Après avoir présenté et porté sur la théorie de Darwin un regard nuancé, nous revisitons la question en dépassant le piège dialectique où l’on veut enfermer nos contemporains : création ou évolution, faut-il choisir ?
Retrouvez ici le premier article de la série : Darwin et le Darwinisme
Retrouvez ici le second article de la série : Regard critique sur la théorie de l’évolution
La création exclut le hasard
Pour saint Thomas d’Aquin[1]Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 45, a. 1., la création est « l’émanation de tout l’être à partir de la cause universelle, qui est Dieu, » à laquelle il est impossible qu’aucun être soit présupposé. La création est une action divine, qui pose quelque chose dans l’être créé selon la relation[2]Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 45, a. 3. : tout être créé demeure ainsi marqué par une relation fondamentale de dépendance à l’égard du Créateur.
Le point capital est de savoir si l’on peut penser en même temps la création par Dieu et l’absence de dessein providentiel intelligent : Dieu pourrait-il créer sans un plan déterminé, ou en visant un but immédiat qu’il laisse le soin à des facteurs indéterminés et indéterminables (les petites variations aléatoires qui se combineraient au mécanisme de sélection naturelle) de transformer en d’autres fins qu’il ne vise pas (comme un ouvrier qui assemble les éléments d’une voiture sans aucune idée de ce qu’elle deviendra ensuite).
Une telle hypothèse semble contraire à la sagesse et la puissance d’un Créateur : il créerait alors sans se soucier de l’avenir de son œuvre, qui lui échapperait dans son devenir, puisqu’il ne l’aurait pas voulu de manière déterminée.
Si au contraire la création divine appelle un dessein providentiel – ce que laisse parfois penser Darwin[3]dans L’origine des espèces, c. VI, il présente les facteurs du changement des espèces comme disposés par Dieu., cette disposition divine peut-elle s’exercer par le biais de facteur biologiques aveugles et indéterminables à priori ?
On met le doigt ici sur la tension fondamentale chez Darwin entre l’existence d’un dessein providentiel et celle d’une contingence dans la nature, qui semble être le produit pur et simple de facteurs contingents. Ce paradoxe, qu’il ne peut résoudre, conduit notre savant, et plus encore ses disciples à renvoyer dos à dos création et évolution comme incompatibles et irréconciliables, et finalement à refuser le concept de création.
Mais la création n’exclut pas une évolution ordonnée
Or la création n’exclut pas une évolution ordonnée, et ainsi l’évolution n’exclut pas la création.
Rappelons d’abord quelques fondamentaux. En tant que chrétiens, nous devons maintenir que les premiers êtres vivants (comme les humains, de par leur nature rationnelle unique – l’âme spirituelle) requièrent une causalité immédiate du Créateur. Dieu seul, premier être, seul être nécessaire, possède l’existence en lui-même et peut radicalement la donner et la conserver. Lui seul peut donner l’être à partir de rien. Il fait ainsi exister des êtres qui parfois agissent efficacement et librement[4]« La foi chrétienne affirme plutôt que les êtres sont pensés par une conscience créatrice et proviennent d’une liberté créatrice ; que cette conscience créatrice qui porte toutes choses a … Continue reading en vue de fins précises, qu’il a prédéterminées dans sa sagesse[5]Saint Thomas, répondant à la question de savoir si tous les êtres sont immédiatement gouvernés par Dieu, justifie ainsi le fait que Dieu confère à certains êtres un pouvoir de causalité sur … Continue reading.
C’est ainsi que les premiers êtres vivants, ayant par nature le pouvoir de croître et se reproduire, furent dotés de potentialités évolutives[6]L’expression de « potentialités évolutives » est employée par Rémy Chauvin, La Biologie de l’esprit, Monaco, éd. du Rocher, 1985, p. 56. qui se sont ensuite réalisées dans les différentes lignées, selon un ordre en vue d’un fin, marque d’une intelligence. Ces fins s’inscrivent ainsi dans un plan d’ensemble : réaliser un cosmos où existent des êtres vivants multiples, formant des règnes différenciés et complémentaires, au sommet duquel trône l’homme, créé immédiatement à l’image de Dieu, par sa nature rationnelle.
Ainsi les êtres créés ne sont pas des marionnettes entre les mains de Dieu mais des substances, et ont une puissance d’action réelle, mue ultimement par Dieu en vue d’un but qu’il anticipe et veut librement – qu’il ne subit pas. Il a disposé pour cela à l’intime des créatures des moyens en vue de ces fins, sous l’espèce de facteurs déterminés et finalisés (et non pas aléatoires ou indéterminables, qui ne pourraient aboutir à une fin ordonnée et voulue). La tension darwiniste entre un Dieu créateur et un processus évolutif aléatoire et aveugle se trouve ainsi dépassée, conformément à la logique des choses.
Création par évolution ?
Loin de s’opposer, l’apparition progressive des êtres vivants (avec le processus de transformation qui l’a permise) et la création providentielle s’appellent réciproquement. L’évolution, supposant un sujet viable, implique la notion de création ; la création – acte intelligent du Créateur – suppose une finalité et une direction délibérée. L’ordre des choses suppose une intelligence qui le domine et l’organise, ce qui ne veut pas dire que le hasard ne peut exister (à notre niveau), mais qu’il ne se comprend que par rapport à un ordre dominant (ce n’est que parce qu’il y a une mélodie que l’on peut identifier une fausse note).
Il faut aller plus loin encore : l’apparition de l’humain, par sa nature spirituelle, ne peut se réduire à l’évolution ordonnée d’un animal, car Dieu doit y intervenir directement[7]Paul VI le rappelle dans un Symposium tenu en 1966 sur le péché originel, rappelant que la théorie de l’évolution doit s’accorder avec la création immédiate des âmes humaines par Dieu. : 1) comme créateur de son âme spirituelle (à l’apparition de chaque enfant) ; 2) comme transformateur du corps préexistant, pour le disposer et le proportionner à recevoir cette âme (même le corps d’un grand singe ne peut assumer une âme humaine).
Alors la théorie de l’évolution s’oppose-t-elle à la doctrine de l’Église ? Il est vrai que l’athéisme militant des disciples de Darwin a échaudé nombre de chrétiens, qui ont pris résolument le parti de s’opposer à l’évolution dans toutes ses dimensions. La vision de saint Thomas d’Aquin est pourtant bien plus équilibrée. Le monde créé par Dieu, explique-il en suivant saint Augustin[8]voir Saint Thomas d’Aquin, Somme de Théologie, Ia Pars, q. 66, a. 1 ; De potentia Dei, q. 4, a. 1 ; Saint Augustin, De Genesi contra Manich. I, 5-6 ; Confessions, XII, 29, 40., contenait en puissance tous ses développements ultérieurs : en puissance active pour certaines évolutions qui pourraient se produire comme par elles-mêmes (en vertu de ce qu’il appelait les « raisons séminales » déposées en lui), en puissance passive pour ce que Dieu pourrait en faire en se servant de cette matière (produisant le corps de l’homme et lui insufflant une âme, à partir d’une matière préexistante). On voit ainsi, comme le note le cardinal Journet[9]Charles Journet, L’Église du Verbe Incarné, t. I, p. 257. « en quel sens il est juste de parler d’une création évolutive : non pour substituer au mot création celui d’évolution ; mais pour signifier que l’univers créé et conservé par Dieu (opus creationis) se développe (opus ornatus). »
Par opposition à l’immobilité de la vision païenne antique, Jacques Maritain notait que le christianisme a appris à concevoir l’histoire comme une dynamique irréversible, marchant dans une direction déterminée, intégrant la science à la dimension du temps et de l’histoire, présupposant un Dieu transcendant comme cause première de l’évolution, intervenant encore à certains points d’une manière spéciale (pour créer ex nihilo l’âme spirituelle et immortelle).
[Citation] Si nous savons que nous ne sommes pas les fruits du hasard mais sommes issus de la liberté et de l’amour, alors, nous, qui ne sommes pas ”nécessaires”, pouvons rendre grâce pour cette liberté et, par là-même, nous convaincre que c’est bien un don d’être homme[10]Joseph Ratzinger, Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, Fayard, 1986, p.61..
Nuances et points d’attention
Pour sortir du piège dialectique darwiniste, celui que Darwin s’est lui-même tendu, et dans lequel les plus athées de ses disciples veulent nous enfermer, il faut donc considérer que création et évolution, loin de s’opposer, pourraient aller de pair. Soyons prudents toutefois et n’allons pas trop loin dans un domaine qui peut facilement conduire à mettre au même niveau foi et science.
Certains ont ainsi voulu répondre, dernièrement, au monopole intellectuel de la théorie de l’évolution, en formulant celle de l’« intelligent design, » ou dessein intelligent, hypothèse qui voudrait prouver scientifiquement que le monde est l’œuvre d’une intelligence organisatrice et créatrice extérieure. Apportons à cette démarche quelques nuances.
Recourir à une cause extérieure pour résoudre ce que nous ne pouvons expliquer par les moyens qui sont à notre disposition peut s’avérer dangereux, voire trompeur : les lacunes de la science ne sont pas une preuve absolue de l’existence de Dieu, car les disciplines expérimentales ne peuvent tout simplement pas atteindre le Créateur en lui-même.
Malgré ses prétentions, le dessein intelligent est donc plus une option philosophique qu’une théorie scientifique, et tombe ainsi sous la critique de ces systèmes théoriques qui se prétendent objectifs bien que n’étant pas indemne de présupposés métaphysiques.
En tant que thèse philosophico-théologique, le dessein intelligent pose encore problème, car il semble prêter à Dieu de nombreuses interventions directes dans le cours des processus d’évolution. Cette conception peut sembler dévalorisante et matérielle à deux égards au moins : Dieu cause première se plaît à rehausser la dignité de ses créatures en en faisant des causes secondes et en agissant à travers elles ; le plan de création de Dieu est si parfait et totalement finalisé qu’il ne requiert pas une intervention constante (si un informaticien doit constamment retoucher son programme, c’est qu’il est affecté de dysfonctionnements…). En outre l’idée d’une intervention permanente de Dieu à tous les niveaux du cosmos rend plus aigu le problème du mal, des « ratés » de la création, que la tradition catholique éclaire par le mystère de la liberté humaine.
Le P. Ambroise-Marie Pellaumail écrit ainsi :
À la différence du fixisme des espèces, le transformisme montre la sagesse divine qui laisse agir les causes secondes, comme un bon chef qui sait déléguer. Dans cette logique, le Créateur a pu disposer que des êtres vivants engendrent des descendants de nature différente[11]Fr. Ambroise-Marie Pellaumail, FSVF, in Sedes Sapientiae, n°164, p. 34..
Et encore, pour montrer comment la diversification des espèces témoigne de la beauté du Créateur :
Aux yeux d’une métaphysique réaliste, la nature du papillon et celle de la girafe leur confèrent, outre une certaine beauté, une consistance d’être à part entière. Une théorie de l’évolution bien comprise permet d’honorer l’ordre du cosmos, et de voir dans les espèces qui le composent, non des agrégats aléatoires et insignifiants, mais des êtres possédant une nature distincte, immuable en elle-même, harmonieuse – quand bien même le passage du temps ferait succéder une nature à une autre[12]ibid...
La commission théologique internationale a ainsi observé que la vraie contingence des êtres créés n’entre pas en contradiction avec la Providence de Dieu. Pour saint Thomas d’Aquin en effet, Dieu se montre plus intelligent et puissant en agissant à travers des êtres imparfaits et défaillants que s’il avait créé un monde de robots.
“Une analogie éclairante”
Dans un récent article, le P. Pellaumail propose enfin une analogie éclairant, qui offre de considérer sous un jour nouveau la question des espèces et de leur évolution.
Il rappelle tout d’abord une distinction primordiale – et trop souvent oubliée : le mot “espèce” revêt un sens différent en philosophie et en biologie. L’espèce philosophique désigne la nature de la chose – ce qu’elle est, ou mieux encore ce qui fait qu’elle est telle qu’elle est ; l’espèce biologique désigne en revanche une population d’individus qui partagent des caractères communs. L’espèce philosophique se définit ainsi “par le haut,” a priori, et est absolument immuable : ce qui fait que telle chose est ce qu’elle est ne peut changer, sans quoi elle ne serait plus. L’espèce biologique se définit quant à elle “par le bas,” a posteriori. On ne parle pas pour elle d’immuabilité, mais éventuellement de stabilité.
Le P. Pellaumail dresse alors une analogie (les thomistes chevronnés y reconnaîtront un bel exemple d’analogie de proportionnalité) entre espèce biologique et élément chimique. Un être vivant serait à son ‘espèce (biologique), écrit-il, ce qu’un atome est à l’élément chimique en lequel il se classifie. Or la stabilité relative des éléments chimiques inclut la possibilité d’une transformation des atomes (sous divers facteurs, appelée “nucléosynthèse”). L’analogie – avec ses limites – incite donc à la prudence quant à l’affirmation d’une stabilité absolue des espèces biologiques, restant sauve en revanche l’immuabilité des espèces philosophiques.
L’analogie – avec ses limites – permet en revanche d’envisager à nouveaux frais la possibilité d’une transformation des espèces biologiques. À l’instar des éléments chimiques, certaines espèces pourraient être plus stables que d’autres (nous avons mentionné précédemment la drosophile). Plutôt qu’un changement continu, passant par de nombreux intermédiaires (les fameux “ancêtres communs” des arbres d’évolution, qui n’ont jamais été retrouvés), l’analogie chimique oriente vers une conception “saltationniste” : les atomes passent d’un élément à l’autre de manière aléatoire et brusque, sans qu’il existe d’intermédiaire.
Ces éléments, avec le regard nouveau qu’ils posent sur l’évolution et le transformisme, permettront de sortir du piège dialectique darwiniste et néo-darwiniste. Evolution ou création ? Il faut refuser de choisir mais adopter – comme toujours – un esprit de mesure et d’analogie, cherchant humblement la vérité que Dieu a posé dans la nature, et qu’il a rendu notre intelligence apte à découvrir, sans oublier que la raison ne peut s’orienter droitement sans la lumière de la foi.
Références[+]
↑1 | Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 45, a. 1. |
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↑2 | Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 45, a. 3. |
↑3 | dans L’origine des espèces, c. VI, il présente les facteurs du changement des espèces comme disposés par Dieu. |
↑4 | « La foi chrétienne affirme plutôt que les êtres sont pensés par une conscience créatrice et proviennent d’une liberté créatrice ; que cette conscience créatrice qui porte toutes choses a concédé à ces êtres la liberté d’un être propre et autonome » J. Ratzinger, La Foi chrétienne hier et aujourd’hui, trad. E. Ginder et P. Schouver, Paris, Mame/Cerf, 1985, p. 95. |
↑5 | Saint Thomas, répondant à la question de savoir si tous les êtres sont immédiatement gouvernés par Dieu, justifie ainsi le fait que Dieu confère à certains êtres un pouvoir de causalité sur d’autres : « Mais, puisque par le gouvernement, les êtres qui sont gouvernés doivent être conduits à la perfection ; le gouvernement sera meilleur en autant que la perfection communiquée par le gouvernant aux êtres gouvernés est plus grande. Or la perfection [venant] de ce que quelque chose en lui-même est bon et qu’il est aussi cause de la bonté pour les autres [êtres] est plus grande que si cet être était seulement bon en lui-même. Et pour cette raison, Dieu gouverne les êtres de telle sorte qu’il institue certains comme causes dans le gouvernement des autres, comme si quelque maître rendait ses disciples non seulement savants, mais aussi enseignants » cf. Somme de Théologie, Ia Pars, q. 103, a. 6. Même si cette remarque renvoie ici à la hiérarchie existant entre les êtres et entre les corps naturels, le principe qu’elle mobilise peut également être appliqué à la causalité instrumentale qu’exercent les êtres naturels qui ont un pouvoir causal réel. |
↑6 | L’expression de « potentialités évolutives » est employée par Rémy Chauvin, La Biologie de l’esprit, Monaco, éd. du Rocher, 1985, p. 56. |
↑7 | Paul VI le rappelle dans un Symposium tenu en 1966 sur le péché originel, rappelant que la théorie de l’évolution doit s’accorder avec la création immédiate des âmes humaines par Dieu. |
↑8 | voir Saint Thomas d’Aquin, Somme de Théologie, Ia Pars, q. 66, a. 1 ; De potentia Dei, q. 4, a. 1 ; Saint Augustin, De Genesi contra Manich. I, 5-6 ; Confessions, XII, 29, 40. |
↑9 | Charles Journet, L’Église du Verbe Incarné, t. I, p. 257. |
↑10 | Joseph Ratzinger, Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, Fayard, 1986, p.61. |
↑11 | Fr. Ambroise-Marie Pellaumail, FSVF, in Sedes Sapientiae, n°164, p. 34. |
↑12 | ibid. |