(illustration The National Library of Israel Collection, Public domain, via Wikimedia Commons)
L’argument revient sous diverses formes dans l’argumentaire de Michel Onfray, il est même le principal propos de la Théorie de Jésus dans laquelle le philosophe entend montrer, relisant le Nouveau Testament à la lumière de l’Ancien, que c’est dans les prophéties de l’Israël ancien que les auteurs chrétiens ont trouvé la matière nécessaire pour construire un héros de papier appelé Jésus de Nazareth. En un mot, Jésus serait un midrash, une fiction juive pieuse.
Qu’est-ce qu’un midrash ?
Qu’est-ce qu’un midrash ? Au sens large, ce terme hébreu renvoie aux diverses méthodes d’interprétation du texte biblique. On le retrouve à la fois appliqué aux targums, paraphrases araméennes des textes primitifs, utilisées dans le culte de la synagogue, à des réécritures élaborées à partir des récits originaux (tels que les Antiquités Juives de Flavius Josèphe ou les Antiquités Bibliques du Pseudo-Philon), ou à des commentaires bibliques anciens expliquant le sens du texte et lui donnant des applications concrètes.
Affirmer que les Évangiles relèveraient du genre midrashique revient à en faire des élaborations construites à partir de l’Ancien Testament, comme si ce dernier avait pu donner naissance – sans que rien de réel ne se soit produit – aux récits et enseignements associés à la biographie du Christ. Les auteurs des Évangiles auraient ainsi construit une narration purement fictive à partir des textes de la Bible hébraïque : Matthieu aurait placé à Bethléem la naissance de son personnage pour correspondre à la prophétie de Michée (Mi 5, 2), puis l’aurait fait s’enfuir en Égypte pour accomplir Osée (Os 11, 1 : « D’Égypte j’ai appelé mon fils ») ; les trente derniers de Judas seraient le prix payé en salaire au prophète Zacharie (Za 11, 12-13)…
Cette allégation ne va pas sans soulever quelques problèmes.
Évangiles et midrash : les différences
La comparaison avec les représentants du genre midrashique est instructive : il apparaît que les auteurs juifs, lorsqu’ils ont inventé des récits fictifs en s’inspirant des textes de l’Ancien Testament, ont pris soin de citer ceux-ci le plus littéralement possible. La citation était le matériau de base, à partir duquel était élaboré l’histoire.
Or les passages d’Évangile que l’on soupçonne de se rattacher à ce procédé présentent un visage autre : les références vétérotestamentaires y sont souvent approximatives, reformulées. Il apparaît que les auteurs cherchaient plutôt à montrer comment l’Ancien Testament et ses annonces pouvait correspondre aux événements de la vie de Jésus, et non l’inverse. « Si l’histoire avait été créée à partir du texte, note R.T. France, il n’y aurait pas eu besoin d’adapter le texte à l’histoire[1]R.T. France, Jewish Historiography, Midrash, and the Gospels , in Gospel Perspectives, vol. 3, p. 109.. » Or c’est bien ce que font à plusieurs reprises les évangélistes : ils s’efforcent de montrer comment s’accomplit l’Ancien Testament, à partir des événements qu’ils racontent. La comparaison est instructive : si l’on prend le midrash au sens d’une fiction pieuse construite à partir du texte sacré, les Évangiles ne peuvent pas être rangés dans ce genre.
Mais le midrash est-il vraiment une fiction ?
Comparer les Évangiles ou leurs parties à des compositions midrashiques entièrement fictives revient en fait à surestimer non seulement la créativité déployée par les auteurs des biographies du Christ, mais aussi celle des rédacteurs des midrash. Les targums osent rarement avancer des éléments d’importance qui ne soient pas contenus dans les textes sacrés. Les fictions les plus marquantes interviendraient dans les œuvres de réécriture telles que celles de Josèphe ou du Pseudo-Philo, à propos desquelles il apparaît cependant aujourd’hui qu’elles étaient généralement issues non d’une composition fictive mais de la cristallisation de traditions orales. Richard Bauckham note ainsi que l’écriture midrashique elle-même passe en fait par l’utilisation de traditions anciennes[2]Richard Bauckham, The Liber Antiquitatum Biblicarum of Pseudo-Philo and the Gospels as ‘Midrash’ in Gospel Perspectives, vol. 3, p. 67.. Et le midrash pourrait ainsi n’être qu’un autre genre – typiquement juif – d’écriture historique.
Le style midrashique : une confirmation
Il apparaît finalement que les Évangiles appartiennent bien au genre du midrash, non pas au sens où il s’agirait de récits fictifs, mais parce que leur héros – Jésus – agit à bien des égards comme un prophète et un interprète des Écritures juives. Le Christ emploie en effet plusieurs procédés typiques de la rhétorique juive ancienne, que l’on retrouve chez les rabbis de son temps : argumentation a priori (« si vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre père des cieux comblera-t-il de bienfaits ceux qui le lui demandent ? » en Mt 7, 11), paraboles, proem (bref sermon bâti à partir d’une parabole et de citations de l’Écriture), interprétations typologiques.
Ainsi les Évangiles ne sont certainement pas un midrash, au sens d’une fiction pieuse basée sur les Écritures. Ils ne sont pas non plus un pur commentaire de l’Ancien Testament. En fait le genre midrashique apparaît autant sinon plus dans les discours même de Jésus que dans le travail de rédaction des évangélistes. Cet usage par le Christ d’un style et d’une technique d’interprétation typique du milieu juif de son temps devient ainsi une marque d’authenticité historique, car qui aurait pu inventer, à une autre époque une fiction dont le héros utilise avec tant de brio les codes herméneutiques des rabbis du Ier siècle ?
Références[+]