La traduction française traditionnelle de la 6e demande du Notre Père est : « et ne nous laissez pas succomber à la tentation[1]Cette formulation traditionnelle est retenue également par le Catéchisme de l’Église Catholique, n° 2846. ». En 1966, la version œcuménique française du Pater avait modifié cette traduction en reprenant une formule apparue pour la première fois dans le monde protestant en 1922 « et ne nous soumets pas à la tentation ». Depuis quelques années une nouvelle traduction a remplacé la précédente : « et nous laisse pas entrer en tentation ». La version de 1966, désormais abolie, avait provoqué – à juste titre – une forte contestation dès son apparition, tant elle choquait le bon sens chrétien. Car elle laissait entendre que Dieu pouvait nous soumettre à la tentation. Or Dieu est le Bien absolu, il ne peut être cause active dans une tentation, comme le dit la Révélation par l’apôtre saint Jacques : « Que personne, lorsqu’il est tenté, ne dise : C’est Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne. » (Jc 1, 13).
« Et ne nos inducas » ?
Et pourtant, l’affaire n’est pas si simple ; car si on demandait à une machine de traduire mot à mot la phrase grecque du Notre Père (que le latin restitue à la lettre : et ne non inducas in tentationem), on obtiendrait certainement : « et ne nous introduisez pas dans la tentation » : formule assurément assez proche de la version de 1966. Alors, Dieu nous tente-il ?
On ne peut pas, sur cette question, passer sous silence l’analyse magistrale du P. Jean Carmignac, Etudes sur le Notre Père, résumée en quelques pages dans le petit livre À l’écoute du Notre Père (1969). Pour cet auteur, spécialiste des manuscrits de la Mer Morte, le Pater a originellement été dit et écrit en araméen ou en hébreu : et la 6e demande contient un « hébraïsme » dont la traduction en grec, latin, ou français, est complexe.
Pour y voir plus clair, analysons les trois parties principales de la phrase : le mot (tentationem), le verbe (inducas), et la négation de ce verbe.
Les deux sens du mot « tentation »
Le mot tentation a deux sens[2]Ces deux sens du mot « tentation » sont parfaitement décrit par saint Thomas d’Aquin dans son « Explication du Notre Père » ; cf. Saint Thomas d’Aquin, Le Pater et l’Ave, Nouvelles … Continue reading :
– Le premier, présent dans l’Ancien Testament, correspond au sens large d’épreuve, de mise à l’essai, d’examen : un maître, un formateur fait passer des épreuves pour tester la qualité de son sujet, pour le rendre meilleur, pour l’éloigner du mal, pour faire connaître et briller ses vertus en le poussant à l’excellence. En ce sens (d’épreuve donc) on peut dire que Dieu « tente[3]Par exemple : Deut., 13, 3 : « Le Seigneur vous tente afin de faire apparaître au grand jour si oui ou non vous l’aimez. » », lorsqu’il nous propose par exemple un choix, un dépassement de nous-même, ou permet une épreuve : Dieu, Bien absolu, fait peser sur nous l’attraction d’un bien plus haut pour nous permettre de nous dépasser. Retenons ce premier sens : tentation = épreuve (bonne ou mauvaise).
– Mais dans le Nouveau Testament, le mot tentation prend un sens plus précis, qui correspond à son utilisation actuelle : la tentation est une séduction, une excitation au mal, une sollicitation au péché : elle vient d’une cause mauvaise, en particulier du démon, décrit comme « Le Tentateur ». Et clairement, dans le Pater, c’est ce sens (tentation = sollicitation au mal) qu’il faut adopter[4]En lien avec Mt 26, 41. En effet : la 5e demande parle des péchés passés, à pardonner ; la 7e demande parle des péchés futurs ; la 6e parle donc du péché actuel, de la séduction à la … Continue reading.
Le verbe
Le verbe employé dans la 6e demande (et que l’on retrouve en latin sous la forme inducas), se rapproche du verbe « entrer », mais conjugué selon une forme particulière, propre à l’araméen et à l’hébreu : le mode causatif ; et c’est pourquoi on le traduit, en grec et en français, par « faire entrer dans » ou « introduire ».
Au passage, le P. Carmignac[5]A l’écoute du Notre Père, p. 72. insiste sur le fait qu’il s’agit, dans le texte, non pas d’entrer en tentation, mais bien d’entrer dans la tentation[6]Certes, le texte grec comme le texte latin ne comporte pas d’article, mais c’est pour montrer, selon le P. Carmignac, qu’il s’agit d’éviter « la tentation » et non « d’une … Continue reading. Car entrer en tentation peut se comprendre comme le simple fait de commencer à s’y trouver, de commencer à être tenté, un sens donc purement passif qui ne dit rien du rôle actif de la personne ; tandis qu’entrer dans la tentation signifie plus clairement y pénétrer soi-même, se livrer à la tentation, mettre le doigt dans l’engrenage. Et c’est bien de cela dont il faut demander à Dieu de nous garder, et non du simple fait « d’être tenté » (passif), qui fait partie de la vie chrétienne. Le Christ lui-même a été tenté.
Ou placer la négation ?
Nous arrivons à la résolution de la difficulté. Le verbe (inducas, faire entrer), est nié : ne nos inducas. Toute la question est de savoir où il faut placer la négation. Car en réalité, deux solutions se proposent à nous, à cause de ce fameux hébraïsme, le mode causatif :
1ère solution : « ne nous faites pas entrer», ou « ne nous introduisez pas dans », ou « ne nous soumettez pas à » (négation de la cause)
2ème solution : « faites que nous n’entrions pas » (négation de l’effet).
Littéralement, les deux traductions sont possibles. C’est donc le sens théologique qui doit trancher. À la lumière de Jc 1, 13, le sens s’impose : c’est la deuxième solution qui doit être adoptée : même si elle semble s’éloigner de la littéralité du grec et du latin, elle est la plus juste.
Conclusion : que traduire, que dire ?
Et comme en français, « faire que ne pas » correspond à « empêcher que », on peut traduire la 6e formule du Pater par : « gardez-nous d’entrer dans la tentation » (proposition du P. Carmignac) ; ou bien « ne nous laissez pas consentir à la tentation » ; ou encore « ne nous laissez pas succomber à la tentation », qui exprime bien, avec un mot clair (succomber) ce que signifie littéralement « entrer dans la tentation ». La nouvelle traduction, « ne nous laisse pas entrer en tentation », si elle est plus juste que celle de 1966 par rapport au rôle de Dieu, a le désavantage de laisser un flou, car « entrer en tentation » peut signifier simplement « être tenté » au sens passif : or Dieu peut juger bon que nous soyons parfois tentés. Dieu ne nous tente pas, mais il permet la tentation – comme il permit celle du Christ, tout en nous donnant la grâce d’y résister, et c’est pour y résister que nous le prions. Quant à la traduction de 1966, elle doit en effet purement et simplement être abandonnée.
Ces deux sens du mot « tentation » sont parfaitement décrit par saint Thomas d’Aquin dans son « Explication du Notre Père » ; cf. Saint Thomas d’Aquin, Le Pater et l’Ave, Nouvelles Éditions Latines.
En lien avec Mt 26, 41. En effet : la 5e demande parle des péchés passés, à pardonner ; la 7e demande parle des péchés futurs ; la 6e parle donc du péché actuel, de la séduction à la tentation mauvaise, à éviter.
Certes, le texte grec comme le texte latin ne comporte pas d’article, mais c’est pour montrer, selon le P. Carmignac, qu’il s’agit d’éviter « la tentation » et non « d’une tentation » particulière. Ici comme ailleurs, une traduction mot à mot du grec au français peut provoquer une erreur, car les règles d’emploi des articles ne sont pas les mêmes en français et en grec.
Ne nous laissez pas succomber…
Dieu nous soumet-il à la tentation ? Dieu nous tente-t-il ? Permet-il que nous soyons tentés ? Retour sur la difficulté de la traduction de Notre Père : Extrait d’un entretien de l’abbé Jean de Massia dans l’émission « Terres de Mission » du dimanche 3 mars.
Histoire d’un débat
La traduction française traditionnelle de la 6e demande du Notre Père est : « et ne nous laissez pas succomber à la tentation[1]Cette formulation traditionnelle est retenue également par le Catéchisme de l’Église Catholique, n° 2846. ». En 1966, la version œcuménique française du Pater avait modifié cette traduction en reprenant une formule apparue pour la première fois dans le monde protestant en 1922 « et ne nous soumets pas à la tentation ». Depuis quelques années une nouvelle traduction a remplacé la précédente : « et nous laisse pas entrer en tentation ». La version de 1966, désormais abolie, avait provoqué – à juste titre – une forte contestation dès son apparition, tant elle choquait le bon sens chrétien. Car elle laissait entendre que Dieu pouvait nous soumettre à la tentation. Or Dieu est le Bien absolu, il ne peut être cause active dans une tentation, comme le dit la Révélation par l’apôtre saint Jacques : « Que personne, lorsqu’il est tenté, ne dise : C’est Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne. » (Jc 1, 13).
« Et ne nos inducas » ?
Et pourtant, l’affaire n’est pas si simple ; car si on demandait à une machine de traduire mot à mot la phrase grecque du Notre Père (que le latin restitue à la lettre : et ne non inducas in tentationem), on obtiendrait certainement : « et ne nous introduisez pas dans la tentation » : formule assurément assez proche de la version de 1966. Alors, Dieu nous tente-il ?
On ne peut pas, sur cette question, passer sous silence l’analyse magistrale du P. Jean Carmignac, Etudes sur le Notre Père, résumée en quelques pages dans le petit livre À l’écoute du Notre Père (1969). Pour cet auteur, spécialiste des manuscrits de la Mer Morte, le Pater a originellement été dit et écrit en araméen ou en hébreu : et la 6e demande contient un « hébraïsme » dont la traduction en grec, latin, ou français, est complexe.
Pour y voir plus clair, analysons les trois parties principales de la phrase : le mot (tentationem), le verbe (inducas), et la négation de ce verbe.
Les deux sens du mot « tentation »
Le mot tentation a deux sens[2]Ces deux sens du mot « tentation » sont parfaitement décrit par saint Thomas d’Aquin dans son « Explication du Notre Père » ; cf. Saint Thomas d’Aquin, Le Pater et l’Ave, Nouvelles … Continue reading :
– Le premier, présent dans l’Ancien Testament, correspond au sens large d’épreuve, de mise à l’essai, d’examen : un maître, un formateur fait passer des épreuves pour tester la qualité de son sujet, pour le rendre meilleur, pour l’éloigner du mal, pour faire connaître et briller ses vertus en le poussant à l’excellence. En ce sens (d’épreuve donc) on peut dire que Dieu « tente[3]Par exemple : Deut., 13, 3 : « Le Seigneur vous tente afin de faire apparaître au grand jour si oui ou non vous l’aimez. » », lorsqu’il nous propose par exemple un choix, un dépassement de nous-même, ou permet une épreuve : Dieu, Bien absolu, fait peser sur nous l’attraction d’un bien plus haut pour nous permettre de nous dépasser. Retenons ce premier sens : tentation = épreuve (bonne ou mauvaise).
– Mais dans le Nouveau Testament, le mot tentation prend un sens plus précis, qui correspond à son utilisation actuelle : la tentation est une séduction, une excitation au mal, une sollicitation au péché : elle vient d’une cause mauvaise, en particulier du démon, décrit comme « Le Tentateur ». Et clairement, dans le Pater, c’est ce sens (tentation = sollicitation au mal) qu’il faut adopter[4]En lien avec Mt 26, 41. En effet : la 5e demande parle des péchés passés, à pardonner ; la 7e demande parle des péchés futurs ; la 6e parle donc du péché actuel, de la séduction à la … Continue reading.
Le verbe
Le verbe employé dans la 6e demande (et que l’on retrouve en latin sous la forme inducas), se rapproche du verbe « entrer », mais conjugué selon une forme particulière, propre à l’araméen et à l’hébreu : le mode causatif ; et c’est pourquoi on le traduit, en grec et en français, par « faire entrer dans » ou « introduire ».
Au passage, le P. Carmignac[5]A l’écoute du Notre Père, p. 72. insiste sur le fait qu’il s’agit, dans le texte, non pas d’entrer en tentation, mais bien d’entrer dans la tentation[6]Certes, le texte grec comme le texte latin ne comporte pas d’article, mais c’est pour montrer, selon le P. Carmignac, qu’il s’agit d’éviter « la tentation » et non « d’une … Continue reading. Car entrer en tentation peut se comprendre comme le simple fait de commencer à s’y trouver, de commencer à être tenté, un sens donc purement passif qui ne dit rien du rôle actif de la personne ; tandis qu’entrer dans la tentation signifie plus clairement y pénétrer soi-même, se livrer à la tentation, mettre le doigt dans l’engrenage. Et c’est bien de cela dont il faut demander à Dieu de nous garder, et non du simple fait « d’être tenté » (passif), qui fait partie de la vie chrétienne. Le Christ lui-même a été tenté.
Ou placer la négation ?
Nous arrivons à la résolution de la difficulté. Le verbe (inducas, faire entrer), est nié : ne nos inducas. Toute la question est de savoir où il faut placer la négation. Car en réalité, deux solutions se proposent à nous, à cause de ce fameux hébraïsme, le mode causatif :
Littéralement, les deux traductions sont possibles. C’est donc le sens théologique qui doit trancher. À la lumière de Jc 1, 13, le sens s’impose : c’est la deuxième solution qui doit être adoptée : même si elle semble s’éloigner de la littéralité du grec et du latin, elle est la plus juste.
Conclusion : que traduire, que dire ?
Et comme en français, « faire que ne pas » correspond à « empêcher que », on peut traduire la 6e formule du Pater par : « gardez-nous d’entrer dans la tentation » (proposition du P. Carmignac) ; ou bien « ne nous laissez pas consentir à la tentation » ; ou encore « ne nous laissez pas succomber à la tentation », qui exprime bien, avec un mot clair (succomber) ce que signifie littéralement « entrer dans la tentation ». La nouvelle traduction, « ne nous laisse pas entrer en tentation », si elle est plus juste que celle de 1966 par rapport au rôle de Dieu, a le désavantage de laisser un flou, car « entrer en tentation » peut signifier simplement « être tenté » au sens passif : or Dieu peut juger bon que nous soyons parfois tentés. Dieu ne nous tente pas, mais il permet la tentation – comme il permit celle du Christ, tout en nous donnant la grâce d’y résister, et c’est pour y résister que nous le prions. Quant à la traduction de 1966, elle doit en effet purement et simplement être abandonnée.
Lisez aussi notre article : Le Pater à la messe
Retrouvez l’intégralité de l’interview de l’abbé Jean de Massia pour « Terres de Mission. »
Références[+]