Un beau jour de 1920, le cardinal Mercier s’arrête en pèlerinage au carmel de Dijon. Dans la salle du chapitre, on lui montre un tableau représentant sœur Élisabeth de la Trinité. Il demande alors à la Prieure : « Combien de temps a-t-elle passé au Carmel ? – cinq ans, Éminence. » Et le cardinal de répondre en souriant : « On devient vite sainte, ici ».
Le secret d’Élisabeth
Et de fait, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’Élisabeth de la Trinité, morte à 26 ans, n’a pas traîné sur le chemin de la sainteté. Quel est le secret de cette âme ? Il tient en peu de mots. Écoutons-la : « La Trinité, voilà notre demeure, notre “chez nous”, la maison paternelle d’où nous ne devons jamais sortir… II me semble que j’ai trouvé mon Ciel sur la terre, puisque le Ciel c’est Dieu et Dieu est en mon âme. Le jour où j’ai compris cela, tout s’est illuminé en moi[1] Philippon, Marie-Michel, La doctrine spirituelle de sœur Élisabeth de la Trinité, Paris, Desclée de Brouwer, 1939, p. 10. ».
Cette illumination est-elle réservée à sainte Élisabeth et à quelques âmes privilégiées ? Absolument pas ! Nous venons de l’entendre de la bouche même de Jésus dans l’Évangile : « je suis avec vous tous les jours[2]Mt 28, 20 » ! La Trinité n’est pas confinée, elle n’a pas besoin d’attestation de déplacement dérogatoire pour venir nous visiter : « Si quelqu’un m’aime, nous dit encore Jésus, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons chez lui notre demeure[3]Jn 14, 23 ».
Mais notre drame c’est que nous sommes des blasés. Nous sommes des grandes personnes de la vie spirituelle, quand Jésus nous demande d’être des enfants : les enfants s’émerveillent de tout parce qu’ils découvrent tout. Nous devons retrouver cet esprit d’enfance, en nous laissant saisir, fasciner par ce mystère : depuis mon baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, les trois Personnes divines demeurent dans mon cœur, la Trinité vient visiter mon âme. Dieu est présent en moi. Je dois me rendre présent à cette présence.
La Trinité habite dans notre âme
La Trinité est présente dans l’âme en état de grâce. Qu’est-ce que cela signifie ?
Nous avons appris au catéchisme que Dieu est partout, au Ciel, sur la terre et en tout lieu : « le Ciel et la terre sont remplis de sa gloire », du plus petit élément chimique à la plus brillante des étoiles, de la fleur des champs au plus puissant des anges. Dieu est présent dans tous les êtres parce qu’il les a créés, et qu’il ne cesse de les maintenir dans l’existence. À tel point que si par impossible le créateur cessait de penser à ses créatures, elles retomberaient immédiatement dans le néant. Mais attention, Dieu n’est pas présent dans les créatures comme une partie (comme quand on dit que le cœur est présent dans l’homme), ce serait du panthéisme : il est présent comme une cause est présente à son effet. Un peu à la façon dont nous disons que la source est présente dans le fleuve, dans la mesure où toute l’eau du fleuve en provient. Dieu est la source de l’existence, il est donc présent à tout ce qui existe.
Cette présence de Dieu à l’intime des créatures est une présence d’amour : saint Thomas, poète à ses heures, ne craint pas d’écrire : « C’est la clé de l’amour qui a ouvert la main de Dieu pour produire les créatures[4]In II Sent., prol. ; cité par le CEC no 293 ». Mais cette présence de Dieu n’est pas uniforme. Que Dieu soit présent dans la Vénus de Milo la laisse, si l’on peut dire, de marbre. En revanche, Dieu a voulu être présent d’une façon spéciale dans les créatures spirituelles, créées à l’image de Dieu, les hommes et les anges. Il est présent en nous en s’offrant à connaître et à aimer. Voilà pourquoi saint Paul écrit que nous sommes « le temple de Dieu[5]1Co 3, 16 » : un temple, c’est un lieu où Dieu habite, et s’offre à l’adoration et à l’amour de ceux qui y prient.
Comment devenir ce temple de Dieu, ce temple de la Trinité ? En recevant la grâce sanctifiante : par elle, nous sommes transformés, nous devenons un homme nouveau, participant de la nature divine, et donc capable de connaître Dieu comme il se connaît, de l’aimer comme il s’aime. Le plus bel effet de la grâce est de nous rendre amis de Dieu. Y a-t-il une présence plus profonde, un contact plus intime, que celui qui existe entre deux amis ? Mon ami me comprend avant même que j’aie parlé, je peux lui confier mes peines, mes joies, en toute confiance. « Un ami fidèle est un précieux soutien, qui l’a trouvé a trouvé un trésor » dit le livre de la Sagesse[6]Si 6, 14. C’est de cette façon-là que la Trinité est présente dans l’âme chrétienne. Comme un ami présent à son ami : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi[7]Ap 3, 20 ».
Descendre au centre du château de notre âme
La Trinité frappe à la porte de notre cœur. Que faire pour nous rendre présent à cette présence ? Il faut entreprendre un voyage au centre. Non pas au centre de la terre, mais au centre de notre cœur. C’est là qu’habite la Trinité. Notre âme est semblable à un château, un grand château, et au centre de ce château, dans la chambre la plus reculée, Dieu est présent. Et il m’attend.
Comment rejoindre Dieu au centre du château de notre âme ? Deux conditions :
La première, c’est de ne pas chasser Dieu de notre âme. Nous le chassons si – Dieu nous en préserve ! – nous commettons un péché mortel. Si vous crachez au visage de votre meilleur ami il est certain qu’il ne va pas rester longtemps chez vous. C’est ce que nous faisons quand nous péchons. Si mon âme est un cloaque, si mon château intérieur est une ruine délabrée, la Trinité ne peut plus y habiter. Dieu y reste présent comme créateur, mais il n’y demeure plus comme un hôte, comme un ami. Seule la grâce sanctifiante rend le château de notre âme habitable.
Deuxième condition : si nous sommes en état de grâce, Dieu habite au plus intime de notre cœur. Pour le rejoindre, il faut que nous-mêmes habitions notre château intérieur. Or, bien souvent, nous restons à l’extérieur, dans la cour, ou même dans les bois qui l’entourent. C’est comme si nous étions prisonniers à l’extérieur de nous-mêmes. Quel paradoxe – et quelle tristesse ! La Trinité habite chez moi, et je passe mon temps à me dissiper à l’extérieur, à m’attacher à des choses futiles, à déverser ma vie sur les réseaux sociaux. Ici s’applique, on le sait, la loi des vases communicants : toute l’énergie que je déploie dans la dissipation, dans le divertissement, dans l’extériorité, c’est de l’énergie perdue pour la vie intérieure. Ici, le « en même temps » ne marche pas. Il faut poser un choix radical. Pascal disait que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre[8]Blaise Pascal, Pensées, édition Brunschvicg, fragment 139 ». Oui, pour descendre au cœur de notre château, pour y vivre dans la compagnie des trois Personnes divines, il faut du silence, il faut du recueillement, il faut du temps passé en prière. Dieu ne se livre jamais dans le bruit. Sa présence dans notre cœur est discrète, mais si nous apprenons à faire taire en nous le brouhaha intérieur, nous entendrons le murmure de l’Esprit-Saint, cette voie douce et entraînante qui nous dit : « Viens vers le Père ». Et alors, nous aurons, comme sainte Élisabeth de la Trinité, trouvé notre Ciel sur la terre.
C’est ce qui nous arrive quand nous recevons la sainte communion. Jésus va se donner à nous, complètement. Et il va nous entraîner dans la vie d’amour de la sainte Trinité. Notre âme va être prise dans un grand courant d’amour : l’amour que Jésus a pour son Père, et l’amour que le Père a pour Jésus, dans l’Esprit-Saint. Nous aurons simplement à nous laisser porter par ce courant d’amour. Je nous souhaite de pouvoir dire, comme sainte Élisabeth de la Trinité quand elle se souvenait de sa première communion : « Jésus prit si bien possession de mon cœur que depuis je n’avais plus qu’un seul désir : lui donner ma vie » [citation légèrement modifiée].
Références[+]
↑1 | Philippon, Marie-Michel, La doctrine spirituelle de sœur Élisabeth de la Trinité, Paris, Desclée de Brouwer, 1939, p. 10. |
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↑2 | Mt 28, 20 |
↑3 | Jn 14, 23 |
↑4 | In II Sent., prol. ; cité par le CEC no 293 |
↑5 | 1Co 3, 16 |
↑6 | Si 6, 14 |
↑7 | Ap 3, 20 |
↑8 | Blaise Pascal, Pensées, édition Brunschvicg, fragment 139 |