Un paradis éternel, n’est-ce pas la condamnation à un ennui mortel ? Le doute vient souvent porter une ombre sur notre désir du Ciel, rassasiement toujours nouveau et inlassable des élus.
Un bonheur toujours nouveau
Toute notre action sera un Amen, un Alleluia. (Amen veut dire cela est vrai, et Alleluia est l’expression de la louange dans l’adoration et l’action de grâces). Mais n’allez pas vous attrister en considérant cette chose d’une manière toute charnelle et ne dites pas ici que si quelqu’un entreprenait, étant debout, de dire toujours Amen, Alleluia, il serait bientôt consumé d’ennui, et s’endormirait enfin tout en répétant ces paroles[1]Saint Augustin, Sermon 362, n°29.
Cette action souveraine de contemplation sera un éternel repos, qui ne cessera pas et sera toujours nouvelle, repos en Dieu possédé et aimé par-dessus tout et plus que tout.
Le bonheur est-il dans le mouvement ou le repos ?
Les philosophes grecs ont discuté de savoir si la joie se trouve dans le mouvement ou le repos. Aristote montre que la joie la plus haute est celle qui couronne l’accomplissement de l’activité normale la plus parfaite de l’être, qui possède sa fin et se repose en elle : la plus haute joie est celle qui résulte de l’acte le plus élevé de la plus haute faculté. C’est ce qui se réalise éminemment dans la béatitude du Ciel. Or la contemplation de l’intelligence consiste dans un repos, une saisie de l’objet désiré, enfin atteint et qui ne peut être perdu. Le bonheur parfait du Ciel consiste donc dans un repos : ce repos est celui de Dieu, qui depuis le septième jour se repose.
Car il a parlé quelque part ainsi du septième jour: Et Dieu se reposa de toutes ses œuvres le septième jour. Et ici encore : Ils n’entreront pas dans mon repos ![2]He 4, 4-5.
Un instant éternel unique et immobile
La nouveauté de cette joie ne passe pas, car la béatitude éternelle à laquelle Dieu nous invite à participer est la sienne propre. Or Dieu n’est pas dans le temps mais dans l’éternité, il possède sa vie tout à la fois dans l’unique instant de l’immobile éternité et ne saurait vieillir : il n’y a pas pour Dieu de passé ni de futur mais un éternel présent qui contient toute la suite des temps, comme le sommet d’une pyramide ou d’un cône contient tous les points de la base de la figure, comme le regard d’homme depuis le sommet d’une montagne embrasse toute la vallée. Dieu possède sa vie tout à la fois, de manière simultanée, sans commencement ni fin.
Éternité et perpétuité
C’est là qu’intervient une distinction essentielle et mal comprise : éternité n’est pas perpétuité. L’éternité n’est pas le temps qui n’aurait pas de fin mais l’absence de durée, la sortie hors du temps. La définition que saint Thomas d’Aquin aime à donner de l’éternité est « tota simul » : « tout en même temps. » Il conçoit ainsi l’éternité comme une simultanéité absolue en un instant unique. L’éternité se caractérise par deux propriétés :
– l’absence de terme : pas de fin.
– l’absence de succession : pas d’avant ni d’après.
Il nous est impossible – êtres incarnés dans le mouvement et le temps – de comprendre pleinement cette richesse. Nous pouvons toutefois l’approcher en songeant à ce que l’on nous dit de grands génies tels Mozart, qui entendait déjà « tout à la fois » une mélodie lorsqu’il la composait, engendrant déjà la fin alors qu’il en écrivait seulement le début.
La perpétuité au contraire est l’absence de terme, mais qui inclut toujours la succession : le condamné à perpétuité voit bien passer le temps, mais dans un déroulement qui n’aura pas de terme.
Dieu, immuable donc éternel, nous invite en sa vie
Dieu est absolument immuable[3]Saint Thomas d’Aquin le montre dans la Somme de Théologie, Ia Pars, q. 9, a. 1, pour trois motifs : 1) Dieu est acte pur, sans mélange de puissance, or tout ce qui est muable est de quelque … Continue reading, or le temps est la mesure du mouvement[4]« Le nombre du mouvement selon l’avant et l’après » écrit Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 10, a. 1.. Donc Dieu est éternel[5]Somme de Théologie, Ia Pars, q. 10, a. 2..
Or Dieu nous invite à partager sa vie même, c’est le propre de la grâce : vie divine commencée, participée dans la nature humaine créée, et de la gloire : vie divine consommée, vécue en plénitude dans la vision béatifique. La vie du Ciel est donc bien une vie éternelle. Le face à face bienheureux des saints est donc mesuré par l’unique instant de l’immobile éternité.
Une joie qui ne passe pas
L’immense joie de l’entrée au Ciel ne passera pas : sa nouveauté au contraire sera sans cesse présente, puisqu’elle sera vécue en cet instant unique, comme une divine surprise qui demeurerait toujours. Cette joie toujours nouvelle et très pure peut être pressentie à travers celle que nous éprouvons en goûtant la parole de Dieu : cette joie ne passe pas mais augmente au contraire à mesure que nous en voyons toujours mieux le prix et la richesse. À la différence des biens sensibles, dont le désir est d’abord vif mais dont nous percevons bientôt les limites et dont la possession engendre finalement la lassitude[6]Saint Thomas d’Aquin le montre dans sa Somme Théologique, IaIIae, q. 2, a. 1, ad 3m., la joie spirituelle (par exemple celle d’une amitié vraie) s’approfondit et se renouvelle, signe de son origine divine. Ce qui nourrit l’âme au plus haut point, et lui apporte donc la plus grande joie, c’est la vérité divine et la bonté suprême, entrevues sur la terre et possédées dans le Ciel.
Si cette vérité divine nous délecte quand elle nous est exprimée par des sons qui passent, combien nous ravira-t-elle quand elle nous parlera de sa propre voix éternellement permanente !… Dieu au Ciel, ne dit pas beaucoup de paroles, il en dit une seule, la même de toute éternité, son Verbe, et il a tout dit. C’est en ce Verbe que nous verrons tout[7]Bossuet, IVe Sermon pour la Fête de Tous les Saints.
En tout et par-dessus tout repose-toi en Dieu, ô mon âme, parce qu’il est le repos éternel des saints. Aimable et doux Jésus, donnez-moi de me reposer en vous plus qu’en toutes les créatures ; plus que dans la santé, la beauté, les honneurs et la gloire ; plus que dans toute puissance et dignité ; plus que dans la science, les richesses, les arts ; plus qu’en tout mérite et en tout désir, plus même que dans vos dons et toutes les récompenses que vous pouvez nous prodiguer ; plus que dans l’allégresse et dans les transports que l’âme peut concevoir et sentir ; plus enfin que dans les Anges et les Archanges, et dans toute l’Armée des Cieux ; plus qu’en toutes les choses visibles et invisibles, plus qu’en tout ce qui n’est pas vous, ô mon Dieu ! Car vous seul êtes infiniment bon… Ainsi tout ce que vous me donnez hors de vous, tout ce que vous me découvrez de vous-même est trop peu et ne me suffit pas, si je ne vous vois, si je ne vous possède pleinement, en me reposant uniquement en vous[8]Imitation de Jésus-Christ, Livre III, c. 21..
Références[+]
↑1 | Saint Augustin, Sermon 362, n°29 |
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↑2 | He 4, 4-5. |
↑3 | Saint Thomas d’Aquin le montre dans la Somme de Théologie, Ia Pars, q. 9, a. 1, pour trois motifs : 1) Dieu est acte pur, sans mélange de puissance, or tout ce qui est muable est de quelque façon en puissance ; 2) tout ce qui change est composé, or Dieu est sans composition mais absolument semble ; 3) tout ce qui est mu acquiert quelque chose qu’il n’avait pas auparavant, or Dieu est parfait, sans manque ni défaut. |
↑4 | « Le nombre du mouvement selon l’avant et l’après » écrit Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 10, a. 1. |
↑5 | Somme de Théologie, Ia Pars, q. 10, a. 2. |
↑6 | Saint Thomas d’Aquin le montre dans sa Somme Théologique, IaIIae, q. 2, a. 1, ad 3m. |
↑7 | Bossuet, IVe Sermon pour la Fête de Tous les Saints |
↑8 | Imitation de Jésus-Christ, Livre III, c. 21. |