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Jésus n’est pas un concept !

Nous avons lu jusqu’au bout la Théorie de Jésus de Michel Onfray. Un ouvrage contrasté et tourmenté, à l’image de son auteur, qui entreprend une fois de plus de faire le portrait de « son Jésus. » Notre lecture et quelques réflexions…

Le Christ au centre de l’histoire

En noircissant 250 et quelques pages à fort tirage pour parler – encore et toujours – de Jésus, notre auteur ne jette pas un pavé dans la mare, malgré les apparences, mais ajoute une énième pierre à l’immense édifice littéraire consacré au Christ. En refermant la Théorie de Jésus, on se demande encore ce qu’un tel ouvrage peut bien apporter à la connaissance humaine et à la réflexion religieuse.

Dès le préambule, on a le sentiment presque gênant d’entrer dans une œuvre intime : l’auteur fait état d’un cheminement spirituel douloureux, marqué un jour par l’incrédulité, en entendant le récit de la résurrection de Lazare. Composer une Théorie de Jésus ce serait aussi pour Onfray répondre à la demande de son vieux maître, Lucien Jerphagnon[1]Lucien Jerphagnon (1921-2011), philosophe et historien, était entré au séminaire après avoir été déporté en Allemagne, mais avait quitté le sacerdoce après son ordination. Il semble être … Continue reading, qui lui aurait demandé d’écrire son « Jésus, » sans chercher à choquer et sans cynisme, sans se réfugier dans les bricolages des écrits apocryphes, sans se laisser aveugler par l’hédonisme. L’auteur a-t-il rempli sa mission ?

La thèse mythiste

La thèse « mythiste »[2]C’est ainsi que l’on appelle l’opinion selon laquelle Jésus-Christ serait un mythe à l’instar d’Apollon ou de Mithra, aujourd’hui défendue par Onfray, elle eut en France pour … Continue reading est simple, presque sommaire : puisque l’on n’a « aucune preuve » de l’existence de Jésus, il ne peut être qu’un personnage conceptuel, savamment composé et élaboré pour répondre aux attentes et aux prophéties de l’Ancien Testament – correspondance qui représenterait une « preuve » de sa réalité mythique.

Quant aux traces écrites, Onfray avance que l’on n’a « aucune preuve positive » depuis deux mille ans : il récuse ainsi la chronique de Flavius Josèphe[3]Nous reviendrons dans un prochain article sur le Testimonium flavianum de Flavius Josèphe et son authenticité. comme un faux absolu, et considère que les témoignages de Pline le Jeune, Tacite et Suétone ne concernent pas le Christ mais les Chrétiens. En définitive, selon lui, seuls les Évangiles affirment l’existence historique de Jésus, or leurs auteurs sont juges et partie, donc disqualifiés. Les premiers manuscrits du Nouveau Testament sont en outre rejetés comme tardifs.

Relevons ici déjà une double erreur : en dépit de ce qu’affirme l’auteur, les plus anciens manuscrits des Évangiles ne datent pas du « début du IIIe siècle », ce qui correspondrait (sic) à « plus de deux cent cinquante ans après la vie de Jésus » (en fait 210 – 30 = 180 ans environ), mais du début du IIe siècle (le papyrus P52, retrouvé en Égypte et daté de la première moitié du IIe siècle – soit moins d’un siècle après la vie de Jésus – contenant deux passages de saint Jean).

Quant aux preuves concrètes, elles auraient toutes été inventées par sainte Hélène et les chrétiens post-Constantiniens, car la supercherie de l’existence de Jésus ne daterait que du IVe siècle : auparavant il n’est qu’un Logos, un discours. Le linceul de Turin et ses 600 000 heures de recherche scientifique sont bien entendu balayés d’un revers de main, les autres reliques textiles subissant le même sort.

Évangile selon Michel

Commence alors la partie principale de l’ouvrage : un étonnant commentaire suivi des Évangiles, oscillant entre des interprétations classiques, avec la mise en lumière de nombreux parallèles vétérotestamentaires, des envolées gnostiques et des remarques assassines.

Y trouvera-t-on quelque chose de nouveau ? Ni d’un côté, ni de l’autre semble-t-il. Après avoir été l’objet d’un parallèle flatteur avec David, Joseph est qualifié de « figurant. » La date et le lieu de naissance du Christ sont bien entendu de purs symboles, comme l’étoile, les mages ou les bergers. Regrettant la pauvreté des récits de l’Enfance, Michel Onfray fait un long détour par les apocryphes[4]malgré les recommandations du « vieux maître » Jerphagnon… pour raconter les épisodes distrayants – mais farfelus – de l’évangile du pseudo-Thomas.

La vie de Jésus en elle-même n’est pour lui que de l’ordre du symbole : sa nourriture est allégorique (pain, vin, poisson), ses paroles sont des citations de l’Ancien Testament (jusque sur la croix où Jésus commence le psaume 22). Selon Onfray, Jésus ne vient cependant pas pour accomplir l’Ancien Testament mais bien pour l’abolir et le remplacer. Les noces de Cana, miracle inaugural « catholique » qui annonce la fin et résume tout l’enseignement du Christ, manifeste ce dépassement du monde de l’Ancienne Alliance. Les paraboles représentent un enseignement paradoxal, ésotérique, qui traite surtout du thème le plus prisé des Juifs d’alors : la fin des temps et la parousie. Le non-accomplissement des paroles de Jésus représente pour l’auteur un scandale qui témoigne de manière décisive en faveur de l’athéisme. La morale chrétienne qui se dessine au long de cette prédiction est une conservation et un dépassement de la norme juive : Onfray considère ainsi que les commandements de l’Ancien Testament sont bafoués un à un (respect du sabbat, des parents, mépris de la propriété privée, non-condamnation de l’adultère…). Par toute sa vie, Jésus apparaît ainsi comme un nihiliste : cultivant le paradoxe entre enseignement et comportement, il mène au milieu des Juifs une vie non-juive. « Jésus prend Dieu en otage, » parle en son nom, appelant à briser la loi. En insultant les pharisiens et leurs traditions, il attire leur haine et se prépare un châtiment qui apparaîtra nécessairement comme mérité. Or le scénario du roman est déjà écrit : les éléments de langage repris dans l’Ancien Testament annoncent la fin de l’histoire. Les « ateliers d’écriture des Évangiles » ont ainsi inventé le personnage de ce « juif judéocide, » qui déconstruit pierre par pierre le vieux temple, pille les pierres de l’Ancien Testament pour construire un concept nommé Jésus, pierre angulaire d’une civilisation aujourd’hui en plein naufrage.

Le Christ onfrayen est ainsi un exemple étonnant de schizophrénie, exaltant le pneumatisme contre l’ascèse de son concurrent et cousin Jean-Baptiste, puis partant lui-même jeûner au désert, oscillant entre un enseignement exotérique destiné à tous et un enseignement ésotérique occulté par d’obscures paraboles, maniant le fouet face aux marchands du temple puis portant aux nues les « accidentés de la vie » lors de l’annonce des béatitudes.

Quant à ceux qui voudraient faire des Évangiles une lecture historique et voir dans le Christ un personnage de chair et de sang, ils sont relégués dans les rangs des positivistes du XIXe siècle, raillés à l’instar des inénarrables exemplaires flaubertiens du rationalisme : Homais[5]Le pharmacien de Madame Bovary., Bouvard et Pécuchet. Croire que Jésus a existé serait en faire un vulgaire magnétiseur.

 

Contradiction pour contradiction…

Que retenir de ce grand fatras de considérations dénigrant l’idée « jésuschristique » ? Qu’il est plus difficile qu’il n’y paraît de montrer l’absurdité du christianisme. À vouloir démontrer les contradictions de Jésus, on risque fort d’exposer les siennes. Que l’on nous permette ici quelques questions respectueuses…

– Si Jésus est un « personnage de papier, » pourquoi vouloir à toute force nier la virginité de Marie et lui donner des frères de sang ? Pourquoi s’employer à réhabiliter un concept sans existence réelle : Judas l’Iscariote, unanimement dénoncé par les auteurs des textes saints ?

– Si Jésus n’a pas existé, comment peut-on affirmer que les Évangiles ont été rédigés bien après sa vie ? Et si les Évangiles canoniques sont inauthentiques, pourquoi s’appuyer sur les apocryphes pour dénoncer le manque de réalisme de la biographie du Christ ? N’est-ce pas finalement confirmer la justesse du choix de l’Église ?

– Si Jésus est une composition littéraire, pourquoi une complexité telle que l’on ne puisse le résumer, même après deux mille ans d’interprétation, sans faire face à d’insurmontables paradoxes ? Les premiers chrétiens auraient-ils volontairement composé l’image d’un Jésus schizophrène ?

– Si le Nouveau Testament est une simple invention, pourquoi tant de maladresses d’écriture et d’apparentes contradictions ? Un narrateur omniscient n’aurait-il pas pu harmoniser les récits pour leur donner plus de crédibilité ?

– Et si l’œuvre est purement fictive, pourquoi se donner tant de mal à montrer comment s’y accomplit et incarne l’Ancien Testament ? Quant à la Bible hébraïque, est-elle également à ranger au rang des fictions ? N’est-ce pas repousser la question d’un cran ?

– L’utilisation constante de références vétérotestamentaires n’est-elle pas un indice de la rédaction des Évangiles dans le contexte juif du premier siècle ? Cette culture juive était largement perdue dans les années de l’Empire constantinien où notre auteur place la rédaction finale des biographies du Christ.

– Lorsque Jésus en croix prie les premiers mots du psaume 22 (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »), est-ce une preuve que toutes ses paroles sont une composition littéraire, ou au contraire le réflexe naturel d’un mourant qui jette vers le Ciel les prières de son enfance ? Les prêtres et les professionnels de santé en sont les témoins chaque jour.

– Ces nombreuses références à l’Ancien Testament, le fond culturel fondamental des Juifs du premier siècle, sont-elles une preuve de la non-existence de Jésus ? Ne faisons-nous pas de même avec les figures de notre littérature, qui sont les références primordiales de notre culture ? Et que dire de notre auteur lui-même, qui prend plaisir à citer Flaubert pour railler les croyants : est-ce une preuve de sa non-existence ?

– Si Jésus est un « mythe » à l’instar d’Apollon ou d’Osiris, pourquoi noircir tant de papier à en démontrer l’inexistence ? Où trouve-t-on tant de pages consacrées à déconstruire une divinité païenne ?

L’utilisation même de la notion de mythe mériterait par ailleurs une réflexion plus approfondie[6]nous l’avons esquissé dernièrement au sujet de la cosmologie bâtie par J.R.R. Tolkien : tout mythe n’est pas une fable, et la correspondance d’une réalité à un archétype n’implique pas nécessairement sa non-existence : Jésus affirme justement « avant qu’Abraham fut, je suis[7]Jn 8, 58 ».

Pour en finir…

On termine donc la lecture de cette Théorie de Jésus avec un goût d’inachevé : une argumentation souvent à l’emporte-pièce derrière des formules rhétoriques, des interprétations contrastées, font pressentir la prégnance mais aussi le paradoxe du questionnement religieux de l’auteur, dont l’athéisme professé urbi et orbi ne parvient pas à se débarrasser de la figure du Christ. Le Logos qu’il semble vouloir sauver en niant son Incarnation pourrait bien être la pierre d’achoppement sur laquelle l’auteur bute inlassablement. Souhaitons-lui de dépasser les pauvres apories regroupées dans ce volume, pour connaître un jour en pleine lumière le Jésus de chair et d’os qui donna un jour son corps et son sang pour nous sauver. 

Références

Références
1 Lucien Jerphagnon (1921-2011), philosophe et historien, était entré au séminaire après avoir été déporté en Allemagne, mais avait quitté le sacerdoce après son ordination. Il semble être revenu peu à peu à la foi à la fin de sa vie, notamment via des contacts avec le cardinal Paul Poupard
2 C’est ainsi que l’on appelle l’opinion selon laquelle Jésus-Christ serait un mythe à l’instar d’Apollon ou de Mithra, aujourd’hui défendue par Onfray, elle eut en France pour défenseurs dans la première moitié du XXe siècle Paul-Louis Couchoud, philosophe et médecin influencé par le modernisme d’Alfred Loisy, ou Prosper Alfaric, prêtre défroqué et historien.
3 Nous reviendrons dans un prochain article sur le Testimonium flavianum de Flavius Josèphe et son authenticité.
4 malgré les recommandations du « vieux maître » Jerphagnon…
5 Le pharmacien de Madame Bovary.
6 nous l’avons esquissé dernièrement au sujet de la cosmologie bâtie par J.R.R. Tolkien
7 Jn 8, 58
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