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Ne nous laissez pas succomber…

A. Hoen & Co.; Crider, Henry M., 1839-1903, publisher, Public domain, via Wikimedia Commons
Dieu nous soumet-il à la tentation ? Dieu nous tente-t-il ? Permet-il que nous soyons tentés ? Retour sur la difficulté de la traduction de Notre Père : Extrait d’un entretien de l’abbé Jean de Massia dans l’émission « Terres de Mission » du dimanche 3 mars.

Histoire d’un débat

La traduction française traditionnelle de la 6e demande du Notre Père est : « et ne nous laissez pas succomber à la tentation[1]Cette formulation traditionnelle est retenue également par le Catéchisme de l’Église Catholique, n° 2846. ». En 1966, la version œcuménique française du Pater avait modifié cette traduction en reprenant une formule apparue pour la première fois dans le monde protestant en 1922 « et ne nous soumets pas à la tentation ». Depuis quelques années une nouvelle traduction a remplacé la précédente : « et nous laisse pas entrer en tentation ». La version de 1966, désormais abolie, avait provoqué – à juste titre – une forte contestation dès son apparition, tant elle choquait le bon sens chrétien. Car elle laissait entendre que Dieu pouvait nous soumettre à la tentation. Or Dieu est le Bien absolu, il ne peut être cause active dans une tentation, comme le dit la Révélation par l’apôtre saint Jacques : « Que personne, lorsqu’il est tenté, ne dise : C’est Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne. »  (Jc 1, 13).

« Et ne nos inducas » ?

Et pourtant, l’affaire n’est pas si simple ; car si on demandait à une machine de traduire mot à mot la phrase grecque du Notre Père (que le latin restitue à la lettre : et ne non inducas in tentationem), on obtiendrait certainement : « et ne nous introduisez pas dans la tentation » : formule assurément assez proche de la version de 1966. Alors, Dieu nous tente-il ?

On ne peut pas, sur cette question, passer sous silence l’analyse magistrale du P. Jean Carmignac, Etudes sur le Notre Père, résumée en quelques pages dans le petit livre À l’écoute du Notre Père (1969). Pour cet auteur, spécialiste des manuscrits de la Mer Morte, le Pater a originellement été dit et écrit en araméen ou en hébreu : et la 6e demande contient un « hébraïsme » dont la traduction en grec, latin, ou français, est complexe.

Pour y voir plus clair, analysons les trois parties principales de la phrase : le mot (tentationem), le verbe (inducas), et la négation de ce verbe.

Les deux sens du mot « tentation »

Le mot tentation a deux sens[2]Ces deux sens du mot « tentation » sont parfaitement décrit par saint Thomas d’Aquin dans son « Explication du Notre Père » ; cf. Saint Thomas d’Aquin, Le Pater et l’Ave, Nouvelles … Continue reading :

– Le premier, présent dans l’Ancien Testament, correspond au sens large d’épreuve, de mise à lessai, dexamen : un maître, un formateur fait passer des épreuves pour tester la qualité de son sujet, pour le rendre meilleur, pour l’éloigner du mal, pour faire connaître et briller ses vertus en le poussant à l’excellence. En ce sens (d’épreuve donc) on peut dire que Dieu « tente[3]Par exemple : Deut., 13, 3 : « Le Seigneur vous tente afin de faire apparaître au grand jour si oui ou non vous l’aimez. » », lorsqu’il nous propose par exemple un choix, un dépassement de nous-même, ou permet une épreuve : Dieu, Bien absolu, fait peser sur nous l’attraction d’un bien plus haut pour nous permettre de nous dépasser. Retenons ce premier sens : tentation = épreuve (bonne ou mauvaise).

– Mais dans le Nouveau Testament, le mot tentation prend un sens plus précis, qui correspond à son utilisation actuelle : la tentation est une séduction, une excitation au mal, une sollicitation au péché : elle vient d’une cause mauvaise, en particulier du démon, décrit comme « Le Tentateur ». Et clairement, dans le Pater, c’est ce sens (tentation = sollicitation au mal) qu’il faut adopter[4]En lien avec Mt 26, 41. En effet : la 5e demande parle des péchés passés, à pardonner ; la 7e demande parle des péchés futurs ; la 6e parle donc du péché actuel, de la séduction à la … Continue reading.

Le verbe

Le verbe employé dans la 6e demande (et que l’on retrouve en latin sous la forme inducas), se rapproche du verbe « entrer », mais conjugué selon une forme particulière, propre à l’araméen et à l’hébreu : le mode causatif ; et c’est pourquoi on le traduit, en grec et en français, par « faire entrer dans » ou « introduire ».

Au passage, le P. Carmignac[5]A l’écoute du Notre Père, p. 72. insiste sur le fait qu’il s’agit, dans le texte, non pas d’entrer en tentation, mais bien d’entrer dans la tentation[6]Certes, le texte grec comme le texte latin ne comporte pas d’article, mais c’est pour montrer, selon le P. Carmignac, qu’il s’agit d’éviter « la tentation » et non « d’une … Continue reading. Car entrer en tentation peut se comprendre comme le simple fait de commencer à s’y trouver, de commencer à être tenté, un sens donc purement passif qui ne dit rien du rôle actif de la personne ; tandis qu’entrer dans la tentation signifie plus clairement y pénétrer soi-même, se livrer à la tentation, mettre le doigt dans l’engrenage. Et c’est bien de cela dont il faut demander à Dieu de nous garder, et non du simple fait « d’être tenté » (passif), qui fait partie de la vie chrétienne. Le Christ lui-même a été tenté.

Ou placer la négation ?

Nous arrivons à la résolution de la difficulté. Le verbe (inducas, faire entrer), est nié : ne nos inducas. Toute la question est de savoir où il faut placer la négation. Car en réalité, deux solutions se proposent à nous, à cause de ce fameux hébraïsme, le mode causatif :

  • 1ère solution : « ne nous faites pas entrer», ou « ne nous introduisez pas dans », ou « ne nous soumettez pas à » (négation de la cause)
  • 2ème solution : « faites que nous n’entrions pas » (négation de l’effet).

Littéralement, les deux traductions sont possibles. C’est donc le sens théologique qui doit trancher. À la lumière de Jc 1, 13, le sens s’impose : c’est la deuxième solution qui doit être adoptée : même si elle semble s’éloigner de la littéralité du grec et du latin, elle est la plus juste.

Conclusion : que traduire, que dire ?

Et comme en français, « faire que ne pas » correspond à « empêcher que », on peut traduire la 6e formule du Pater par : « gardez-nous dentrer dans la tentation » (proposition du P. Carmignac) ; ou bien « ne nous laissez pas consentir à la tentation » ; ou encore « ne nous laissez pas succomber à la tentation », qui exprime bien, avec un mot clair (succomber) ce que signifie littéralement « entrer dans la tentation ». La nouvelle traduction, « ne nous laisse pas entrer en tentation », si elle est plus juste que celle de 1966 par rapport au rôle de Dieu, a le désavantage de laisser un flou, car « entrer en tentation » peut signifier simplement « être tenté » au sens passif : or Dieu peut juger bon que nous soyons parfois tentés. Dieu ne nous tente pas, mais il permet la tentation – comme il permit celle du Christ, tout en nous donnant la grâce d’y résister, et c’est pour y résister que nous le prions. Quant à la traduction de 1966, elle doit en effet purement et simplement être abandonnée.

Lisez aussi notre article : Le Pater à la messe

Retrouvez l’intégralité de l’interview de l’abbé Jean de Massia pour « Terres de Mission. »

Références

Références
1 Cette formulation traditionnelle est retenue également par le Catéchisme de l’Église Catholique, n° 2846.
2 Ces deux sens du mot « tentation » sont parfaitement décrit par saint Thomas d’Aquin dans son « Explication du Notre Père » ; cf. Saint Thomas d’Aquin, Le Pater et lAve, Nouvelles Éditions Latines.
3 Par exemple : Deut., 13, 3 : « Le Seigneur vous tente afin de faire apparaître au grand jour si oui ou non vous l’aimez. »
4 En lien avec Mt 26, 41. En effet : la 5e demande parle des péchés passés, à pardonner ; la 7e demande parle des péchés futurs ; la 6e parle donc du péché actuel, de la séduction à la tentation mauvaise, à éviter.
5 A l’écoute du Notre Père, p. 72.
6 Certes, le texte grec comme le texte latin ne comporte pas d’article, mais c’est pour montrer, selon le P. Carmignac, qu’il s’agit d’éviter « la tentation » et non « d’une tentation » particulière. Ici comme ailleurs, une traduction mot à mot du grec au français peut provoquer une erreur, car les règles d’emploi des articles ne sont pas les mêmes en français et en grec.
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