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Quelle destinée éternelle pour les enfants morts sans baptême ? (2 sur 2)

 Aujourd’hui, la doctrine des limbes est sérieusement contestée. Il n’est pas possible de parcourir en quelques lignes tout le « dossier » constitué par cette discussion, mais nous pouvons examiner quelques objections qui résument les difficultés opposées à la doctrine des limbes. Ce sera l’occasion de préciser certains points.
Retrouvez ici la première partie de notre article.

Une doctrine incompatible avec la volonté salvifique universelle ?

La première objection, et la plus sérieuse, s’appuie sur l’affirmation de saint Paul :

« Dieu notre Sauveur, […] qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité[1]1 Tm 2, 3-4 (traduction de la Bible de Jérusalem). »

Si Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, comment peut-il laisser en dehors du Ciel des êtres innocents ? Le cardinal Journet formule ainsi l’objection :

« Une volonté divine qui, sans avoir été contrariée par aucune faute personnelle de l’enfant n’aboutit pas jusqu’à lui est-elle vraiment salvifique pour lui[2]Charles Journet, La volonté divine salvifique pour les petits enfants, Desclée de Brouwer, 1958, p. 9 ? »

Il donne le principe de la réponse :

« La volonté divine salvatrice universelle s’étend par le Christ à tous les enfants, mais […] elle s’exerce en eux de deux manières typiquement différentes : soit en leur donnant le salut qui est dû à leur nature et en les couronnant d’une vie de félicité [il s’agit des enfants morts sans baptême] ; soit en leur donnant un salut plus merveilleux qui, n’étant dû à aucun titre à leur nature, les introduit d’une manière inespérée dans le monde propre de la béatitude [il s’agit des enfants morts après le baptême][3]Ib., p. 11. »

Pour le cardinal Journet, en effet, il est faux de dire que les enfants morts sans baptême ne bénéficient en aucune manière de la rédemption. Le théologien suisse souligne en particulier deux aspects. Premièrement, les enfants des limbes connaîtront la victoire sur la mort : ils ressusciteront au dernier jour dans une certaine conformité au Christ. Deuxièmement, leur nature blessée par le péché originel est restaurée. C’est ce qu’enseigne saint Thomas :

« Les enfants qui meurent dans le sein maternel, bien qu’ils n’aient pu renaître par réception de la grâce, ressusciteront cependant par conformité de nature au Christ, du fait qu’ils sont parvenus à la perfection de la nature humaine[4]Saint Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences, l. IV, dist. 43, qu. 1, art. 1, qc. 2, ad 5m. »

De manière générale, le cardinal Journet souligne que la doctrine des limbes ne vient pas combler un impossible vide dans le dessein divin :

« Ô petits enfants morts sans baptême, réprouvés qui n’avez jamais fait le mal, vous n’êtes pas un accident dans l’économie divine, un cas singulier dont les théologiens, pressés de-ci de-là, se tirent comme ils peuvent, une parenthèse insignifiante. Votre rôle est grand ; et votre destinée bien déterminée, bien significative. Vous êtes les prémices de la félicité naturelle, de la nature divinement restituée[5]Charles Journet, La volonté divine salvifique pour les petits enfants, Desclée de Brouwer, 1958, p. 184. »

Une doctrine que le magistère n’a jamais enseignée et a même récemment rejetée ?

En avril 2007, la Commission théologique internationale (CTI) a publié un document intitulé : L’espérance du salut pour les enfants qui meurent sans baptême[6]Commission Théologique Internationale (CTI), « L’espérance du salut pour les enfants qui meurent sans baptême », La documentation catholique, n° 2387, 7 octobre 2007, p. 852-879. Le texte … Continue reading. Bien que cette publication ait été autorisée par le pape Benoît XVI et quoique l’on puisse lire ici ou là, il ne s’agit pas d’un document magistériel. En effet, la CTI n’a pas d’autorité magistérielle, mais elle est un organe scientifique au service du magistère[7]Cf. Charles Morerod OP, secrétaire de la CTI, L’Homme nouveau, n° 1446, 23 mai 2009, p. 11 : « Elle [la CTI] rédige, sous son propre nom, sans autorité magistérielle, des documents sur des … Continue reading. L’autorité de ce document tient donc à la seule compétence théologique de ses rédacteurs et à la valeur de leurs arguments. Par ailleurs, malgré la tendance générale du document en faveur de l’abandon de la doctrine des limbes, on peut y lire d’importance nuances. Ainsi, la théorie des limbes « demeure une opinion théologique possible[8]CTI, « L’espérance du salut… », n° 41 » et « ce qui nous a été révélé, c’est que la voie ordinaire du salut passe par le sacrement du baptême[9]CTI, « L’espérance du salut… », n° 103 ». À rebours donc de certains comptes-rendus hâtifs qui en ont été faits, ce document « est loin d’affirmer positivement que tous les enfants non baptisés seraient sauvés[10]Sedes Sapientiae, n° 111, mars 2010, p. 33 (note de la rédaction en introduction à l’article du P. Brian W. Harrison OS, « Est-ce que tous les enfants décédés parviennent à la vision … Continue reading ».

S’il est donc erroné de dire que le magistère a récemment rejeté la doctrine des limbes, est-il du moins correct d’affirmer qu’il ne l’a jamais enseignée ? Il est clair que la doctrine des limbes n’a jamais été définie par le magistère. Pour autant, il serait faux de conclure que le magistère est demeuré parfaitement silencieux à son sujet. D’une part, deux textes pontificaux, qui n’atteignent pas le degré d’autorité d’une définition ex cathedra, plaident en faveur de la doctrine les limbes. Dans le premier, Sixte V, considérant le destin des enfants avortés, estime qu’ils ne parviennent pas à la vision béatifique, ce qui aggrave encore le crime que constitue l’avortement[11]Cf. Sixte V, Constitution Effroenatam, 29 octobre 1588. Dans le deuxième, Pie VI donne un certain appui à la doctrine des limbes. Le pape affirme qu’elle n’est pas contraire à la doctrine catholique :

« La doctrine qui rejette comme une fable pélagienne ce lieu des enfers (que les fidèles appellent communément les limbes des enfants) dans lequel les âmes de ceux qui sont morts avec la seule faute originelle sont punis de la peine du dam, sans la peine du feu, […] (est) fausse, téméraire, injurieuse pour les écoles catholiques[12]Cf. Pie VI, Constitution Auctorem fidei, 28 août 1794, n° 26, DH 2626. « Enfers » doit être pris ici au sens générique : les lieux inférieurs, où l’on est privé de la vision … Continue reading. »

Il faut noter, et ce point est important, que cette intervention de Pie VI vise certains jansénistes qui suivaient évidemment l’opinion de saint Augustin au point de rejeter la doctrine des limbes comme une « fable pélagienne ». Pour autant il ne condamne pas l’opinion de saint Augustin. On comprend donc que le débat théologique, permis par la discrétion du magistère au sujet des limbes, ne se tenait pas entre ceux qui soutenaient la doctrine des limbes et ceux qui affirmaient que les enfants morts sans baptême se trouvaient au Ciel, mais entre les partisans de la doctrine des limbes et ceux de la doctrine, plus sévère, de saint Augustin, qui estimait que les enfants morts sans baptême étaient purement et simplement en enfer.

Enfin, il ne faut pas oublier l’enseignement très net et récurrent du magistère selon lequel ceux qui meurent avec le seul péché originel sont privés de la vision béatifique[13]Voir les textes d’Innocent III et des Conciles de Lyon II et de Florence cités dans la première partie de l’article.. Dès lors, la seule possibilité pour qu’un enfant mort sans baptême accède à la vision béatifique serait une intervention spéciale et exceptionnelle de Dieu, qui n’est pas lié par l’ordre sacramentel pour communiquer sa grâce. Mais il n’existe aucune certitude à ce sujet et cela ne saurait a fortiori constituer une loi générale.

Une doctrine liée à une conception périmée des rapports entre nature et grâce ?

La troisième objection que nous voudrions examiner conteste la possibilité d’une béatitude purement naturelle, telle la félicité que connaissent les enfants des limbes. Cette objection s’appuie en particulier sur les travaux de théologiens qui, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ont proposé – et réussi dans une large mesure à imposer – une conception des rapports entre la nature et la grâce en rupture avec l’enseignement classique, fondé sur saint Thomas et les approfondissements de ses commentateurs. Pour résumer en quelques mots un débat qui continue de faire couler beaucoup d’encre, nous pouvons dire que ces théologiens estiment qu’il y a dans la nature humaine une certaine exigence vis-à-vis de l’ordre surnaturel, un désir naturel de la vision béatifique. Dans cette perspective, cette exigence et ce désir seraient positivement frustrés pour les enfants des limbes et il devient donc inconcevable qu’ils puissent jouir d’une félicité purement naturelle.

Malgré le succès de ces nouvelles perspectives, il n’a pas manqué d’auteurs pour souligner qu’elles ne respectaient pas la consistance propre de l’ordre naturel et qu’elles conduisaient à d’insolubles contradictions : comment, en effet, parler d’un ordre sur-naturel s’il y a une exigence naturelle du surnaturel ? En ce sens, le pape Pie XII s’est élevé contre ce qu’il estimait être une corruption de la gratuité de l’ordre surnaturel :

« D’autres corrompent la véritable gratuité de l’ordre surnaturel, puisqu’ils tiennent que Dieu ne peut pas créer des êtres doués d’intelligence sans les ordonner et les appeler à la vision béatifique[14]Pie XII, Lettre encyclique Humani Generis, 12 août 1950, DH 3891. »

La doctrine des limbes est liée à la conception classique des rapports entre la nature et la grâce que défend Pie XII. C’est pourquoi elle se trouve en parfaite cohérence avec la gratuité du salut, qui est d’abord le fruit de la miséricorde divine.

Conclusion

La question des enfants morts sans baptême n’est pas seulement un sujet difficile au point de vue théologique, elle peut malheureusement se poser de manière douloureuse lorsqu’un drame survient dans une famille. Il nous semble cependant qu’elle ne doit pas être éludée. Et si, de la réponse qu’on peut y apporter, nous n’avons pu discerner que quelques lignes, tant elle demeure mystérieuse – il faudrait parler du mystère des limbes – cela vaut mieux encore que le silence dont pourrait jaillir à tout moment, soit le scandale, soit de folles espérances[15]Cf. Journet, La volonté salvifique…, p. 182 : « Si, loin d’écarter ce mystère comme superflu, on l’exposait davantage aux enfants des catéchismes, on préviendrait sans doute bien des … Continue reading. L’esprit humain veut toujours tout comprendre, tout expliquer ; la question du sort des enfants morts sans baptême fait entrer le chrétien dans l’humilité de la foi, revers de son obscurité : qui peut comprendre les profondeurs de l’Amour de Dieu, et les lois qui régissent ses choix ? La Rédemption est un mystère, que nous recevons de la révélation : ce que le Seigneur ne nous a pas révélé, il ne nous appartient pas de l’inventer, ni d’enseigner comme certain ce qui ne nous a pas été dit par Dieu.

Puissent ces réflexions sur la destinée éternelle des enfants morts sans baptême inciter les parents – ou futurs parents – chrétiens à confier leurs enfants à la miséricorde de Dieu dès leur conception, par la prière et en faisant célébrer des messes à leur intention[16]Cf. Joseph-Marie Gilliot FSVF, « Peut-on se passer de la doctrine des limbes ? », Sedes Sapientiae n° 142, décembre 2017, p. 115. Puissent-elles également les décider, après la naissance, à ne différer le baptême sous aucun prétexte[17]Le Code de Droit Canonique en fait un devoir grave pour les parents : « Can. 867 – § 1. Les parents sont tenus par l’obligation de faire baptiser leurs enfants dans les premières … Continue reading, tant il est vrai que :

« par sa doctrine et sa pratique, l’Église a montré qu’elle ne connaît pas d’autre moyen que le baptême pour assurer aux petits enfants l’entrée dans la béatitude éternelle[18]Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Pastoralis Actio, 20 octobre 1980, n° 13. »

 

Références

Références
1 1 Tm 2, 3-4 (traduction de la Bible de Jérusalem)
2 Charles Journet, La volonté divine salvifique pour les petits enfants, Desclée de Brouwer, 1958, p. 9
3 Ib., p. 11
4 Saint Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences, l. IV, dist. 43, qu. 1, art. 1, qc. 2, ad 5m
5 Charles Journet, La volonté divine salvifique pour les petits enfants, Desclée de Brouwer, 1958, p. 184
6 Commission Théologique Internationale (CTI), « L’espérance du salut pour les enfants qui meurent sans baptême », La documentation catholique, n° 2387, 7 octobre 2007, p. 852-879. Le texte est consultable en ligne : https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/cti_documents/rc_con_cfaith_doc_20070419_un-baptised-infants_fr.html
7 Cf. Charles Morerod OP, secrétaire de la CTI, L’Homme nouveau, n° 1446, 23 mai 2009, p. 11 : « Elle [la CTI] rédige, sous son propre nom, sans autorité magistérielle, des documents sur des questions proposées par le pape, ou par la Congrégation pour la doctrine de la foi, ou par les membres de la Commission. »
8 CTI, « L’espérance du salut… », n° 41
9 CTI, « L’espérance du salut… », n° 103
10 Sedes Sapientiae, n° 111, mars 2010, p. 33 (note de la rédaction en introduction à l’article du P. Brian W. Harrison OS, « Est-ce que tous les enfants décédés parviennent à la vision béatifique ? », p. 32-54). Les partisans les plus lucides de l’abandon définitif de la doctrine des limbes ne s’y sont pas trompé, puisqu’ils regrettent la timidité du texte de la CTI : cf. Jean-Marie Hennaux SJ, « Faut-il encore parler des limbes », Nouvelle Revue de Théologie, n° 135, 2013, p. 549-568
11 Cf. Sixte V, Constitution Effroenatam, 29 octobre 1588
12 Cf. Pie VI, Constitution Auctorem fidei, 28 août 1794, n° 26, DH 2626. « Enfers » doit être pris ici au sens générique : les lieux inférieurs, où l’on est privé de la vision béatifique.
13 Voir les textes d’Innocent III et des Conciles de Lyon II et de Florence cités dans la première partie de l’article.
14 Pie XII, Lettre encyclique Humani Generis, 12 août 1950, DH 3891
15 Cf. Journet, La volonté salvifique…, p. 182 : « Si, loin d’écarter ce mystère comme superflu, on l’exposait davantage aux enfants des catéchismes, on préviendrait sans doute bien des scandales, qui surgiront plus tard quand, ayant fondé une famille, ils verront peut-être un de leurs enfants leur échapper sans baptême ; et l’on préviendrait aussi les folles réponses imaginées par ceux qui désirent rassurer leur foi. »
16 Cf. Joseph-Marie Gilliot FSVF, « Peut-on se passer de la doctrine des limbes ? », Sedes Sapientiae n° 142, décembre 2017, p. 115
17 Le Code de Droit Canonique en fait un devoir grave pour les parents : « Can. 867 – § 1. Les parents sont tenus par l’obligation de faire baptiser leurs enfants dans les premières semaines ; ils iront trouver leur curé au plus tôt après la naissance et même avant, afin de demander le sacrement pour leur enfant et d’y être dûment préparés. » Les commentateurs font observer que l’emploi de l’expression « les premières semaines » correspond à un délai inférieur à un mois.
18 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Pastoralis Actio, 20 octobre 1980, n° 13
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