Le Carême permet d’approfondir notre conversion, en particulier en luttant contre les tentations, à la suite du Christ au désert. Entretien pour France Catholique avec l’abbé Jean de Massia, prêtre de la Fraternité Saint-Pierre et aumônier général de Notre-Dame de Chrétienté.
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F.C. : Pourquoi le Christ a-t-il été tenté au désert ?
Abbé de Massia : La première interprétation de ces trois tentations est littérale : le Christ est tenté par le démon dans son rôle de messie. Comme Jésus n’a pas encore commencé sa vie publique, le diable semble avoir des doutes sur ce personnage extraordinaire, il ne sait pas encore qu’il s’agit du Fils de Dieu. Il veut donc le mettre à l’épreuve pour le faire tomber.
Et à nous, que nous dit cet épisode ?
Dans un deuxième temps, l’interprétation spirituelle de ces textes montre que Jésus est tenté afin de nous montrer comment résister à nos propres tentations.
Selon saint Ambroise de Milan, ces tentations au désert résument toutes les tentations qui peuvent toucher l’homme : « La jouissance de la chair, l’espérance de la gloire, et l’avidité du pouvoir. »
Comment se décline la tentation de la chair, dans le monde actuel ?
La « chair », ce sont les biens sensibles, à commencer par la nourriture, qui est le premier besoin vital. Suivent la sexualité, le bien-être, les biens de consommation… Tous sont bons à l’origine mais, progressivement dévoyés, ils nous éloignent de Dieu, en donnant naissance à la société de consommation, du confort, du plaisir, de l’hédonisme. Avec tout ce qui blesse l’homme en lui faisant croire qu’en satisfaisant tous les désirs de son corps et de son cœur, il trouvera le bonheur absolu. Chacun sera tenté selon la faiblesse qui est la sienne sur le plan sensible, là où il pense trouver son bonheur : achats compulsifs, pornographie, gourmandise… « Chacun est tenté par sa propre convoitise qui l’entraîne et le séduit », écrit l’apôtre saint Jacques (1, 12).
Qu’est-ce que la deuxième tentation, qui porte sur l’espérance de la gloire ?
C’est d’aspirer à la vaine gloire, la vaine renommée qui s’incarne, pour beaucoup, dans notre besoin de reconnaissance, dans notre société très médiatisée, en étant vu et reconnu sur les réseaux sociaux, en faisant du buzz, en étant « suivi », en étant apprécié pour ce que l’on fait. Cette tentation peut nous toucher même quand nous voulons sincèrement faire le bien… mais en souhaitant que cela se sache ! Nous ne rendons pas à Dieu la gloire de ce que nous faisons. Cela nous replie sur nous-mêmes.
Comment expliquer la troisième tentation : l’avidité du pouvoir ?
La recherche du pouvoir, c’est le désir de ne plus dépendre de Dieu, de ne plus nous abandonner à lui, en mettant notre bonheur dans nos propres forces, en n’étant plus enfant mais adulte face à Dieu. Nous voulons avoir le contrôle de notre vie, en pensant savoir où est notre bonheur. L’homme moderne ne veut plus reconnaître qu’il existe grâce à Dieu et pour lui, il ne veut plus dépendre de lui, ni lui rendre honneur. Il est dans la toute-puissance et veut se construire lui-même : il se prend pour Dieu. On retrouve cela en particulier dans le désir de contrôler la vie et la mort – contraception, avortement, euthanasie – ou de reconstruire l’homme – transhumanisme, intelligence artificielle mal orientée…
De quelle manière le démon s’y prend-il ?
Il tente l’homme de manière progressive, en commençant par la chair, le sensible, car c’est là que l’homme est le plus fragile, au moins au début de sa vie spirituelle. Il a une tactique propre pour chacun : il s’adapte à nos personnalités, à nos points faibles. Mais il y a des points communs à toutes les tentations : le diable est menteur, il falsifie les Écritures, il endort notre conscience et nous séduit par des apparences de bien. En effet, les biens sur lesquels il nous tente ne sont pas mauvais en soi, ils sont même souvent légitimes. Mais s’ils deviennent recherchés comme le but premier de notre vie, ils nous coupent de Dieu en nous faisant rechercher notre bonheur en dehors de notre Créateur. En outre, une fois qu’il nous a fait tomber, Satan essaie de nous empêcher de nous relever : « Il trompe l’homme et maintient l’homme tombé dans son péché », dit saint Thomas, dans le but de nous éloigner définitivement de Dieu.
Dieu peut-il aussi nous « tenter »?
À l’inverse du diable, Dieu peut « tenter » l’homme dans le but d’éprouver sa vertu, de faire grandir sa sainteté, de deux manières. D’une part, lorsqu’il permet une difficulté, une épreuve, c’est l’occasion pour nous de développer une vertu particulière : confiance en Dieu, courage, persévérance… D’autre part, en nous mettant devant un choix, c’est une manière de nous éprouver pour nous donner l’occasion de poser un choix meilleur, plus noble, plus grand, pour nous rapprocher de lui. Dieu éprouve – « tente » – ainsi l’homme en le mettant dans des occasions de faire un bien plus grand : « Le Seigneur votre Dieu vous met à l’épreuve : il veut savoir si vous aimez vraiment le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur et de toute votre âme » (Dt 13, 4).
Y a-t-il d’autres formes de tentations ?
Oui. Certaines sont dues au monde et à la chair, à notre corps, par les yeux, l’imagination, les pensées fugaces… C’est le « vieil homme » en nous, évoqué par saint Paul, qui nous tente : ce qui en nous résiste à la Grâce et n’est pas encore ordonné à la vie divine. Car ce qui, en nous, n’est pas guéri du péché originel, demeure un lieu de tentation. Le baptême enlève le péché originel mais nous laisse cette faiblesse, dans le but de l’exercice du combat spirituel. « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse », dit Dieu à saint Paul (2 Co 12, 9). Mais Dieu ne permettrait pas ce combat s’il ne donnait pas la grâce pour le gagner, s’il n’était assez puissant pour en tirer un bien plus excellent. Il y a donc quelque chose de bon qui peut sortir de cette blessure.
Quelles armes Jésus a-t-il utilisées pour y résister ?
Le texte biblique révèle que le christ, face au démon, a utilisé deux armes : le jeûne, pour se préparer au combat, et les paroles de l’Écriture, pour répondre à Satan. Il nous montre ainsi que ce n’est pas par nos propres forces que nous pouvons lutter mais par sa Parole, c’est-à-dire la prière. Ailleurs dans l’Évangile (Mt 6), Jésus ajoute l’aumône comme arme de combat contre les tentations.
En quoi l’aumône est-elle une arme ?
Se donner soi-même et donner ses biens empêchent de se replier sur soi-même, qui est le propre du péché. En donnant nos biens, nous nous en détachons, et nous aimons. Or, la charité est certainement le meilleur moyen de lutter contre le péché : « Ayez entre vous une charité intense, car la charité couvre une multitude de péchés » (1 P 4, 8). Lorsque nous désirons le bien des autres, nous accomplissons la loi d’amour du Christ tout entière. Ainsi, par l’aumône, le démon a moins de prise sur nous. La charité, si minime soit-elle, aide à résister à la tentation : « Les grandes eaux de la tentation n’ont pu éteindre l’amour », écrit saint Thomas, dans une méditation sur le Cantique des cantiques.
Y a-t-il d’autres armes à utiliser ?
L’Église nous donne en effet également les bénédictions, les sacramentaux, la prière, les anges gardiens… Sans oublier de demander l’aide essentielle de la Sainte Vierge, « maintenant et à l’heure de notre mort ». En effet, l’ultime agonie est un moment très particulier de la tentation, où le démon cherche à nous faire chuter, comme l’indique le Catéchisme de l’Église catholique au n° 1520 : « tentations de découragement et d’angoisse de la mort ». Le Christ lui-même a connu – et triomphé – de cette ultime tentation dans son Agonie au jardin des Oliviers, comme le suggère Lc 4, 13. Nous avons besoin particulièrement de l’aide de Marie à ce moment-là, elle qui a vaincu le démon.
Quels sont les fruits du combat contre la tentation ?
Le fruit ultime du combat spirituel est la récompense du Ciel, que le Seigneur donnera à ceux qui auront été fidèles : « Au vainqueur, je donnerai de goûter à l’arbre de la vie qui est dans le paradis de Dieu » (Ap 2, 7). Alors, nous posséderons la vraie joie, car nous réaliserons ce pour quoi nous sommes faits : l’amitié avec Dieu. D’ici-là, sur terre, le fruit de ce combat est de nous fortifier dans la foi, la fidélité, l’amour de Dieu et dans toutes les vertus. S’il n’y avait aucune occasion de choisir Dieu, notre amour pour lui serait plus faible et fragile.
Propos recueillis par Émilie Pourbaix, pour France Catholique.