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Œuvre chrétienne ou œuvre d’un chrétien ? La pensée religieuse de Tolkien (J.R.R. Tolkien 50 ans après : 1973-2023)

Le Seigneur des Anneaux, roman le plus vendu du XXe siècle est-il une œuvre religieuse ? Son auteur finit par l’admettre : « inconsciemment au départ, mais consciemment dans la révision, » reconnaissant qu’il avait même supprimé « pratiquement toute référence à quoi que ce soit d’approchant la ‘religion’. »[1]J.R.R. Tolkien, Lettres, n°142 au P. Murray (1953)
Plutôt qu’une œuvre chrétienne, nous voudrions voir dans l’épopée de la Terre du Milieu l’œuvre d’un chrétien, l’expression d’une pensée profondément enracinée en Dieu.

Le Silmarillion : une cosmogonie d’ampleur biblique

Le Silmarillion est une œuvre qui présente une envergure cosmogonique comparable à celle de la Bible. Le Seigneur des Anneaux, le titre le plus connu de Tolkien, ne constitue en fait que la face émergée d’un iceberg immense, d’une mythologie complète et complexe, dont l’auteur ne put jamais achever le récit, et à laquelle il n’eut sans doute jamais la prétention ni l’ambition de mettre un point final. Les spécialistes distinguent ainsi Le Silmarillion : œuvre littéraire parue en 1979 sous l’égide de Christopher, troisième fils de l’auteur, et fruit d’un long travail de collecte et d’organisation de nombreuses notes éparpillées parmi les papiers de Tolkien, et le Silmarillion, cosmogonie et mythologie d’ensemble du monde féérique de la Terre du Milieu.

Quoiqu’il en soit, il est important de comprendre que Tolkien n’a jamais eu en vue de composer une œuvre spécifiquement chrétienne ni une allégorie de l’histoire du salut. En fait, comme le montre sa biographie, il n’a jamais eu en vue de composer une œuvre – tout court !

Les récits qui ont peu à peu émergés et se sont densifiés et interconnectés, jusqu’à former la trame enchevêtrée du Silmarillion, lui ont paru sortir comme par eux-mêmes et progressivement de sa mémoire, en une longue réminiscence[2]« L’Auteur de cette Histoire (par là, je ne veux pas dire moi-même) » écrit-il (Lettre 192) ; ou encore « J’attends jusqu’à avoir l’impression de savoir ce qui s’est réellement … Continue reading. S’ils peuvent aujourd’hui nous paraître profondément chrétiens, ce n’est certainement pas le fait d’une intention délibérée de l’auteur, au contraire, mais peut-être simplement la marque discrète d’une âme intensément chrétienne, plongée au quotidien dans la liturgie et l’Écriture Sainte. Rappelons que Tolkien, qui assistait chaque matin à la sainte messe, a participé aux travaux de traduction anglaise de la Bible de Jérusalem.

« Une longue défaite… »

L’idée de chute est ainsi bien présente, qui marque profondément toute la réflexion et l’œuvre de Tolkien – on la retrouvera à la racine de sa notion si singulière d’« eucatastrophe. » Tout est empreint de cette nostalgie de la beauté et de la perfection de la création, souillée à jamais par l’irruption du mal : Arda a été corrompue ou « marrie » (« Arda marred ») par Melkor/Morgoth, avec toutes les créatures dont elle est l’étoffe. Depuis cette chute, toute l’histoire n’est guère qu’une successions de défaites, malgré quelques victoires sans grand lendemain. Une chute qui s’accentue d’âge en âge, depuis la fin du premier jusqu’au troisième, avec la disparition de merveilles et de héros (le Beleriand, Gondolin, les enfants de Hurin…). Le mal renaît toujours de ses cendres.

L’espoir n’est pas mort toutefois, car les enfants d’Illuvatar (elfes et hommes), attendent la défaite définitive du mal, à Dagor Dagorath – une bataille qui peut évoquer la scène apocalyptique de l’Armageddon (Ap 16, 16), où Morgoth sera mis à bas par Turin.

Actually I am a Christian, and indeed a Roman Catholic, so that I do not expect ‘history’ to be anything but a ‘long defeat‘ – though it contains (and in a legend may contain more clearly and movingly) some samples or glimpses of final victory[3]« Je suis en effet un chrétien, et même un catholique romain, de sorte que je ne m’attends pas à ce que l’histoire soit autre chose qu’une ‘longue défaite’ – bien qu’elle … Continue reading.

L’histoire présente ainsi une tension vers le bien, qui est souvent symbolisé chez Tolkien par la lumière : celle que Melkor a convoité, que Fëanor voulut s’approprier, que les elfes ont fui mais dont ils conservent la nostalgie, dont les hommes ont au cœur le secret désir…

Bien et mal[4]voir nos articles détaillés

Pour saint Thomas d’Aquin, le mal n’est pas quelque chose de positif, il est une absence, et même une privation du bien : le bien qui devrait être présent fait défaut.

C’est bien ce qu’éprouvent les créatures de la Terre du milieu, attirées par le pouvoir maléfique qui émane des Silmarils ou de l’anneau, car elles ressentent en elle un manque profond. Bilbo se sent diminué lorsqu’il ne porte pas l’anneau, dont la convoitise (toujours elle) lui dévore paradoxalement le cœur, Sméagol/Gollum n’est jamais rassasié, Saroumane devient mégalomane. Ce n’est pas après le mal en lui-même que ces personnages courent, mais après un bien que masquent leur orgueil et leur appétit de possession. Ainsi, la chute d’un esprit originellement (très) bon et beau, entraînant après lui les autres enfants d’Illuvatar, implique que le mal n’a pas d’existence positive, comme le bien, mais se définit comme son refus et sa privation. Il ne s’agit donc pas de deux forces opposées dont l’une pourrait perdre et l’autre gagner, ou vice-versa : il ne peut y avoir de victoire définitive pour le mal, comme le ressentent en profondeur les principaux personnages.

La complexité de figures comme celles de Maeglin (Le Silmarillion, La chute de Gondolin), de Sméagol, de Grima, mais aussi de Boromir ou du mystérieux Roi de l’armée des morts montre par ailleurs que subsiste toujours une possibilité de rédemption, que la liberté ne peut atteindre seule mais que la Providence peut favoriser (c’est l’irruption des Uruk Hai qui donne à Boromir l’occasion de se racheter).

Cette lutte entre bien et mal, lumière et ténèbres, qui traverse toute l’œuvre, n’est donc pas manichéenne : Sauron lui-même (un Maiar) a été créé bon avant de suivre Melkor. Le mal n’est pas une fatalité, même s’il semble imprégner toute la création, mais il est issu d’un libre choix. Toutes les personnes sont traversés par ce paradoxe, de Boromir (qui croit ne désirer l’anneau que parce qu’il veut le mettre au service du Gondor) à Frodon (qui refuse au dernier moment de le jeter dans la Montagne du destin), en passant par Aragorn et Gandalf, qui ne sont pas eux-mêmes indemnes de la tentation.

Espérance malgré tout et « eucatastrophe »

Dans cette lutte cependant l’espérance est centrale, reposant sur une véritable foi, profondément ressentie, en l’avènement d’un jour nouveau, en ce retournement final et heureux que Tolkien appelle « eucatastrophe » et dont l’attente constitue la trame de fond du Seigneur des Anneaux. Le propre nom d’Aragorn – l’héritier promis – se dit en elfique Estel, qui signifie espérance. Cette espérance est elle-même référée à la lumière perdue mais qui subsiste dans le reflet des étoiles, dont les elfes ont la nostalgie et dont les hommes perçoivent le secret désir : le nom d’Elbereth suffit ainsi à repousser la présence maléfique d’Arachne. Par une sombre nuit (perpétuelle) de Mordor, le simple jardinier Sam Gamegie, de Hobbitebourg, ressent cette espérance ultime alors que son maître dort près de lui, que se déchire en l’espace d’un instant le voile de grisaille qui lui enserre le cœur et que lui apparaît une étoile dont la beauté le transcende.

 

Une pensée chrétienne prégnante mais non explicite

Arda, le monde créé par Illuvatar, la Terre du Milieu et ses épopées, sont ainsi profondément imprégnées de christianisme. Malgré les dénégations de Tolkien, qui refusait de céder à la tentation de l’allégorie ou du parallélisme, le « monde secondaire » qui émerge de l’esprit de Tolkien comme une lente et fourmillante réminiscence est cependant profondément imprégné d’un esprit qui ne peut pas manquer d’ouvrir les cœurs à la révélation biblique. On peut ainsi aller jusqu’à dire que le philologue anglais contribue, sciemment ou non, à préévangéliser les esprits, en les imprégnant d’un imaginaire puissant et profondément chrétien.

Références

Références
1 J.R.R. Tolkien, Lettres, n°142 au P. Murray (1953)
2 « L’Auteur de cette Histoire (par là, je ne veux pas dire moi-même) » écrit-il (Lettre 192) ; ou encore « J’attends jusqu’à avoir l’impression de savoir ce qui s’est réellement passé. »
3 « Je suis en effet un chrétien, et même un catholique romain, de sorte que je ne m’attends pas à ce que l’histoire soit autre chose qu’une ‘longue défaite’ – bien qu’elle recèle (et puisse contenir de manière plus claire et émouvante dans une légende) quelques aperçus ou éclairs de la victoire finale. »
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