Rome ou Babel ? C’est la question que pose Laurent Dandrieu, critique, essayiste et journaliste, en tête de son dernier ouvrage, sous-titré « Pour un christianisme universaliste et enraciné. » Rome ou Babel, ce sont deux cités, construites par deux amours, aurait dit saint Augustin : « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi » constituant la cité de Dieu, « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu » fondant la cité de la terre.
Deux modèles de société
Rome ou Babel peuvent être des symboles de ces deux modèles opposés de société. Rome et Babel, ce sont aussi deux tentatives d’unification du monde autour d’un projet commun. Le projet impérial romain, repris, assumé et dépassé par l’Église, fonde la chrétienté, société universelle des hommes sous le regard de Dieu. Le récit biblique de la tour de Babel est au contraire celui d’un projet universaliste mené en dépit, voire contre le Créateur. Le rêve d’unification de l’humanité sera-t-il mené avec ou sans Dieu ? Rome, c’est l’unification des hommes dans l’Esprit de Jésus ; Babel, c’est la tentation de séculariser l’avènement du Royaume[1]Développant le même thème avec des aperçus particulièrement éclairant, on appréciera l’excellent ouvrage publié récemment par Guilhem Golfin et cité par Laurent Dandrieu : Babylone ou … Continue reading.
Un avertissement clairvoyant face au « surnaturalisme »
L’ouvrage de Laurent Dandrieu part du constat que beaucoup de chrétiens pensent pouvoir aspirer à la Jérusalem céleste sans se préoccuper des affaires – il est vrai peu engageantes – de la cité terrestre. Dès l’introduction, et plus en détail dans la dernière partie de son livre, l’auteur souligne ce qui nous semble être un des principaux errements d’une théologie et d’une spiritualité contemporaines : un « surnaturalisme » qui oublie que la nature est le fondement obligatoire et l’intermédiaire unique de la grâce. C’est cette importante vérité qu’il entend rappeler et appliquer au cas des nations et de leurs cultures : la culture est cet ensemble de médiations qui nous met en contact avec le divin, en nous disposant à le recevoir à travers le don de la grâce. Citant notamment les travaux menés dans la seconde moitié du XXe siècle par le dominicain Serge Bonnet sur le catholicisme populaire, Laurent Dandrieu rappelle ainsi qu’« entre l’homme et Dieu, il y a la culture. » Les récentes études sociologiques sur la pratique religieuse dans notre pays montrent ainsi que la grande majorité des catholiques français sont des « catholiques festifs » (pratiquants très occasionnels, que l’on retrouve à l’église pour les grandes fêtes et les événements familiaux), mais des catholiques tout de même. L’exemple du dénigrement systématique de la religiosité populaire, dédaignée au profit d’une « foi adulte, » intellectualisée et cérébrale, illustre parfaitement les ravages discrets de ce surnaturalisme qui se fonde sur un mépris de la nature. Avec saint Thomas d’Aquin, l’auteur rappelle que la grâce ne vient ni détruire ni remplacer la nature, mais la guérit et l’élève, pour la disposer à recevoir la surnature.
En appliquant ce principe au cas de la culture et de l’identité des nations, l’auteur peut conclure que l’enracinement est un besoin vital de l’âme. Avec Simone Weil, il note que l’être humain a besoin « de recevoir la presque totalité de sa vie morale intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie ». Dès l’entre-deux-guerres, il semble que la philosophe juive ait perçu les dangers de ce surnaturalisme qui refuserait les obligations de la cité terrestre, car « ‘Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment aimerait-il Dieu qu’il ne voit pas ?’ C’est seulement à travers les choses et les êtres d’ici-bas que l’amour humain peut percer jusqu’à ce qui habite derrière. » Avec saint Thomas d’Aquin[2]Somme théologique, IIa IIae, q. 188, a. 8, il faut par ailleurs rappeler que la solitude ne convient qu’aux parfaits, sans quoi elle peut s’avérer extrêmement dangereuse : le chrétien qui prétendrait faire abstraction des conditions de sa vie naturelle pour se consacrer uniquement au service de la cité des cieux serait ainsi semblable à un marcheur fixant les yeux au ciel jusqu’à en oublier de considérer les dangers du chemin.
Laurent Dandrieu cite encore le cas de cet enfant sauvage qui avait tant intrigué les penseurs du XVIIIe siècle – Victor de l’Aveyron – et dont les carences démontrent l’implacable nécessité de la culture et de la société pour l’épanouissement de la nature humaine. Il peut ainsi conclure, avec François-Xavier Bellamy, que pour déconstruire la nature, il faut déconstruire la culture.
Analyse et dénonciation du totalitarisme mondialiste
Or c’est précisément ce qui semble être à l’œuvre dans le processus de mondialisation, que l’auteur analyse avec clairvoyance dans son deuxième chapitre : « La mondialisation contre l’homme. » Cet enracinement que Simone Weil défend avec vigueur est devenu l’ennemi public, le mal absolu, dans une société qui se veut absolument « liquide ». Avec Chantal Delsol, Laurent Dandrieu dresse le constat de la lutte à mort engagée par les forces du progrès et de l’émancipation contre l’enracinement. Il s’agit d’une véritable volonté prométhéenne, qui voudrait faire entrer l’humanité dans un âge nouveau, libérant l’homme de toute limitation : exemple parfait d’une « idée chrétienne devenue folle, » selon le mot de Chesterton ; là où le christianisme avait émancipé la personne tout en l’inscrivant dans une communauté, la modernité et les Lumières font triompher un individualisme destructeur. Le projet est vraiment celui d’un nouveau Babel : une abolition des frontières, une uniformisation totalitaire confiée à des entités supranationales, voire des fondations privées, en dehors de toute représentation politique. Comme à Babel, on retrouve la démesure d’un orgueil humain qui se veut créateur de mondes en dépit de Dieu et verse immanquablement dans le totalitarisme. Parmi les valeurs prônées et canonisées par ce nouveau paradigme, la liberté de mouvement et notamment les migrations culminent avec une acuité particulière depuis quelques années.
Église, « théologie migratoire » et mondialisation
C’est ce thème qui permet à Laurent Dandrieu de poser la question d’un infléchissement du l’entreprise universaliste chrétienne vers le contre-projet mondialiste, d’une infiltration de Babel dans Rome. Reprenant un certain nombre d’expressions des souverains pontifes et de différents organes ecclésiastiques, l’auteur tente de fournir un aperçu du « magistère migratoire » récent, qu’il contraste avec la pensée chrétienne traditionnelle sur le bien commun. Citant abondamment les réflexions de Pie XII, Jean-Paul II et Benoît XVI sur l’identité des nations, l’importance de la tradition catholique multiséculaire de l’inculturation, Laurent Dandrieu essaie de faire apparaître un paradoxe dans le positionnement du Saint-Siège face aux dérives destructrices de la mondialisation. Il dénonce un double biais dans le discours actuel de l’Église sur l’immigration, qui l’inscrit en faux contre son respect et son attachement traditionnel aux racines culturelles des sociétés. Le premier est selon lui de ne considérer la question que du point de vue des immigrés – sans l’aborder sous l’angle du pays d’accueil, le second de ne parler du migrant que comme un idéal, un être « chimiquement pur. » Cette étude de la « théologie migratoire » remonte aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale et croise l’optimisme affiché dans les années de la Guerre Froide par les papes envers les institutions internationales et leurs développements. L’auteur en vient ainsi à pointer du doigt un complexe d’identité chez les chrétiens – occidentaux au moins – pour lesquels le souci de l’enracinement serait une « réduction du christianisme. » Cette traque des « catholiques identitaires » s’inscrit selon lui dans la lignée de la destruction du catholicisme populaire au cours des cinquante dernières années. L’Église serait ainsi en train de se tirer un sérieux boulet dans le pied, s’évertuant à accrocher la remorque d’un monde post-moderne dont elle ne parvient pas même à suivre en temps réel les brutales évolutions.
Quelques réflexions
La lecture de Rome ou Babel est non seulement agréable et instructive, elle est source de réflexions et de débats, même de remises en question personnelles et collectives, tant le sujet – s’il peut sembler éloigné de nos préoccupations quotidiennes, concerne tous et chacun, quel que soit son état de vie. Par les nombreux auteurs convoqués à l’appui de son argumentation, Laurent Dandrieu offre un panorama synthétique et riche d’un certain renouveau intellectuel chrétien et introduit à de nombreuses références.
Il nous semble toutefois important de rappeler – comme le fait d’ailleurs l’auteur dès le premier chapitre – que l’on ne peut recevoir l’enseignement de l’Église des seules déclarations faites par ses représentants devant des journalistes. Plus encore, il nous paraît délicat de voir émerger dans les différentes prises de position des responsables ecclésiastiques sur le sujet des mouvements de personnes un véritable « magistère » ou une « théologie migratoire. » Il ne semble d’ailleurs pas que ce soit la volonté de l’auteur, qui comprend certainement bien la complexe notion de magistère, à manier selon la précision du vocabulaire théologique. Le magistère se caractérise ainsi par son sujet (le pape, le pape et les évêques, les évêques en communion avec le pape) et son objet (l’explicitation du dépôt révélé par le Christ et transmis par l’Église, sur les matières de foi et de mœurs)[3]on trouvera un aperçu plus complet sur la question du magistère et de son autorité dans cet article de l’abbé Bernard Lucien.. Faisons donc remarquer que l’on ne voit pas de manière évidente que la question des migrations entre directement dans l’objet du magistère. Quant au sujet du magistère, son engagement varie selon divers degrés, suivant des modalités précises, auxquelles toutes les expressions récentes sur le sujet des migrations ne semblent pas correspondre. La réception et l’interprétation du magistère proprement dit ne peut donc se concevoir sur le plan de l’analyse du discours politique. Son interprétation authentique n’a été confiée par le Christ qu’à l’Église. L’obéissance et l’assentiment du chrétien ne suppose pas de faire taire son intelligence, elle doit cependant s’inscrire dans une attitude filiale et bienveillante a priori envers l’enseignement du Saint-Siège, qui peut être complétée a posteriori par un jugement prudentiel posé sur les arguments utilisés, en particulier lorsque le degré d’autorité engagé est faible ou inexistant.
On retiendra de la lecture de l’excellent ouvrage de Laurent Dandrieu l’acuité particulière avec laquelle se pose aujourd’hui encore la question de la difficile articulation des relations de l’Église et du monde – entre opposition, dialogue et alignement. Le thème longuement débattu au moment du concile Vatican II n’est certainement pas résolu aujourd’hui, au contraire, et l’un de principaux mérites du livre est de montrer la profondeur de sa résonance dans la vie et les préoccupations des chrétiens occidentaux de ce XXIe siècle. Notre cité se trouve certes dans les cieux, mais nous avons une responsabilité dans la cité terrestre, moyen divinement établi pour revenir vers le Père : la terre en effet, n’est-elle pas “l’escabeau de ses pieds” (Is 66, 1) ?
Références[+]
↑1 | Développant le même thème avec des aperçus particulièrement éclairant, on appréciera l’excellent ouvrage publié récemment par Guilhem Golfin et cité par Laurent Dandrieu : Babylone ou l’effacement de César, éditions de l’Homme Nouveau, 2019 |
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↑2 | Somme théologique, IIa IIae, q. 188, a. 8 |
↑3 | on trouvera un aperçu plus complet sur la question du magistère et de son autorité dans cet article de l’abbé Bernard Lucien. |