C’est le printemps. L’abbé Gleize nous offre quelques images propres à égayer la grise atmosphère ecclésiale…
Le 24 décembre 2023, Claves avait publié un article du père de Blignières, fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier : « Le Christ-Roi et la liberté religieuse ». Le 13 mars 2024, La Porte latine reproduisait une critique ironique de cet article par l’abbé Gleize, de la Fraternité Saint-Pie X, intitulée « Des taches sur le miroir », où il qualifiait de « séduisante mais trompeuse la tentative récente du Père de Blignières, [de] prouver que le droit à la liberté religieuse […] ne s’opposerait pas à la royauté sociale du Christ sur les sociétés humaines[1]lire l’article de l’abbé Gleize ».
Le père Antoine-Marie de Araujo, FSVF, répond à l’abbé Gleize.
C’est le printemps. L’abbé Gleize nous offre quelques images propres à égayer la grise atmosphère ecclésiale. « Miroir aux alouettes », c’est ainsi qu’il qualifie gentiment le texte du père de Blignières montrant que Dignitatis humanæ n’abolit pas la royauté sociale du Christ[2]Le père de Blignières répondait à un évêque, et montrait à l’aide de textes majeurs du Concile, de Jean-Paul II et de Benoît XVI, que Dignitatis humanæ ne pouvait servir à nier la … Continue reading. Visiblement, l’abbé est irrité que le R. P. de Blignières ait produit une démonstration si « séduisante ». Mais lisons plutôt ce qu’il écrit :
Sans doute, oui, trouve-t-on des affirmations réitérées qui présentent la doctrine de la liberté religieuse comme étant conforme à la doctrine traditionnelle. Ainsi, le n° 1 et le n° 13 de la Déclaration Dignitatis humanæ, le Catéchisme de l’Église catholique de 1992, l’Encyclique Veritatis splendor du Pape Jean-Paul II et l’encyclique Caritas in veritate du Pape Benoît XVI affirment-ils que la doctrine de Vatican II sur la liberté religieuse ne contredit pas le devoir moral qui oblige tant les individus que les sociétés de reconnaître et embrasser la vraie religion, que le droit à la liberté religieuse ne saurait être compris comme un droit à l’erreur et qu’il doit s’entendre dans les limites objectives d’un ordre public non point naturaliste.
Obligation pour tous, individus et sociétés, d’être catholiques
Merci de ces concessions ! On est donc d’accord que le Concile et le magistère postconciliaire ont réaffirmé l’obligation pour tous, individus et sociétés, d’être catholiques. Cela ressemble à la royauté sociale du Christ, non ? Seulement, c’est dommage de présenter les textes magistériels à travers un miroir, non aux alouettes, mais déformant. En réalité Dignitatis humanæ (DH) dit que « la liberté religieuse […] ne porte aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle au sujet du devoir moral de l’homme et des sociétés à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ » (n°1). C’est plus que le devoir de la société d’embrasser le catholicisme, c’est le devoir en général à l’égard de la religion et de l’Église catholique, y compris, donc, le devoir de la favoriser, de la protéger et de la défendre au besoin. Cela dit, la concession est déjà généreuse pour un lefebvriste.
La liberté religieuse restreinte dans les limites du bien commun
Autre concession : le droit à la liberté religieuse ne saurait être compris comme un droit à l’erreur et [qu’]il doit s’entendre dans les limites objectives d’un ordre public non point naturaliste. Merci encore. Dommage que soit passée sous silence la précision décisive que fait le magistère postérieur. Le Catéchisme de l’Église catholique (CEC), le Compendium du CEC et l’encyclique de Benoît XVI Caritas in veritate restreignent la liberté religieuse dans les limites du « bien commun. »[3]CEC, n° 2109 : « Le droit à la liberté religieuse ne peut être de soi ni illimité (cf. Pie VI, bref Quod aliquantum), ni limité seulement par un “ordre public” conçu de … Continue reading » ; or, comme la vérité religieuse fait partie du bien commun, cela signifie que l’autorité civile doit gouverner en tenant compte de la vérité religieuse.
Et l’abbé continue :
L’indifférentisme religieux en général correspond à deux erreurs distinctes : l’indifférentisme religieux des individus ; l’indifférentisme religieux des pouvoirs publics. Ce n° 2 de Dignitatis humanæ enseigne la deuxième erreur, sans pour autant enseigner la première. Et tous les textes avancés par le Père de Blignières, du n° 1 de Dignitatis humanæ à Caritas in veritate de Benoît XVI, en passant par le nouveau Catéchisme de 1992 et Veritatis splendor de Jean-Paul II, se contentent de réprouver l’indifférentisme religieux des individus. Et s’ils rappellent, tout au plus, le devoir des sociétés d’embrasser la vraie religion, aucun de ces textes ne revient sur l’affirmation problématique du n° 2 de Dignitatis humanæ.
Ainsi, le magistère conciliaire et postconciliaire réprouve l’indifférentisme des individus. Nouvel aveu de taille ! (en fait, l’indifférentisme des sociétés est lui aussi contredit, d’après ce qu’a déjà concédé l’abbé Gleize).
Continuité substantielle avec le magistère antérieur
Quoiqu’imparfaites, toutes ces concessions suffisent à montrer la continuité substantielle entre DH et le magistère antérieur. La dernière citation de l’abbé Gleize, ci-dessus, mérite qu’on s’y attarde. Que s’est-il passé ?
- En 1965, après de vives discussions dans l’aula conciliaire, DH, un document qui se veut traditionnel, est finalement signé par l’ensemble des évêques catholiques, réunis en concile, dont Mgr Marcel Lefebvre.
- Quelques années après la clôture du Concile, des critiques se font entendre : certains passages de DH, p. ex. le n°2, semblent à certains incompatibles avec le magistère antérieur (ici l’abbé Gleize ne cite que des études datées, parues avant le CEC en 1992 – hormis la sienne).
- À partir de 1992, plusieurs documents magistériels majeurs – le CEC (1992), catéchisme universel de référence, son Compendium en 2005, puis au moins une encyclique, Caritas in veritate en 2009 – rectifient le passage qui faisait difficulté en l’interprétant dans un sens traditionnel.
- Aujourd’hui, l’abbé Gleize reproche au père de Blignières de ne pas s’en tenir au passage discuté de DH n°2, mais de citer les textes qui le clarifient dans un sens traditionnel.
Tout lecteur comprendra, nous l’espérons, qu’il devient difficile de faire de la théologie avec des principes pareils. Rappelons une règle théologique traditionnelle. En présence d’un enseignement émis par l’autorité enseignante de l’Église, le catholique suppose la continuité de cet enseignement avec le magistère antérieur. Si une difficulté se présente pour concilier deux textes magistériels, le doute profite à la continuité. Ce n’est pas au tenant de la continuité de prouver que le magistère ne s’est pas contredit. Le fardeau de la preuve incombe à celui qui affirme la rupture – en l’occurrence, ici, à l’abbé Gleize.
Si jamais un catholique admettait une rupture dans le magistère, c’est qu’il ne pourrait faire autrement, parce qu’aucune lecture continuiste ne serait possible. Certes, cela présuppose chez ce catholique une attitude constructive, interprétant les textes en bonne part plutôt que cherchant à les prendre en défaut ou à les déformer.
Des clarifications apportées et à apporter…
Certains points particuliers de DH appellent encore des clarifications[4]De nombreux théologiens de divers pays ont proposé différents manières de concilier DH avec l’enseignement de Pie IX et Grégoire XVI. L’abbé Gleize connaît ces travaux.. En attendant, il faut constater que le magistère a ajusté sa définition de la liberté religieuse depuis 1965 – et donc discrètement reconnu l’insuffisance du texte conciliaire – en réaffirmant le droit des sociétés à favoriser et défendre la vraie religion, un des aspects de la royauté sociale du Christ. C’est donc plutôt positif. Si le père de Blignières en parle, pourquoi s’en offusquer ? Ne faudrait-il pas s’en réjouir, et diffuser cette bonne nouvelle ? L’esprit de Pâques nous y invite, non moins que la fidélité à l’esprit dans lequel Mgr Lefebvre signa tous les textes du Concile[5]Cette signature est attestée par son biographe officiel, Mgr Bernard Tissier de Mallerais, Marcel Lefebvre : une vie, Étampes, Éditions Clovis, 2002, pp. 331-332, où il reconnaît que … Continue reading.
Références[+]
↑1 | lire l’article de l’abbé Gleize |
---|---|
↑2 | Le père de Blignières répondait à un évêque, et montrait à l’aide de textes majeurs du Concile, de Jean-Paul II et de Benoît XVI, que Dignitatis humanæ ne pouvait servir à nier la royauté sociale du Christ. |
↑3 | CEC, n° 2109 : « Le droit à la liberté religieuse ne peut être de soi ni illimité (cf. Pie VI, bref Quod aliquantum), ni limité seulement par un “ordre public” conçu de manière positiviste ou naturaliste (cf. Pie IX, encyclique Quanta cura). Les “justes limites” qui lui sont inhérentes doivent être déterminées pour chaque situation sociale par la prudence politique, selon les exigences du bien commun, et ratifiées par l’autorité civile selon des “règles juridiques conformes à l’ordre moral objectif” (DH n° 7). » Compendium du Catéchisme de l’Église catholique, n° 373 : « – Qu’implique la dignité de la personne en ce qui concerne la conscience morale ? – La dignité de la personne humaine implique la rectitude de la conscience morale, c’est-à-dire qu’elle soit en accord avec ce qui est juste et bon au regard de la raison et de la Loi divine. Au titre de cette dignité personnelle, l’homme ne doit pas être contraint d’agir contre sa conscience, et on ne doit même pas l’empêcher, dans les limites du bien commun, d’agir en conformité avec sa conscience, surtout en matière religieuse. » Benoît XVI, Caritas in veritate, n°55 : « La liberté religieuse ne veut pas dire indifférence religieuse et elle n’implique pas que toutes les religions soient équivalentes. Un discernement concernant la contribution que peuvent apporter les cultures et les religions en vue d’édifier la communauté sociale dans le respect du bien commun s’avère nécessaire, en particulier de la part de ceux qui exercent le pouvoir politique. Un tel discernement devra se fonder sur le critère de la charité et de la vérité »[Les soulignements sont de nous.] |
↑4 | De nombreux théologiens de divers pays ont proposé différents manières de concilier DH avec l’enseignement de Pie IX et Grégoire XVI. L’abbé Gleize connaît ces travaux. |
↑5 | Cette signature est attestée par son biographe officiel, Mgr Bernard Tissier de Mallerais, Marcel Lefebvre : une vie, Étampes, Éditions Clovis, 2002, pp. 331-332, où il reconnaît que Mgr Lefebvre pouvait bien faire une lecture continuiste de la déclaration : « Après tout, les clausules de Dignitatis humanæ, soit sur la “vraie religion”, soit sur les “justes limites” de la liberté religieuse, permettaient, à l’extrême rigueur, d’interpréter ses onze lignes proprement déclaratoires (n. 2) dans un sens catholique, même si ce n’était pas le sens obvie du texte, tel qu’il ressort de tout le reste du document. » |