Retrouvez ici le premier et le second article sur la vie et l’itinéraire spirituel du P. Jérôme.
Le père Jérôme Kiefer a traversé une époque tumultueuse marquée par des changements profonds au sein de l’Église. Néanmoins, il est resté un roc de fidélité à ses convictions religieuses, incarnant une résistance intérieure à la dérive de son temps. Dans ce dernier article, nous revenons sur la vie monastique d’un « moine aux croisements des temps » et sur son héritage.
Les Premières Secousses
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, le père Jérôme a été confronté aux bouleversements qui secouaient l’Église. Il voyait en ces mouvements de changement une “maladie de notre époque”, une tentation vers le “social” qui érodait les valeurs monastiques. Pour lui, l’abbaye elle-même fut touchée par cette tentation du “social”, glissant progressivement vers l’activisme. Nombre de moines semblaient renoncer à l’idéal de leur vie monastique, remettant en question l’héritage et les valeurs fondamentales. Ses avertissements semblent aujourd’hui prophétiques :
Que certains aient besoin, pour retrouver le chemin et des habitudes de prière de s’affranchir de certains carcans indus, ils ont raison ; mais de là à tomber dans des excentricités fades dont ils se lasseront vite, et surtout dégoûteront leurs enfants, non ! »
Il écrivait à sa nièce : “c’est le principe même du marxisme (la dialectique) qui a pour but avoué de détruire toute société” et toute religion.
Voilà le commencement de la défaite, le matérialisme fluide voisine en notre esprit avec notre christianisme, probablement assez fluide lui aussi.
La Résistance Intérieure
Face à ces évolutions, le père Jérôme, prenant le « maquis, » a choisi la résistance intérieure, affirmant par exemple:
Le chrétien n’a de défense que dans une action offensive : étude et prière. Il faut également de la prudence. Chrétien d’aujourd’hui, je dois filtrer tout ce que j’entends, tout ce que je lis, et filtrer sévèrement.
Sa correspondance de l’été 1969 témoigne de son inquiétude face aux difficultés à venir et de sa détermination à préserver les valeurs essentielles de la foi.
Je pense que tous ceux qui désirent demeurer fidèles et sincères dans les ordres religieux doivent maintenant s’attendre à la marée des difficultés, vous comme moi. Ce ne sera pas très gai ! Mais il faut s’y préparer. Se tenir pour la conduite personnelle à quelques principes de foi, sûrs et authentiques, les pratiquer avec souplesse mais aussi avec fermeté dans une complète indépendance. Et sur le reste, n’opposer que le silence à toutes les agitations, les doutes, les insatisfactions, les cris, les menaces qui nous assailliront.
L’heure est trop belle pour faire l’œuvre de Dieu, laquelle se pratique dans l’insuccès, dans la mise au rancart, dans la ruine (apparente) des valeurs que l’on aime, que l’on voudrait servir, propager. Ce sont là les vraies situations évangéliques. […] J’éprouve chaque jour un contentement non pareil de m’être toujours accroché à quelques pratiques ou valeurs essentielles et de m’être toujours alimenté auprès des meilleurs maîtres. […] Et maintenant, je me sens solide, assuré, confiant. […] Ce que le Maître nous demande, c’est de tenir sur place, de sauver certaines valeurs sur place, de transmettre peut-être une certaine flamme sur place. Aussi longtemps qu’on ne nous chasse pas. Pour que tout retrouve dans notre merveilleux idéal bénédictin, son assiette et son sens exact. Dans cinquante ans, dans cent ans peut-être ? Avec des âmes que nous ne connaîtrons jamais mais dont nous serons les bienfaiteurs, les maîtres selon l’esprit.
La Foi et la Philosophie
Sa foi était profondément enracinée dans la philosophie thomiste, avec une affection particulière pour l’œuvre de Jacques Maritain. Cependant, ses positions doctrinales, jugées trop rigides à l’époque, l’ont progressivement isolé au sein de sa communauté monastique. D’abord professeur de philosophie, il fut bientôt confiné à des tâches moins visibles, comme la gestion du fruitier.
Plutôt que de partir, le Père Jérôme a choisi de rester et de défendre ce qu’il considérait comme l’essence même de sa vocation monastique. Il a appelé cela “prendre le maquis”, une résistance intérieure dans l’obéissance. Il a souligné l’importance de rester fidèle à ses principes de foi tout en se préparant à affronter les tempêtes à venir.
On ne connaît plus Dieu, on n’espère qu’en l’homme. Mais ceux qui veulent résister et réagir doivent tenir par-dessus tout précisément aux réalités qui sont abandonnées par les autres.
La Fidélité aux Valeurs Fondamentales
Le Père Jérôme a consacré une grande partie de sa vie à l’enseignement et à la correspondance. Il a écrit à sa famille, à quelques amis d’enfance, ainsi qu’à des religieux, religieuses et prêtres rencontrés lors de rares sorties du monastère, ou qui étaient venus en retraite.
Dans ses lettres, il a insisté sur certaines vérités fondamentales qui, selon lui, étaient souvent négligées. Tout d’abord, il a mis en avant la vertu de religion. Il constatait que la tendance générale était de reléguer Dieu au second plan, après les œuvres et les préoccupations terrestres. Pour lui, la vertu de religion était le “nécessaire témoignage des croyants, en attendant d’être un jour leur suprême victoire, ou leur suprême protestation”. Il croyait fermement que cette vertu était essentielle pour témoigner de la conversion du monde, si jamais il devait se convertir.
Donc, si vous voulez travailler à la tâche planétaire la plus urgente, adorez Dieu, priez Dieu, témoignez devant les hommes de l’existence de Dieu et des réalités surnaturelles.
L’expérience de ceux qui trouvent Dieu, et vivent de prière, est beaucoup plus probante que l’échec de ceux qui n’ont pas le courage et se laissent aller. En tout métier, il faut suivre ceux qui ont réussi.
L’Importance de l’Eucharistie
L’Eucharistie était également au cœur de ses préoccupations. Il s’est inquiété des réinterprétations du dogme eucharistique, y voyant le “trésor menacé” qu’il fallait à tout prix préserver. Pour lui, la foi absolue en l’Eucharistie était cruciale pour tout prêtre, car elle était le fondement de son ministère et de son honneur. Il exhortait à ne pas avoir honte de témoigner d’un respect décidé envers la présence réelle de Dieu sous les Saintes Espèces.
Que vaut un prêtre s’il n’a pas une foi absolue en l’Eucharistie ? Il perd sa raison d’être et son honneur ; il laisse filer à terre ses pouvoirs surnaturels. À une époque où la foi chrétienne ne signifie, pour beaucoup, rien de précis ni de ferme, me sentirais-je gêné de manifester trop de respect envers le Seigneur Lui-même, sous les Saintes Espèces ? Serais-je celui qui rougit de Lui, de sa Présence, si simple et mystérieuse ? N’est-ce pas au contraire l’heure de témoigner un respect décidé, franc, royal ?
Que dire de la Présence réelle permanente ? Le tabernacle est tout parce qu’il est une Présence, cette présence qui est la condition de l’amitié. Or, notre Seigneur Jésus-Christ, c’est l’Ami qui a la plus grande capacité de présence à ceux qui l’aiment.
Nous voulons donner de plus en plus d’importance à l’Eucharistie. Or, par rapport à nous, ses bénéficiaires, l’Eucharistie comporte trois fonctions. Jésus est le don que nous offrons à Dieu par le sacrifice de la messe ; Jésus est la nourriture de notre âme par la communion sacramentelle ; Jésus est notre recours permanent par sa présence réelle au tabernacle.
Fidélité à la Doctrine
Enfin, le Père Jérôme a défendu l’intangibilité des articles de la foi et a exhorté à choisir des maîtres compétents pour bâtir une vie religieuse solide. Il préconisait la continuité, la solidité doctrinale et la fidélité à Dieu.
Sans un “credo” qui enseigne de façon incontestable toutes les vérités révélées, la foi serait vide : une mélodie sans notes. Sans la personne divine à qui se confier et adhérer, la foi serait morte : un liseron ou un lierre sans support. […] Tous les dogmes de notre religion se tiennent mutuellement, et il en résulte précision, équilibre et solidité. Ne nous servons nous donc pas à notre guise, comme à un étalage de self-service, d’où chacun emporte son petit paquet.
Il recommandait à ses disciples de “choisir ses maîtres avec soin” et d’être “assez raide avec soi-même”, car cela facilitait la fidélité.
Choisissez bien vos maîtres ; ayez un peu d’humour et beaucoup d’indifférence pour les incompétents.
Je reste tranquillement fidèle à mes admirations de toujours. Et, avant de laisser entrer du nouveau dans mon fort, je filtre, je filtre, je filtre.
Fidélité et fécondité dans la solitude
Malgré les défis et les épreuves, le Père Jérôme est resté fidèle à sa vocation monastique. Il a encouragé la fidélité dans la solitude, la prière persévérante et la droiture de vie. Sa vie a été un exemple de résistance intérieure face aux changements du monde.
La vie consiste, tel que l’on est, à servir Dieu au milieu des hautes et basses eaux de son existence.
Mystérieusement, cette vie cachée et humble, telle celle du grain de blé tombé en terre, finit par porter du fruit, là où personne n’en attendait plus. En effet la personnalité de ce moine discret, gentil, bonhomme et surtout recueilli en chacune de ses actions, exerça peu à peu une certaine aura sur les quelques jeunes recrues du monastère.
Alors que l’hémorragie des vocations semblait irrémédiable, au début des années 1970, le Père Abbé de Sept-Fons lui confia de nouveau la formation de novices, après plusieurs années d’éloignement. Il écrivit pour eux une série de textes inspirants, notamment “Car toujours dure longtemps”, “L’art d’être disciple”, et “Possibilités et mélodies”. Ces écrits reflétaient son expérience spirituelle profonde et sa sagesse en tant que maître spirituel. Ils appelaient les jeunes frères à une fidélité en dépit du monde.
Il serait si facile de quitter le rempart. Mais pour quoi ? Ruelles, trottoirs ou plages ? Mais comment ne pas crier devant le mensonge ou le vide des corps, des images, des mélodies ? Nous pouvons quitter le rempart, mais il y a un mais, un mais inévitable et tragique quand on vient de là-haut, où il y avait danger, rigueur, sincérité, oubli de soi, avec, en contrepartie, la paix du cœur. Frère, vous ne serez pas seul sur le rempart. Il y a tout le réseau des sentinelles, des guides, des pilotes.
Et les sentinelles se multiplièrent… À sa mort en 1985, les novices qu’il avait guidés (dom Patrick Olive et le père Nicolas Hennequin) ont poursuivi son héritage en devenant abbé et maître des novices à leur tour. Ils ont contribué à préserver et à transmettre les valeurs monastiques, et de nouvelles vocations ont fleuri. La vie et les enseignements du Père Jérôme continuent d’inspirer ceux qui cherchent à rester fidèles à leur foi dans un monde en constante évolution. Un autre disciple du père Jérôme, dom Samuel, a fondé en 2002 à Novy Dvur (République Tchèque) un nouveau rejeton cistercien dont la vie et la spiritualité sont empreintes de l’influence profonde du moine suisse.