« Que dire aux jeunes d’aujourd’hui » ? Les grandes personnes, d’âge mûr, ont souvent le désir – et ne se privent pas de le dire – d’aller expliquer la vie aux jeunes. Et pourtant, loin des conversations d’après-repas ou des sempiternelles rengaines des anciens, l’écart entre les générations semble ne cesser de se creuser.
La jeunesse est un appel
Alors que dire aux jeunes d’aujourd’hui ? Plutôt que de prétendre faire le tour du sujet ou de récriminer autour d’une table de café, Bénédicte Delelis a choisi de prendre son papier et sa plume – qu’elle a très belle – pour le leur écrire directement une « Lettre à ceux qui ont la vie devant eux »[https://www.mameeditions.com/9782728933426-lettre-a-ceux-qui-ont-la-vie-devant-eux.html]. Diplômée d’histoire de l’art et de théologie, enseignante au collège des Bernardins, l’auteur est-elle vraiment qualifiée pour s’exprimer sur le sujet ? Mère de quatre enfants, passionnée par la vie des amis de Dieu et à l’origine de la collection « Graine de saints, » Bénédicte Delelis a accompagné de nombreux jeunes dans la période cruciale de l’adolescence. C’est avec une profondeur réelle mais surtout une grande fraîcheur qu’elle prend la parole dans ce petit livre, aussi plaisant par sa forme travaillée que nourrissant par son fond.
La jeunesse, constate-t-on, est la période des rêves : ces souhaits, l’âge adulte devrait permettre de les réaliser. Or bien souvent l’accomplissement est loin des attentes esquissées. Et pourtant ces désirs peuvent être la trace d’un appel, de cette « nostalgie d’une plénitude » qui amène vers Jésus le jeune homme riche. C’est que la réponse est exigeante : « Suis-moi ! » Ne repartons pas triste, ne nous dérobons pas au Christ qui appelle, exhorte alors l’auteur, mais cherchons la route à prendre pour le suivre. Comment la connaître ? « Prête attention à ta joie » conseille Mère Teresa de Calcutta.
Ne pas céder à la paresse et l’égoïsme qui étouffent les saints
Sur ce chemin exaltant mais rugueux, il est une double menace qui risque d’éteindre la flamme de la jeunesse. Celle de la paresse, du canapé et du smartphone, qui engloutissent les inventeurs, les héros, les saints de demain… Celle du moi égoïste, qui se recherche à tout prix. Toute histoire d’amour, disait le pape Benoît XVI, est une « sortie de soi vers l’autre. » Adam et Eve ont préféré leur « moi » à la parole de Dieu ; le Christ au contraire ne lui a laissé aucune place. Or il est l’homme parfaitement accompli, dont le bonheur invincible est le désir de chacun, car « l’homme, disait Baudelaire, a le goût de l’infini. » Cette joie vraie ne se fabrique pas mais jaillit sans que l’on sache pourquoi, elle vient de la beauté, de l’amour, de la connaissance ou du dépassement de soi, cette joie est la joie de Dieu.
Esprit saint et corps sain
Dieu est en effet un artiste qui ne crée pas de clones : « nous naissons tous comme des originaux, et nous mourons comme des photocopies, » disait le bienheureux Carlo Acutis. Nous sommes créés uniques, par Dieu qui agit dans notre corps comme dans notre cœur. Le corps est ainsi une histoire d’amour, un livre. Or le péché originel et sa blessure nous incline à dénuder, diminuer le corps de l’autre, chercher à le posséder. Le corps de Jésus nous montre le vrai sens de l’amour, lui en lequel le centurion reconnut l’amour qui se donne jusqu’au bout, lui qui, glorieux, conservait encore les traces de ses plaies. À force de regarder Jésus et d’adorer son corps, l’Église a compris l’immense valeur du corps humain. De là vient son enseignement moral : de son regard sur Jésus. La chasteté n’est donc pas un but en soi, elle est au service de l’amour ; la pureté est « plongeon du cœur de l’homme dans le regard de Dieu. » Au contraire, le « gigantesque mensonge » de la pornographie est un piège qui mène à l’addiction, via des mécanismes hormonaux bien identifiés (dopamine, endorphines). L’exercice de la sexualité est un don, qui est vrai seulement s’il est exclusif, définitif.
Vivre, obéir, aimer
Première antidote contre le découragement et le désespoir : vivre le moment présent, « car Dieu me tient dans sa main aujourd’hui, » sans se laisser paralyser par l’inquiétude et la peur, mais en en faisant des occasions d’abandon à la Providence, laisser à Dieu dans notre âme plus de place qu’au côté humain et désespérant. La peur même peut ainsi devenir un acte de confiance en Dieu. Pleine de rêves, la jeunesse doit vivre l’aujourd’hui, car « Dieu s’occupe de demain. » Ensuite, apprendre à obéir, « sortir de soi-même pour en écouter un autre » à l’image de Jésus, qui est « tout obéissance » et répare en nous la capacité d’écouter Dieu.
« Aimer arrache à soi-même »
Et puis il faut apprendre à aimer, pour ne pas être comme tant de contemporains : « ils croient aimer quand ils n’aiment pas encore, qu’ils n’aiment qu’eux-mêmes et la joie d’être regardés, rencontrés ; puis ils pensent qu’ils n’aiment plus quand ils sont enfin en train de se mettre à aimer. » Certes, aimer fait mal, arrache à soi-même, et pourtant aimer donne « une invraisemblable joie, » car avoir besoin des autres est une merveille. « De quoi aura-t-on l’air si l’on frappe à la porte du Paradis, comme un imbécile solitaire ? » Notre fragilité permet aux autres de nous aimer, nous garde petits face à eux et face au Créateur, « suspendus au fil de la tendresse de Dieu. »
Cette fragilité appelle la miséricorde du Père, du moment qu’elle est assumée ; portée comme en étendard elle ne peut manquer d’attirer son pardon. Au contraire des hommes, qui croient se protéger de leur propre faiblesse en jugeant les autres, Dieu n’a pas cette crainte et garde les bras grand ouverts. Le mal est grave pourtant, et le véritable courage est de n’y pas goûter. « Ce qui vieillit l’âme, c’est le péché » ; et l’Église est comme une vieille dame qui se rajeunit sans cesse, à mesure que les pécheurs qui la composent se rajeunissent et qu’elle engendre de nouveaux enfants de Dieu ; elle garde toutefois les cheveux blancs qui rappellent qu’elle fut créée la première. Et ainsi le seul lifting des chrétiens, c’est la confession, source de jouvence, secret – trop bien gardé – de jeunesse éternelle.
Jeunesse éternelle des saints
Nombreux sont les saints qui sont convoqués dans cet éloge de la jeunesse, et pas seulement parmi ceux qui n’ont pas dépassé la vingtaine. Carlo Acutis bien sûr, missionnaire auprès de ses voisins et de ses copains, jusqu’aux pauvres du quartier, par la simplicité de sa joie communicative, par la profondeur de sa vie intérieure, puisée au contact de Jésus-hostie. Chiara Luce, devenue sainte en aimant le Christ jusqu’au « oui » total, dans la maladie. Louange, allégresse, amitié et gratitude de Claire de Castelbajac. Mais aussi joie profonde et sourire de Mère Teresa, dont tout le corps, même rabougri et usé par les années et le service, est un message d’amour de Dieu et de ses frères. Charité scandaleuse de saint Maximilien Kolbe, antidote radical au moi contemporain qui se recherche partout et à tout prix. Amitié profonde de saint François et sainte Claire, dont le rayonnement a changé la face de l’Église et du monde.
Que demeure-t-il d’une jeunesse qui, « à force de durer toujours […] s’éteint brusquement ? » L’amitié, justement et indéniablement, les amours qui ont fait ce que nous sommes. Et le ressort secret de l’amitié divine : la nécessaire prière. Lorsque l’on aime, on voudrait garder l’autre toujours avec soi, « tout amour exige l’éternité » disait Benoît XVI, « l’amour de Dieu la donne. » La vie de l’homme sans Dieu, c’est l’enfer, prier, c’est vivre éternellement. La prière est une exigence, une âpreté certaine, un labeur et un combat, mais elle fait entrer dans cette relation qui donne la vie, fait de notre existence une conversation, un regard d’amour, un dialogue ininterrompu avec Dieu.
La jeunesse prie, avec son amour, son désir d’aimer et de n’être pas déçu, comme avec ses péchés, son travail, son humilité. Comme saint Charles de Foucauld, les jeunes semblent souvent être à la recherche de la fête la plus longue, d’une sorte de fête éternelle. Cette quête ne peut se résoudre qu’en Dieu : « aussitôt, dit Charles, je compris qu’il y avait un Dieu, que je ne pouvais faire autrement que de vivre pour lui. » Car Dieu est la fête définitive, à côté de laquelle tout le reste est pâle et insipide. À l’image de Charles, nos déceptions sont une route vers l’infini. La nostalgie de cette fête véritable résonne comme la promesse d’une fête éternelle, vers laquelle nous marchons confusément.