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Peut-on encore “Espérer”

Que dire du nouvel ouvrage de philosophie de François-Xavier Bellamy, au titre évocateur, Espérer[1]François-Xavier Bellamy, Espérer, Grasset, Paris, 2023, 172 pages ? L’auteur, normalien et agrégé de philosophie, longtemps professeur de philosophie, aujourd’hui engagé en politique, n’a rien perdu de son brio et du sens des références qui firent le succès des ouvrages précédents, Les Déshérités (2014) et Demeure (2018). Toutefois ici, le propos est assez différent.

 

Présentation générale

À l’inverse des ouvrages précédents, qui constituaient une réflexion de A à Z sur un sujet brûlant avec des conséquences pratiques, le dernier ouvrage de François-Xavier Bellamy est composite : après une préface ad hoc, il rassemble trois conférences données par l’auteur dans le cadre des soirées de la philosophie, conférences assez distinctes les unes des autres au point de constituer trois chapitres totalement autonomes. L’auteur convoque les grands noms de la philosophie sur chaque sujet, dans une dynamique qui laisse voir une prise de position intellectuelle et personnelle.

Le tout vise à donner des raisons intellectuelles pour lutter contre marasme et déprime conjoncturelle, en précisant que la meilleure solution est l’action, en particulier l’action politique : l’importance de l’incarnation de la philosophie dans la vie pratique est un leitmotiv de l’ouvrage. Venons-en au détail.

La préface : « Que m’est-il permis d’espérer? »

« La possibilité d’une espérance ne saurait relever d’une dimension seulement religieuse, [ …] c’est même l’une des grandes missions de la philosophie, si l’on en croit Emmanuel Kant » (p. 8.). À partir de là, la réflexion se développe sur le terrain purement philosophique, avec en arrière-plan la culture chrétienne de l’auteur.

S’appuyant sur Bernanos, il distingue d’abord espérance (positive de par ses conséquences concrètes) et optimisme (négatif car source d’inaction, fuite de la réalité). Vient ensuite une analogie bienvenue avec le pardon, empruntée à Jankélévitch : le pardon ne peut intervenir que s’il y a eu un mal volontaire, un désordre inexcusable. D’où le paradoxe : « quand il n’y a pas de mal, le pardon n’est pas possible. Plus le mal commis est grave, plus le pardon est difficile, et plus il peut être grand » (p. 13). Il est toujours don gratuit, expression d’une liberté totale.

Or selon Lévinas, le pardon tient, en ce qui concerne le passé, le même rôle que l’espérance pour ce qui relève du futur : il n’y a pas de vrai espoir quand il y a des raisons de penser que tout finira bien : si un bien est certain, il y a certitude, l’espérance est au contraire intrinsèquement marquée par une incertitude acceptée, assumée, dépassée : « l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts et d’une longue patience » (Bernanos, p. 17). Elle devient alors une lumière dans les ténèbres, qui peut comme le pardon transformer le moment où elle advient, mettre en marche des puissances qui, sans elle, n’auraient aucun objectif, aucune raison d’agir et de changer le monde.

Encore faut-il avoir des raisons d’espérer, et plus particulièrement savoir ce à quoi l’espérance s’oppose : « la réalité du mal, le mouvement de l’histoire et le temps de nos vies. C’est ce fil conducteur qui a conduit à réunir les trois conférences » (p.20). Bellamy « propose sur chaque sujet plusieurs perspectives possibles, (…) un aperçu des controverses qui ont fait l’histoire de la pensée, […] et risque à chaque fois une proposition de réponse- non pour donner [s]on opinion, mais pour assumer un engagement intellectuel, sans lequel il n’est aucune véritable liberté dans la pensée » (p.22).

Peut-on rêver d’un monde sans violence ?

Il s’agit d’une pure réflexion de philosophie politique : tous les grands noms sont appelés à la barre. C’est pourtant, à notre sens, le chapitre le plus contestable de l’ouvrage.

Peut-on éradiquer la violence, vivre dans un monde en paix ? La violence est d’abord vue chez Héraclite comme constitutive de la nature, du mécanisme de génération et corruption. Hegel et sa dialectique dominent ensuite la réflexion, la violence s’inscrivant jusque dans les rapports entre les hommes ; avec l’idée que la première rencontre entre deux hommes, c’est la violence, le choc de deux libertés qui se veulent totales et ne peuvent l’être tant que l’une ne plie pas.

Sont encore citées la dialectique du maître et de l’esclave, la fin de la violence et de l’histoire par la révolution marxiste, la nécessité pour la politique d’être pragmatique, non irénique. Un argument du protestant Max Weber, très contestable en lui-même, balaye l’éthique de l’Évangile en la limitant à une « éthique de la conviction » absolue et inapplicable (car comprise de manière littéraliste), opposée à une « éthique de la responsabilité » réaliste, employant la violence pour gérer la violence. Arrive alors la défense moderne de l’idée d’État : l’homme est un loup pour l’homme, le Léviathan (Hobbes) qu’est l’État vient pour assurer le monopole de la violence légitime, Machiavel justifie un usage de la crainte pour assurer l’ordre dans l’État, la politique, c’est la violence pour protéger de la violence, la guerre n’en est qu’un épigone…

On regrettera l’absence des philosophes réalistes de l’Antiquité et du Moyen Age… Une ouverture est heureusement donnée par les propos d’Hannah Arendt, qui achèvent cette première conférence : « la politique et la violence sont le contraire l’une de l’autre » (p. 69) car la violence est de l’ordre de la nécessité (qu’on le veuille ou non, il y a de la violence dans le monde, donc de l’inhumanité) alors que la politique est de l’ordre de la contingence, donc de la liberté, donc de l’humanité. Ainsi, la politique est vue comme l’autre de la violence, le développement de la conversation plutôt que de la confrontation : « nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous parlant, et dans ce parler, nous apprenons à être humains » (H. Arendt, p. 75).

Y a-t-il un progrès dans l’histoire ?

L’histoire est-elle un perpétuel recommencement ? Cette conférence est une belle mise au point sur la philosophie de l’histoire, avec l’idée que nous sommes des nains assis sur les épaules de géants.

Certes, la nature ne change pas : le cycle des saisons se répète, la nature humaine demeure au travers des époques. Toutefois, l’esprit humain introduit une discontinuité dans cet éternel recommencement : nous accumulons savoirs et connaissance, et sortons grâce à cela d’un cycle nécessaire pour y insérer du contingent, de la liberté, du progrès. C’est ce qu’étudie l’histoire : non ce qui est immuable, mais les changements que l’homme introduit dans le perpétuel renouvellement des choses. C’est l’occasion d’un rapide développement sur la liberté et la conscience humaine, qui mettent l’homme à part : « du cercle de la nature à la ligne droite de la liberté, il y a bien deux ordres distincts, et c’est peut-être sur cette ligne droite que s’installe la possibilité d’un progrès » (p. 86).

Ce progrès a-t-il un sens, une fin ? A priori oui. Selon une première opinion, l’humanité devrait progresser de meilleur en meilleur, en ne gardant du passé que le bon et en l’améliorant, jusqu’à une perfection qui serait la fin de l’histoire. Et puisque l’homme est un animal rationnel, sa perfection devrait être une perfection toute rationnelle, un homme parfait, totalement maître de ses passions. Toutefois, le propos est à nuancer : pour produire de grands hommes, il faut de grands événements : la fabrique des grands hommes, ce sont les crises, en particulier les guerres, des destructions, du chaos! En revanche, là où tout va bien, il n’y a rien à dire, mais pas non plus de grands hommes.

En contrepoint, l’auteur évoque le mythe du bon sauvage de Rousseau et en tire une leçon intéressante : le progrès peut pervertir la bonté humaine. Dans cette veine, le progrès technique aujourd’hui, impressionnant en lui-même, nous affaiblit individuellement et nous amoindrit (que devenons-nous quand notre smartphone tombe en panne?). Tout progrès n’est pas forcément amélioration. Les changements qu’impliquent l’usage de la liberté humaine ne sont pas linéaires, et le progrès est lui-même à double tranchant ! « est-ce qu’au fond nous ne vivons pas ce glissement qui consiste à déléguer peu à peu aux objets que nous produisons les facultés les plus fabuleuses et les plus nécessaires à notre condition humaine ? » (p. 117).

L’auteur achève en précisant que, parmi les changements qu’apporte la liberté humaine, il « s’agit de déterminer ce qui sera pour nous un progrès. Quel est l’avenir que nous voulons faire advenir ? Et c’est ici qu’intervient la définitive nécessité de l’action politique » (p. 120).

Qu’attendons-nous pour être heureux ?

Une réflexion pleine de bon sens qui, entre Alain et Epicure, pourrait se résumer par la sentence de saint Paul : « c’est maintenant le jour favorable ». Monsieur Bellamy rappelle que le bonheur n’est pas quelque chose à attendre pour plus tard, mais un acte de la volonté pour voir le bien dans l’instant présent. À l’aune d’un carpe diem épicurien bien compris, que rejoint l’analyse du stoïcien Sénèque, l’auteur montre sans conteste que nous pouvons tous être heureux aujourd’hui.

Analyse du désir qui s’évanouit dès qu’on possède la chose désirée, insistance sur l’être et non l’avoir, constat de bon sens (on se rend compte que tout allait bien avant le jour où le ciel nous tombe sur la tête) ; et conclusion : le bonheur est une affaire de volonté, de bonne volonté. Il « ne se trouve pas dans ce que nous ne possédons pas encore, mais seulement dans le regard que nous portons sur ce qui se trouve dans nos mains » (p.132), y compris dans le simple fait de vivre : le bonheur peut être retrouvé dans le fait même de la vie, parce que la vie en soi est bonne », « le bonheur, c’est la saveur même de la vie. Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur », précise Alain (p. 133). D’où un encouragement à avoir l’esprit d’émerveillement, ce qui est une mission de la philosophie !

Ce bonheur à portée de main, il faut le cueillir chaque jour : il faut le conquérir par nos actions, en particulier par la réflexion philosophique qui permet de voir le bonheur à sa porte. Cela demande une vie vertueuse, pour que nous soyons dans le bon tempo, avec une pique pleine d’humour de Sénèque contre ceux qui se lèvent trop tard : «  penses-tu qu’ils sachent comment il faut vivre, ceux qui ignorent quand il faut vivre ? » (p. 150). Alors oui, carpe diem, mais raisonnablement : « même la passion de la fête est un abandon de la vie si elle consiste à déserter le présent de chaque journée » (p.151).

Bref, « le bonheur exige d’abord que nous retrouvions le présent, que nous cessions de remettre l’essentiel à plus tard, que nous décidions de vivre aujourd’hui » (p. 156). Ce qui veut dire, à la suite d’Aristote, développer nos talents en puissance, et devenir vertueux en acte par le développement, aujourd’hui, des qualités qui sont les nôtres.

Une rapide analyse

Si l’introduction est l’occasion d’une belle réflexion sur l’espérance, on regrettera le caractère composite et l’absence de conclusion d’ensemble de l’ouvrage. Plutôt qu’une réflexion sur l’espérance, c’est bien trois réflexions successives que découvrira le lecteur. On saura gré à François-Xavier Bellamy de faire réfléchir ses auditeurs et lecteurs, et d’apporter de manière accessible des références philosophiques pour étayer leur pensée, former leur jugement, établir une opinion à la recherche de la vérité.

Le choix de l’auteur est de rester résolument dans les limites de la philosophie, en mettant de côté toute transcendance : à aucun moment l’espérance religieuse ne sera prise en compte, on ne trouvera aucune réflexion sur cette vertu théologale au sens chrétien du terme. Ce qui laisse au lecteur catholique un goût d’incomplétude… Nous aurions apprécié une telle ouverture, voire un chapitre entier, sur l’apport réel que la religion apporte à ce sujet de l’espérance, pour un prochain ouvrage peut-être ?

En résumé, un ouvrage intéressant, à mi-chemin entre l’histoire des idées et l’affirmation de positions philosophiques ; dont les limites rappellent (involontairement) que, sans Dieu, les raisons d’espérer demeurent insuffisantes.

Références

Références
1 François-Xavier Bellamy, Espérer, Grasset, Paris, 2023, 172 pages
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