Du mythe à la réalité, la transition s’effectue par le langage : pour le philologue passionné qu’était J.R.R. Tolkien, inventeur de nombreuses langues, les mots sont le trait d’union qui relie le monde primaire – celui où nous vivons – et le monde secondaire où s’exerce notre pouvoir de « subcréation. »
Le langage, pouvoir de création
J.R.R. Tolkien avait été mis en contact dans les années 1920 avec un philologue brillant, quoiqu’éclectique, membre du fameux groupe des « Inklings » : Owen Barfield (1898-1997). Ce dernier avait développé une théorie originale du langage : les mots seraient capables pour lui de donner à l’homme un véritable pouvoir de création – ou plus précisément de « subcréation » – comme par délégation du Créateur.
Comme le Verbe de Dieu fait le monde, le langage de l’homme crée la réalité qu’il décrit. Pour Tolkien, les mots sont ainsi la clef de la relation perdue entre Dieu et l’humanité, relation dont le dernier élément subsistant est cet indélébile et douloureux sens de la chute, qui traverse toute l’œuvre du britannique, avec son cuisant rappel de la « longue défaite » et son aperçu fugitif de la victoire finale ou « eucatastrophe ». En effet, les mots donnent accès à ce qui est au-delà du sensible, au supra-réel, c’est à dire au surnaturel : le langage apporte sur le monde une lumière nouvelle, une réfraction de la Lumière (divine) qui en fut l’origine.
Mythe et langage
Mythe et langage agissent réciproquement l’un sur l’autre : dans le monde du Silmarillion, l’opposition fondamentale de la lumière et des ténèbres, perçue et exprimée par le langage, conduit l’un et l’autre à se déterminer réciproquement, définissant la réalité du monde.
Ces mythes sont pour Tolkien les moyens les plus appropriés pour connaître la réalité profonde des choses et la communiquer. Il considère ses propres histoires comme vraies, en tant que réapparition de vérités anciennes : la fiction communique mieux les vérités fondamentales, en contournant l’intellect pour toucher directement l’imagination et l’intuition. Plutôt que d’essayer de montrer la lumière ou d’analyser l’obscurité, le mythe la désigne, la montre, l’imagine. Les mots ne travestissent pas la vie mais la transforment en art.
La « faërie »
Tolkien fut ainsi le théoricien de la « faërie » (titre d’une conférence donné en 1939 à l’université de Saint-Andrews et publiée en 1947, un de ses seuls écrits qui ne soit pas une fiction proprement dite mais une réflexion sur le genre). La faërie est pour lui le lieu où se pratique l’enchantement, au moyen du langage. L’imagination qui s’y déploie est la faculté de donner aux créations idéales la consistance interne de la réalité, dont l’imaginaire est comme la face cachée. La faërie est la subcréation d’un monde secondaire en lequel l’homme imite le Créateur pour en retrouver les œuvres. Elle suscite chez l’homme le désir d’un recouvrement final, d’une consolation, d’une évasion.
Le sommet de la faërie intervient lorsque le mythe et la réalité se rejoignent et coïncident : les Évangiles sont pour Tolkien ce cas unique d’un conte qui embrasse toute l’essence d’un conte de fées, transportant par-delà les murs du monde dans une joie surnaturelle, qui ne repose pas sur une fiction mais sur des faits. Le fossé se trouve ainsi comblé entre le monde primaire et le monde secondaire, exauçant l’irrépressible désir de consolation et d’évasion que suscite la faërie.
Le mythe : instrument de subcréation
L’affirmation a de quoi choquer, elle témoigne de l’audace de la réflexion philologique de Tolkien. Pour beaucoup en effet, les mythes ne sont que des mensonges, certes beaux, poétiques, parfois magnifiques, mais mensonges tout de même ! Or pour Tolkien les hommes sont faits à l’image et la ressemblance du Créateur, malgré leur imperfection de nature, et surtout la chute et les blessures qui en résultent. Il doit cependant subsister chez l’homme un écho de cette perfection originelle, qui touche à ce qu’il est vraiment dans sa relation à Dieu. Ainsi, si l’homme est une ressemblance du Créateur, il doit être capable de création, en l’occurrence de création littéraire.
Il ne s’agit pas à proprement parler de création, mais plutôt de subcréation – création d’un monde secondaire, comme sous-jacent à la réalité dans laquelle nous vivons. Les mythes, comme les autres œuvres humaines, doivent être un écho de cette Vérité originelle et traiter des sujets essentiels à l’homme, dans ses rapports à la création et au Créateur. Puisque nous venons de Dieu, cette création doit refléter quelque chose de notre origine, même si les mythes contiennent des erreurs ou des éléments de fiction : « Les mythes que nous tissons, même s’ils renferment des erreurs, reflètent inévitablement un fragment de la vraie lumière, cette vérité éternelle qui est avec Dieu. »
Le cœur de l’homme n’est pas composé uniquement de mensonges, car il est sage d’une sagesse qui lui vient de Celui qui est très sage, et dont il est l’image. Quoique séparé de Lui depuis longtemps, l’homme n’est pas complètement perdu, ni entièrement changé. […] Il traîne encore des lambeaux de sa grandeur passée. […] Nous continuons de créer de la manière dont nous avons été créés[1]J.R.R. Tolkien, Mythopoiea..
Une bonne subcréation doit être construite sur une consistance interne de la réalité, soutenue par la fonction créatrice du langage (Tolkien parle d’« habileté elfique » à manier les langages). Le thème central de son œuvre est ainsi la lumière, qui maintient et montre l’ordre du monde, que l’ennemi cherche par tous les moyens à s’approprier. La lumière est étroitement liée au langage : le premier mot de l’histoire est « Ea » – le « fiat lux » de la création ; le premier mot de la langue elfique est un émerveillement devant les étoiles.
Les mythes ne sont donc pas des mensonges, mais comme un autre langage, spécifique, capable de vérité bien sûr, et même d’une vérité parfois plus pénétrante que le discours rationnel.
Les Évangiles : un mythe vrai ?
C’est cette argumentation, appliquée au cas des Évangiles, que Tolkien utilisa une nuit de 1931 pour convaincre son ami « Jack » (C.S. Lewis). Au cours de cette fameuse conversation, celui-ci comprit que l’Évangile était ce mythe vrai. Déjà revenu au théisme, il passa alors d’un « croyance en Dieu à une croyance dans le Christ. »