Retrouvez ici le second et le troisième article sur la vie et l’itinéraire spirituel du P. Jérôme.
Le parcours de vie du père Jérôme Kiefer de Sept-Fons, né à Rhodes en 1907, se dessine comme une symphonie de dévouement, de persévérance et de quête spirituelle. Orphelin de mère dès son plus jeune âge, puis privé de son père à 15 ans, il fut confronté à l’adversité dès son adolescence, une épreuve qui devait forger sa sensibilité profonde et son aspiration à une existence authentique.
Orphelin en quête d’un appui
Plongé dans la solitude après ces pertes déchirantes, Jean Kiefer fut pris en charge par des parents éloignés à Fribourg. Cependant, il ressentit un sentiment d’abandon et de vide, une solitude qui le poussa à se tourner vers la recherche de valeurs et d’amitiés authentiques. Il poursuivit ses études à l’école Saint-Michel de Fribourg, où il fut décrit comme un garçon influençable et rêveur. Au milieu d’un environnement médiocre, il prit pourtant conscience de ses propres défauts et s’engagea dans une quête de développement personnel et spirituel, cherchant un soutien, un point d’appui.
Lorsque j’étais élève au collège, je disais souvent : « Montrez-moi un homme de valeur, et je le suivrai partout. » Je demandais un homme ayant tout acquis de ce qui fait l’homme, et qui sût aussi transmettre son acquis. J’avais lu la biographie du Père Lenoir, jésuite, aumônier militaire durant la première guerre mondiale, et je pensai : « Si je pouvais rencontrer un homme de cette trempe, je lui dirais : Formez-moi selon votre gabarit, et je vous suivrai jusqu’au bout du monde, et plus loin encore. » Oui, un homme qui aurait joint en sa personne savoir et sagesse, enthousiasme et maturité, rigueur et imagination. Un homme qui sût mettre en ses propos et en ses actions un peu de vraie sensibilité et de vraie qualité. Un maître capable de transmettre en huit ou dix ans ce qu’il aurait acquis lui-même en cinquante ans de labeur et de réceptivité. Mes camarades de collège connaissaient et mes aspirations et ma formule ; aussi, lorsque nous nous promenions ensemble, le jeudi soir en notre bonne ville de Fribourg, sous les arbres des « Grand’Places », parfois, l’un ou l’autre s’exclamait : « Mais enfin, qu’on nous donne un maître de valeur ! Donnez-nous donc un maître ! » C’était devenu l’exigence du groupe. Faut-il le dire, jamais nous ne vîmes émerger de l’ombre ce grand aîné, utile et désiré. Et nos meilleurs possibilités restèrent en réserve, en grand danger de disparaître ou de s’égarer[1]Père Jérôme, L’art d’être disciple in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 330.
De bonnes influences…
Durant cette période, sa dévotion à la Vierge Marie grandit, le guidant souvent vers l’autel de Notre-Dame de Bourguillon, petite chapelle sur la hauteur de Fribourg, ou de Notre-Dame des Marches, modeste sanctuaire de la Gruyère. Il s’entoura également d’amis méritants, dont l’amitié fut une source de soutien et d’inspiration. Cependant, les préoccupations superficielles de ses pairs ne satisfaisaient pas son âme en quête de sens. Il sentait un appel profond vers un idéal plus élevé.
Pour tout enfant pieux, le Ciel, ce sera comme un sanctuaire de pèlerinage d’où l’on ne s’en ira plus. Réciproquement, un sanctuaire ressemble déjà quelque peu au Ciel. Dans l’un comme dans l’autre, il fait bon aller ; on y trouve pareillement bien-être pour l’âme, et mystère. Ainsi quatre murs rustiques, créant un espace sacré, abritant une image de la Vierge Marie, peuvent imprimer dans le cœur une empreinte aussi vivante que le ferait une personne aimée[2]Père Jérôme, Car toujours dure longtemps in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 100.
Sa quête intérieure le mena d’abord vers la terre, et il rejoignit l’école d’agriculture de Grangeneuve, choix influencé par la rencontre fortuite d’un élève de cette école. Cette décision révèle le trait caractéristique du P. Jérôme : son rejet absolu de la compromission et son aspiration à l’excellence. Porté par ce cadre de travail en plein air et de saine formation morale, il obtint un diplôme d’ingénieur agricole.
Pourtant, l’appel spirituel persistait en lui. Des souvenirs d’influences religieuses de son enfance revinrent à sa mémoire, notamment celui d’un jeune prêtre de son entourage, célébrant la messe dans la chapelle des Marches avant une ascension en montagne, celle d’une expérience contemplative de prière.
J’avais alors treize ans. Je devais, avec un petit groupe, faire l’ascension de la dent de Broc. Le chef de la course, l’abbé Gremaud, avait prévu de célébrer la sainte messe dans cette chapelle, avant d’entreprendre de la montée, et il m’avait convoqué au plus petit matin pour servir cette messe[3]Père Jérôme, Car toujours dure longtemps in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 101.
Quelques mois après avoir obtenu son diplôme, il fit un séjour à la chartreuse suisse de la Valsainte, où un religieux lui conseilla de poursuivre sa vocation à la Trappe.
Au monastère, un Père chartreux venait nous entretenir chaque jour. J’appris alors, pour la première fois peut-être, à quel point il est bienfaisant de parler avec un interlocuteur compétent et, pour ainsi dire, de parler de soi sans parler de soi. Je veux dire : parler non pour se mettre au centre de l’entretien, mais pour raconter simplement une exigence de Dieu, et pour interroger sur sa signification. […] Le Père constata qu’il y avait, dans mon cas, les fondements d’une vocation cistercienne. Je fus presque embarrassé d’arriver si vite à une conclusion aussi claire[4]Père Jérôme, Car toujours dure longtemps in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 127-28.
Vers la Trappe
Ayant reçu cette première orientation, c’est par un artifice supplémentaire de la Providence que le jeune Kiefer se voit bientôt dirigé vers l’abbaye de Sept-Fons, en Bourbonnais.
Je me souviens du premier témoignage que j’ai entendu sur le monastère de Sept-Fons. Cela doit se situer vers le mois de novembre de l’année 1928, à Fribourg. Nous recevions à la table de famille deux moines de Maredsous, qui passaient pour se rendre au nouveau prieuré de Corbières. Durant le repas, il fut question de mon entrée probable dans un monastère cistercien. Lorsqu’une voix parmi les convives eut précisé qu’il s’agirait peut-être de Sept-Fons, l’un des honorables bénédictins déclara : « À Sept-Fons, selon le Révérendissime Abbé de Maredsous, se trouvent encore des géants de la prière.[5]Père Jérôme, L’art d’être disciple in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 334-335 »
Il arriva à Sept-Fons en 1928, accueilli par l’abbé Dom Chautard, fervent défenseur de la primauté de la vie intérieure.
Dom Chautard se posait comme un maître très décidé quant à l’essentiel de la vocation monastique : l’oraison. « Mon enfant, faites-vous oraison ? », telle était l’entrée en matière invariable lorsqu’il recevait l’un de ses moines. Par une telle insistance, qui répondait à sa conviction profonde, il imprimait une marque dans nos esprits ; il nous donnait une impulsion pour le reste de la vie. Il appartient au père de fixer pour toujours les priorités[6]Père Jérôme, L’art d’être disciple in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 332.
En intégrant la Trappe, Jean Kiefer adopta le nom de Jérôme en l’honneur de célèbre père de l’Église et bibliste. Bien que ce saint n’ait pas suscité d’affinité particulière en lui le père Jérôme partageait avec lui une profonde attention portée à la Parole de Dieu, qui devint un aspect central de sa vie spirituelle. Il lut la Sainte Écriture chaque année dans son intégralité, ancrant ainsi sa foi dans la Parole divine.
Sa vie de moine de Sept-Fons lui fit côtoyer des figures éminentes de la prière, telles que dom Chautard et dom Bélorgey, qui marquèrent d’une empreinte indélébile son cheminement spirituel. La proximité avec ces hommes de prière, ainsi qu’avec des convers modestes mais profondément enracinés dans la foi, nourrissait son désir d’atteindre une intimité divine. Il aspirait à devenir un homme de prière, trouvant dans cette quête un épanouissement et un éveil attentif du cœur.
Avant-hier soir, 26 novembre 1953, vers dix-huit heures – c’était donc aux premières vêpres de la fête de la médaille miraculeuse – frère Jacques a rendu à Dieu, par les mains de la Sainte Vierge Marie, son âme simple et contemplative ; embolie consécutive à une opération chirurgicale. Il avait soixante et onze ans, était entré à Sept-Fons à l’âge de dix-huit ans.
De petite taille, malingre, toujours souffreteux ; au point de vue humain, un « minus ». Il était petit, mais sincère, mais généreux ; un de ces petits que Dieu aime, et qui sont loin d’être des médiocres. Faible en tout, médiocre en rien, grand en tout l’essentiel[7]Père Jérôme, Tisons, p. 122-123..
Le Père Jérôme Kiefer consacra sa vie à servir Dieu avec une intégrité inébranlable, refusant de fléchir face aux vents de changement qui soufflaient sur la vie monastique. Dans les murs austères de Sept-Fons il découvrit enfin son véritable lieu propre : une oasis de vie intérieure et d’intimité avec Dieu. Sa résistance et sa détermination à vivre selon la tradition monastique firent de lui un modèle pour ses pairs et pour les générations futures, un ferment silencieux de renouveau dans la tourmente des années post-conciliaires. De saint Jérôme il hérita sans doute aussi le caractère fort et indépendant, l’aptitude à conserver ses résolutions contre vents et marées. Il montra par toute sa vie que la valeur d’un homme et d’un moine se mesure en grande partie à la qualité et la fidélité de ses choix, de ses refus aussi : pour lui, l’orientation décisive fut toujours dans le sens de la recherche d’une plus grande intimité divine.
Références[+]
↑1 | Père Jérôme, L’art d’être disciple in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 330 |
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↑2 | Père Jérôme, Car toujours dure longtemps in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 100 |
↑3 | Père Jérôme, Car toujours dure longtemps in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 101 |
↑4 | Père Jérôme, Car toujours dure longtemps in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 127-28 |
↑5 | Père Jérôme, L’art d’être disciple in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 334-335 |
↑6 | Père Jérôme, L’art d’être disciple in Écrits monastiques, Ad Solem, p. 332 |
↑7 | Père Jérôme, Tisons, p. 122-123. |