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Les trois révolutions de l’histoire humaine

Raconter l’histoire de l’humanité à nouveau frais : tel est le pari de Yuval Noah Harari[1]Né en 1976, de nationalité israélienne, Yuval Noah Harari est professeur d’histoire à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Un pari qui semble réussi au vu du nombre phénoménal des ventes (plus de 10 millions d’exemplaires), des traductions (plus de 65 langues) et des rééditions de Sapiens. Le livre événement du chercheur israélien connaît déjà une suite : Homo Deus.

Trois révolutions

Sapiens raconte l’histoire de l’homme autour de trois révolutions. Le héros de son épopée est un dénommé Sapiens, un animal parmi d’autres, « insignifiant, » qui en vient à jouer comme malgré lui un rôle de plus en plus significatif dans l’histoire du monde.

Bien qu’il ait longtemps préféré se croire un être à part, Sapiens est le membre d’une grande famille, dans laquelle il compte non seulement de nombreux cousins, mais même des frères et sœurs – au moins six, les autres espèces du genre homo, apparu il y a 2,5 millions d’années.

Ce sont donc trois révolutions qui font les charnières du récit de Sapiens.

1. La révolution cognitive

La révolution cognitive intervient entre 70 et 30 000 ans avant notre ère : une évolution du cerveau accompagne la généralisation de la station debout, qui ouvre au renforcement des capacités sociales, au développement de l’éducation, à la domestication du feu, à la découverte de la chasse, de la cuisine… Sapiens prend une place de plus en plus encombrante dans la famille et finit par s’imposer partout. Métissage ou remplacement ? Harari explore les différents scénarios ayant pu mener à la disparition des autres membres de la famille homo.

À la racine de cette révolution cognitive il fait l’hypothèse d’une mutation du cerveau qui aurait permis une diversification et complexification du langage, ouvrant à la formation de groupes plus larges et organisés en donnant à Sapiens ce que l’auteur considère comme le moyen essentiel d’une collaboration de masse : le mythe. C’est la capacité de partager ce qui sort du domaine de l’expérience qui permet de dépasser le cadre restreint des bandes primitives : le mythe, par sa force unifiante fondée dans la croyance commune, marque ainsi le passage de la biologie à l’histoire et permet l’avènement et l’hégémonie de Sapiens.

2. La révolution agricole

Le second tournant est celui de la révolution agricole, 10 000 ans avant notre ère, qui marque le passage de l’existence très diversifiée de fourrageurs – chasseurs cueilleurs vivant en groupes encore restreints, dont Harari fait une présentation paradoxale dont l’optimisme surprend à plus d’un titre le lecteur. Alimentation variée, loisir abondant, espérance de vie de 60 à 80 ans, faible prévalence des maladies infectieuses : il faisait bon vivre à l’époque de nos ancêtres pré-agricoles !

Et c’est ainsi que ce second tournant se présente comme la « plus grande escroquerie de l’histoire. » Émergeant en plusieurs points du globe à la faveur d’une période de réchauffement, il passe par une manipulation d’espèces animales et végétales que l’auteur ne croit pas être nécessairement le signe d’un progrès dans l’intelligence humaine. Il souligne au contraire les effets pervers du passage à l’agriculture : inadaptation du corps de l’homme au travail de la terre, simplification des régimes alimentaires, instabilité économique et politique… Ce sont le blé, le riz et la pomme de terre qui ont domestiqué l’homme, et non l’inverse, conclut Harari, pour qui cette évolution fatale devient irréversible en ce qu’elle engendre une croissance exponentielle de la population et qu’ainsi « le piège du luxe devient nécessité. » Les sociétés s’élargissent et construisent des mythes d’ampleur croissante pour fonder leur cadre sur un ordre purement imaginaire mais qui en vient à façonner les désirs, du code d’Hammourabi à la Déclaration d’indépendance américaine. Face aux insuffisances du cerveau, adapté au mode de vie des fourrageurs, les sociétés développent des stratégies de substitution autour de l’écriture, des mathématiques, de l’archivage… De servante de l’intelligence, l’écriture deviendra progressivement la maîtresse de l’intelligence. Parmi les fonctions cognitives qu’Harari considère comme inadaptées au tournant agricole, il cite aussi les capacités sociales de l’homme, non prédisposé à l’organisation complexe des grandes sociétés qui apparaissent alors et donnent naissance à des instincts artificiels, constituant, avec une tendance à l’unification, les grandes cultures.

L’argent, dernier héritage de la révolution agricole ouvre sur le troisième tournant de l’histoire de Sapiens. La monnaie, inutile chez les fourrageurs, devient indispensable lorsqu’il s’agit de stocker et d’échanger des denrées à grande échelle. Construction psychologique, elle repose sur la confiance – comme les mythes – et permet l’unification d’ensembles immenses (au Moyen-Orient dès le IIIe millénaire avant notre ère).

3. La révolution scientifique

Avec la richesse, l’impérialisme est le second facteur de la révolution scientifique. Croissance économique et expansionnisme politique entretiennent l’aspiration constante au progrès scientifique dont ils se nourrissent. Pour Harari, Science, Empire et Capital forment la « boucle de rétroaction » qui constitue le principal moteur de l’histoire des 500 dernières années. Le mot clé de cette histoire devenue avant tout économique est la croissance, système fondée dans une confiance absolue en l’avenir, ouvrant à une nouvelle éthique sociale. Une seconde révolution agricole initiée au XVIIe siècle libère des mains et des cerveaux pour alimenter la révolution industrielle qui, démultipliant la croissance des biens, fonde le consumérisme moderne.

La troisième révolution d’Harari débouche finalement sur une révolution permanente, une spirale infernale dans laquelle familles et communautés sont peu à peu remplacés par l’État et le marché. La société moderne décrite par l’auteur devient impossible à caractériser, car sa seule constante est le changement incessant.

La conclusion de l’ouvrage identifie un risque dans les dernières avancées de la technologie et du génie génétique : qu’arriverait-il si la révolution scientifique redevenait biologique, si la rationalité qui avait permis à l’homme de s’affranchir de la nature finissait par la modifier réellement. La

prochaine révolution cognitive sonnera-t-elle la fin de l’ère Sapiens, la prochaine génération d’humains fabriquera-t-elle ses dieux ? Telle est la question posée par Harari en ouverture.

À prendre avec du recul…

La lecture de l’ouvrage de Yuval Noah Harari est agréable, malgré sa longueur, car l’expression est simple et directe (à l’anglo-saxonne), les exemples nombreux et imagés, les paradoxes souvent bien amenés. On ressort toutefois du livre avec une impression contrastée, renforcée par le constat de l’immense succès rencontré partout par ce «  livre qu’il faut avoir lu. » Posons quelques questions qui nous paraissent pouvoir éclairer le lecteur à la lumière de la tradition et de l’historiographie classiques de l’Église.

Quant à la méthode historique d’abord, notons que l’exposé – très affirmatif quant à la forme – repose sur des données qui semblent bien lacunaires. Lorsque l’on traite de la préhistoire humaine, les romanesques élucubrations d’Harari correspondent souvent à des extrapolations sur la base d’éléments infimes et parfois contestés récoltés par la paléontologie.

Quant à la méthode encore, notons que l’auteur procède par des paradoxes souvent bien amenés, posés de manière provocante et apparemment non résolus dans un sens ou dans l’autre, pour amener le lecteur à trancher par lui-même dans un sens auquel il est pourtant inconsciemment incliné. L’ouvrage prétend ainsi à une grande objectivité, se présentant comme un résumé des avancées les plus actuelles de la science. Il se veut une prise de recul par rapport à une vision classique trop « nez dans le guidon » de l’histoire. Or il ne se montre pas exempt des préjugés de son époque, au contraire[2]Tout historien est nécessairement juge et partie, en particulier lorsqu’il est inclus parmi les acteurs de l’histoire qu’il écrit : en l’occurrence Yuval Noah Harari (d’après le … Continue reading. En refermant le livre, on ne peut s’empêcher de se demander qui le lira encore dans dix, vingt ou cinquante ans.

La prétention à une perspective universelle construit chez Harari une vision uniment naturaliste de l’histoire, aplatissant tout surnaturel et refusant de donner un sens aux événements. Il utilise par exemple une application originale de la théorie des jeux à son hypothèse des trois révolutions pour déconstruire l’idée du progrès et nier celle d’une finalité dans l’histoire. Déconstruire, c’est bien le projet de notre auteur, qui se montre par là bien enraciné dans le cadre post-moderne de notre époque. Il a si bien intégré les présupposés de base de cette vision contemporaine qu’il s’emploie à les appliquer de force aux époques antérieures : on retrouve ainsi une subtile dénonciation de la monogamie (qui aurait été inconnue à l’âge d’or des fourrageurs), une négation de la différenciation sexuelle (jusqu’au tableau distinguant caractères biologiques et stéréotypes de genre que l’on retrouve dans les manuels de sciences de nos lycées), le refus de toute idée d’un ordre moral supérieur et d’une loi naturelle correspondante. Puisque la particularité de Sapiens est sa capacité à construire des fictions qui rassemblent les individus, tout cadre humain est susceptible de déconstruction, un service que l’auteur s’empresse de nous rendre.

L’histoire naturaliste et structuraliste de Sapiens débouche ainsi sur une anti-nature : le héros de Sapiens est l’homme déraciné et transhumain du XXIe siècle voyageant à travers les âges. Sous prétexte de déconstruire les mythes, c’est finalement son propre mythe, celui de notre époque qu’Harari s’emploie subtilement à justifier et à imposer.

Références

Références
1 Né en 1976, de nationalité israélienne, Yuval Noah Harari est professeur d’histoire à l’Université Hébraïque de Jérusalem
2 Tout historien est nécessairement juge et partie, en particulier lorsqu’il est inclus parmi les acteurs de l’histoire qu’il écrit : en l’occurrence Yuval Noah Harari (d’après le Guardian, l’auteur est vegan, homosexuel, pratique assidûment la méditation orientale…) est un représentant du modèle d’homme contemporain dont il raconte l’avènement.
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