant, les Évangiles ne sont pas des rapports factuels précis ou des biographies scientifiques selon nos critères actuels. Les biographies antiques étaient des cadres assez souples, autorisant des adaptations et des variations, comme ceux qu’on rencontre par exemple dans les différents récits concernant la Résurrection de Jésus. Mais on en attendait la vérité historique, d’où on tirait généralement une leçon morale. Le souci principal des évangélistes reste plus théologique que strictement historique.
Citons aussi, parmi tant d’autres, le livre de Bruno Bioul en 2018 : Les Évangiles à l’épreuve de l’histoire[6]Bruno Bioul, Les Évangiles à l’épreuve de l’histoire, Perpignan, Artège, 2018. ; ainsi que la traduction en 2020 d’un livre d’un grand spécialiste anglais de critique textuelle : Peter Williams, Les Évangiles sont-ils fiables ?[7]Peter Williams, Les Évangiles sont-ils fiables ?, Lyon, Éditions Clé, 2020.. La réponse est un oui nuancé.
Des témoins crédibles
On peut mentionner encore un bibliste, Brant Pitre, auteur d’un petit livre apologétique très convaincant[8]Brant Pitre, The Case for Jesus: The Biblical and Historical Evidence for Christ, New York, Image, 2016.. Il réfute l’un des arguments majeurs des négateurs (spécialement Bart Ehrman) : l’idée reçue que les Évangiles seraient des documents anonymes, fruits tardifs d’un phénomène de « téléphone arabe ». Mais l’analogie est inepte. Le jeu enfantin du téléphone arabe est conçu pour favoriser la déformation : la phrase à transmettre est chuchotée et n’est prononcée qu’une fois, à une seule personne, le but étant de parvenir au bout d’une longue chaîne à une formulation différente, pour faire rire. Ce n’est pas du tout le processus qui a mené à la rédaction des Évangiles. Certes Jésus n’a rien écrit, mais il a enseigné comme un rabbi (dans les Évangiles, il est appelé Maître quarante fois, et Rabbi douze fois). Dès lors ses douze principaux disciples s’appliquaient à mémoriser ses paroles, et nous avons déjà remarqué que c’était l’usage pour tous les disciples d’un rabbi. Ainsi les évangélistes n’ont pas recueilli le fruit d’un long et tortueux bouche-à-oreille. Soit ils étaient des témoins oculaires (Matthieu et Jean), soit ils étaient des adjoints directs (Marc et Luc). Il n’y a pas de preuve du contraire.
De plus, Brant Pitre montre qu’il n’existe aucun manuscrit anonyme des Évangiles. Au vu de leur nombre et de la dispersion des copies, il est impossible qu’une décision tardive ait abouti à des attributions identiques d’auteurs. On remarque par ailleurs qu’ils ne sont pas de tout premier plan : un est un apôtre secondaire (Matthieu), et deux ne sont pas des apôtres (Marc et Luc). Des faussaires auraient plutôt choisi des apôtres prestigieux, comme Pierre.
Enfin on peut citer la contribution de John Bergsma[9]John Bergsma, Jésus et les Manuscrits de la mer Morte, Paris, Bayard, 2021.. Il a présenté les résultats des découvertes de Qumrân en soulignant que les ressemblances nombreuses des écrits de cette communauté probablement essénienne avec le Nouveau Testament montrent que la rédaction de ce dernier remonte bien au 1er siècle, et non pas au second. Des thèmes importants, comme la notion d’une communauté hiérarchisée, étaient présents dès le 2e siècle avant JC dans le judaïsme. Les manuscrits de Qumrân ont permis des progrès considérables dans la connaissance du judaïsme de leur temps, et cela a montré que les paroles de Jésus concernent souvent des débats bien connus de ce monde spécifique, fort différents de ceux qui auront cours plus tard dans le monde païen du deuxième siècle. Les Évangiles sont donc des écrits du premier siècle, à l’historicité crédible, même si cette époque était moins attachée que le nôtre à la précision des détails.
Sur les critères d’authenticité, voir par exemple : Darrell L. Bock, J. Ed Komoszewski (dir.), Jesus, Skepticism and the Problem of History: Criteria and Context in the Study of Christian Origins, Grand Rapids, Zondervan, 2019.
John P. Meier, Un certain Juif, Jésus, 5 volumes, Paris, Cerf, 2005-2018. De Jésus, l’auteur affirme : « son existence est une certitude » (vol. 1, p. 28). Voir aussi : T. Holmén, S.E. Porter (dir.), The Handbook of the Study of the Historical Jesus, 4 volumes, Brill, Leiden-Boston, 2011.
Richard Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses. The Gospels as Eyewitness Testimony, Grand Rapids, Eerdmans, première édition 2006, seconde édition 2017.
Craig L. Blomberg, The Historical Reliability of the New Testament : Countering the Challenges to Evangelical Christian Beliefs, Nashville, Broadman & Holman Publishers, 2016.
Jésus est-il un personnage historique ? (2/3)
Les Évangiles relèvent d’un genre littéraire qui n’est pas celui de l’abstraction poétique ou de la méditation métaphysique. Ils racontent une histoire. Et cette histoire est située, tant dans l’espace que dans le temps.
La recherche de la figure historique de Jésus
Il est donc possible de vérifier si ce contexte historique est compatible avec ce que nous en savons par les sources extrabibliques. On constate par exemple que 28 personnages cités dans le Nouveau Testament sont attestés en dehors de celui-ci (dont trois empereurs : Auguste, Tibère et Claude).
Beaucoup d’efforts ont été produits au cours du vingtième siècle pour dégager la figure historique de Jésus de l’interprétation théologique présentée par les Évangiles. Des « critères d’authenticité » ont été définis, pour servir à faire un tri entre l’historique et le théologique, en particulier à propos des paroles de Jésus[1]Sur les critères d’authenticité, voir par exemple : Darrell L. Bock, J. Ed Komoszewski (dir.), Jesus, Skepticism and the Problem of History: Criteria and Context in the Study of Christian … Continue reading. Cet effort a été notamment celui du Jesus Seminar aux États-Unis, ou, dans un esprit différent, du jésuite John P. Meier dans son imposante somme intitulée : « Un certain Juif, Jésus »[2]John P. Meier, Un certain Juif, Jésus, 5 volumes, Paris, Cerf, 2005-2018. De Jésus, l’auteur affirme : « son existence est une certitude » (vol. 1, p. 28). Voir aussi : T. Holmén, S.E. Porter … Continue reading. Ce dernier a rappelé qu’il faut distinguer « réel » et « historique » : on peut affirmer « des » vérités sur un personnage historique, mais on ne pourra jamais dire « la » vérité d’une personne réelle, que seul Dieu connaît. À fortiori dans le cas de Jésus, dont presque toute l’existence a été une « vie cachée »…
L’état de la recherche
Après des décennies de scepticisme, on peut affirmer que globalement, depuis la fin du vingtième siècle, la recherche académique – basée sur la critique littéraire, l’histoire et l’archéologie – a reconnu beaucoup d’éléments favorables à l’historicité des Évangiles.
Parmi beaucoup d’autres, plus ou moins scientifiques, on peut citer comme défenseur de l’authenticité un universitaire très réputé, Richard Bauckham, et son livre décisif : Jesus and the Eyewitnesses[3]Richard Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses. The Gospels as Eyewitness Testimony, Grand Rapids, Eerdmans, première édition 2006, seconde édition 2017.. Ou encore Craig Blomberg : The Historical Reliability of the New Testament, en 2016 (816 pages)[4]Craig L. Blomberg, The Historical Reliability of the New Testament : Countering the Challenges to Evangelical Christian Beliefs, Nashville, Broadman & Holman Publishers, 2016.. De même, l’impressionnant érudit Craig Keener : Christobiography: Memory, History, and the Reliability of the Gospels, en 2019 (740 pages). Keener remarque très justement que les Évangiles n’ont été écrits ni trop tôt ni trop tard : trop tard la mémoire aurait défailli, trop tôt il n’y aurait pas eu assez de recul pour comprendre ce qui était le plus important dans la vie et l’enseignement de Jésus. Il étudie minutieusement le genre littéraire de la biographie antique, et conclut que les Évangiles s’y rattachent, mais avec un souci théologique original, créant le concept de « christobiographie ». Ils doivent donc être lus avec la même crédibilité que les écrits antiques : on y trouve « un noyau historique significatif »[5]Craig S. Keener, Christobiography: Memory, History, and the Reliability of the Gospels, Grand Rapids, Eerdmans, 2019, p. 10.. Rappelons que la mémorisation était beaucoup plus développée dans l’Antiquité qu’elle ne l’est aujourd’hui et que la mémoire pouvait rester fidèle après bien des années. Il était normal pour de jeunes disciples comme les apôtres de retenir par cœur l’enseignement du maître. C’était même la base de toute éducation. Cependant, les Évangiles ne sont pas des rapports factuels précis ou des biographies scientifiques selon nos critères actuels. Les biographies antiques étaient des cadres assez souples, autorisant des adaptations et des variations, comme ceux qu’on rencontre par exemple dans les différents récits concernant la Résurrection de Jésus. Mais on en attendait la vérité historique, d’où on tirait généralement une leçon morale. Le souci principal des évangélistes reste plus théologique que strictement historique.
Citons aussi, parmi tant d’autres, le livre de Bruno Bioul en 2018 : Les Évangiles à l’épreuve de l’histoire[6]Bruno Bioul, Les Évangiles à l’épreuve de l’histoire, Perpignan, Artège, 2018. ; ainsi que la traduction en 2020 d’un livre d’un grand spécialiste anglais de critique textuelle : Peter Williams, Les Évangiles sont-ils fiables ?[7]Peter Williams, Les Évangiles sont-ils fiables ?, Lyon, Éditions Clé, 2020.. La réponse est un oui nuancé.
Des témoins crédibles
On peut mentionner encore un bibliste, Brant Pitre, auteur d’un petit livre apologétique très convaincant[8]Brant Pitre, The Case for Jesus: The Biblical and Historical Evidence for Christ, New York, Image, 2016.. Il réfute l’un des arguments majeurs des négateurs (spécialement Bart Ehrman) : l’idée reçue que les Évangiles seraient des documents anonymes, fruits tardifs d’un phénomène de « téléphone arabe ». Mais l’analogie est inepte. Le jeu enfantin du téléphone arabe est conçu pour favoriser la déformation : la phrase à transmettre est chuchotée et n’est prononcée qu’une fois, à une seule personne, le but étant de parvenir au bout d’une longue chaîne à une formulation différente, pour faire rire. Ce n’est pas du tout le processus qui a mené à la rédaction des Évangiles. Certes Jésus n’a rien écrit, mais il a enseigné comme un rabbi (dans les Évangiles, il est appelé Maître quarante fois, et Rabbi douze fois). Dès lors ses douze principaux disciples s’appliquaient à mémoriser ses paroles, et nous avons déjà remarqué que c’était l’usage pour tous les disciples d’un rabbi. Ainsi les évangélistes n’ont pas recueilli le fruit d’un long et tortueux bouche-à-oreille. Soit ils étaient des témoins oculaires (Matthieu et Jean), soit ils étaient des adjoints directs (Marc et Luc). Il n’y a pas de preuve du contraire.
De plus, Brant Pitre montre qu’il n’existe aucun manuscrit anonyme des Évangiles. Au vu de leur nombre et de la dispersion des copies, il est impossible qu’une décision tardive ait abouti à des attributions identiques d’auteurs. On remarque par ailleurs qu’ils ne sont pas de tout premier plan : un est un apôtre secondaire (Matthieu), et deux ne sont pas des apôtres (Marc et Luc). Des faussaires auraient plutôt choisi des apôtres prestigieux, comme Pierre.
Enfin on peut citer la contribution de John Bergsma[9]John Bergsma, Jésus et les Manuscrits de la mer Morte, Paris, Bayard, 2021.. Il a présenté les résultats des découvertes de Qumrân en soulignant que les ressemblances nombreuses des écrits de cette communauté probablement essénienne avec le Nouveau Testament montrent que la rédaction de ce dernier remonte bien au 1er siècle, et non pas au second. Des thèmes importants, comme la notion d’une communauté hiérarchisée, étaient présents dès le 2e siècle avant JC dans le judaïsme. Les manuscrits de Qumrân ont permis des progrès considérables dans la connaissance du judaïsme de leur temps, et cela a montré que les paroles de Jésus concernent souvent des débats bien connus de ce monde spécifique, fort différents de ceux qui auront cours plus tard dans le monde païen du deuxième siècle. Les Évangiles sont donc des écrits du premier siècle, à l’historicité crédible, même si cette époque était moins attachée que le nôtre à la précision des détails.
Lisez aussi : les reliques de la passion, histoire et crédibilité (notre dossier)
Références[+]