En face du mal que représente l’anneau, le bien apparaît chez Tolkien bien faible et démuni, incarné et suspendu au sort d’un hobbit, la plus insignifiante créature de la Terre du Milieu. Et pourtant…
Retrouvez ici la première partie de notre analyse : Bien et mal chez Tolkien (1 sur 2)
Frodo : le bien, sa faiblesse et sa force
En face de Sauron et de l’anneau, le bien, représenté par Gandalf, Frodo et ses compagnons est dans une situation paradoxale. D’un côté, il faut que tous fassent preuve d’un immense courage, qu’ils aillent jusqu’au bout de leurs forces, jusqu’à l’héroïsme. Et c’est ce qui aura lieu : Sam, en particulier, s’élève peu à peu jusqu’à une stature de héros, notamment quand il ose attaquer Arachne pour sauver son maître. De l’autre, ils ne cessent de dire, à juste titre, que la mission qui leur est confiée dépasse leurs forces, qu’ils ne sont pas de taille (évidemment : des hobbits) à affronter le Mordor, les Nazgul, les hordes d’orques. Et pourtant, cette mission est la leur, comme le dit Gandalf à Frodo (et comme Elrond le confirmera) : vous avez été choisi pour cela.
« Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort »
Alors ? La réponse à ce paradoxe est un mystère : c’est en consentant à être petits, faibles et impuissants, en renonçant à se servir de la force de l’anneau que Frodo et ses alliés réussiront. Leur force sera dans leur faiblesse acceptée, parce qu’alors un Autre pourra déployer en eux sa Force, une force qui n’a rein à voir avec le pouvoir brut auquel aspire un Sauron. Ici, on touche du doigt l’inspiration chrétienne de Tolkien : « “Ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse.” C’est donc de grand cœur que je me glorifierai surtout de mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ » (2 Co 12, 9).
Et de fait, dans Le Seigneur des Anneaux, les victoires les plus décisives contre le mal sont toujours remportées par les plus faibles, les plus petits, ceux auxquels personne ne prête attention, sauf les sages entre les sages, comme Gandalf. Ce sont deux petits hobbits affamés et épuisés, Frodo et Sam, qui renversent Sauron et son orgueilleuse citadelle, non pas Aragorn et les capitaines de l’Ouest. Ce sont Eowyn et Merry, une femme et un hobbit que personne n’avait remarqués, qui abattent le chef des Nazgul lors de la grande bataille de Minas Tirith. Et ce qui a perdu le général des armées du Mordor, c’est qu’il n’a prêté aucune attention au hobbit qui rampait vers lui « comme un vers dans la boue ». Ce sont deux hobbits, encore, Merry et Pippin, qui provoquent la chute de Saruman et détruisent son domaine en « réveillant » les Ents et en les lançant contre l’Isengard.
Mais il y a plus encore : pour vaincre le mal, les héros du Seigneur des Anneaux (qui ont si peu le goût de l’être. Tolkien le dit : un bon point de départ pour devenir un héros, c’est de n’avoir aucune envie de l’être), ne doivent pas seulement consentir à leur faiblesse, à leur impuissance, ils doivent accepter la suprême impuissance, qui est la mort. La victoire sur le mal, chez Tolkien, passe par la mort pour déboucher dans la Résurrection.
Au terme de la quête : mort et immortalité.
Dans une de ses lettres, Tolkien a fait cette déclaration surprenante : « Je ne pense pas que même le Pouvoir ou la Domination soit le vrai centre de mon histoire (…). Le vrai thème, pour moi, est quelque chose de beaucoup plus intemporel et difficile : la Mort et l’Immortalité : le mystère de l’amour de ce monde dans le cœur d’un peuple “condamné” à le quitter et à le perdre – apparemment – ; l’angoisse dans le cœur d’un peuple “condamné” à ne pas le quitter tant que son histoire engendrée par le Mal ne sera pas achevée[1]Lettre 186 à Joanna de Bortadano, sans date (sans doute avril 1956), p. 474.. »
Dans Le Seigneur des Anneaux, la mort est une réalité omniprésente, soit sous une forme symbolique, soit sous une forme réelle : des personnages paraissent morts, comme Eowyn et Merry atteints par le Souffle noir des Nazguls ; comme Frodo piqué par Arachne. D’autres meurent vraiment, et en grand nombre : Boromir, l’un des neuf compagnons, qui meurt pour avoir tenté de prendre l’anneau ; Denethor, l’intendant de Minas Tirith, qui, de désespoir, se jette lui-même dans le feu ; mais aussi Gandalf, que le Balrog entraîne avec lui dans sa chute vers l’abîme des eaux qui coulent sous la montagne de la Moria. Mort à la fois symbolique – la chute dans l’abîme d’eau et de feu – et réelle : Gandalf finit par mourir d’épuisement après avoir abattu le Balrog, tout en haut d’une montagne.
Non seulement la mort est partout présente mais il faut l’affronter, la combattre à travers les puissances mauvaises qui la représentent et qui la répandent : Sauron, le Balrog, surgi des profondeurs de la Moria (« chasme noir »), les Nazgul, les orques, Gollum… (le chef Nazgul dit d’ailleurs à Gandalf: « Ne sais-tu pas reconnaître la Mort quand tu la vois ? »). Innombrables sont les figures de la mort, dévoreuse de vie.
Figure paradoxale de la mort
Pourtant, la mort n’est pas complètement négative chez Tolkien, parce que, même si l’Ennemi (Morgoth puis Sauron) la met à son service, même s’il lui donne une forme hideuse et terrifiante, la mort reste « le don de l’Unique aux hommes », comme disent les Elfes. Un don mystérieux, un don bien difficile à accepter et à recevoir, mais un don tout de même. Pourquoi ? Tolkien reste très discret sur cette question car, dans son monde, le mystère de la mort n’a pas encore été révélé. Mais toute l’histoire du Seigneur des Anneaux suggère une réponse : la mort est pour l’homme le seul chemin vers l’immortalité authentique, vers la Résurrection.
C’est là une des idées les plus profondes de Tolkien, les plus profondément chrétiennes. Le mal séduit l’homme en lui offrant non seulement le Pouvoir et la Domination mais une pseudo-immortalité, un état qui n’est ni la mort ni la vie, mais un prolongement indéfini de l’existence, qui finit par devenir un fardeau et un tourment (cf. Gandalf à Frodo). À quoi bon continuer, si c’est pour être réduit à l’état de spectre et être séparé de toute la création ? Quel bien y-a-t-il à ne pas mourir si c’est pour devenir « un esprit de malice qui se ronge lui-même dans les ténèbres » ? La plus grande tentation de l’Anneau, ce n’est pas le Pouvoir, c’est une caricature de l’Immortalité bienheureuse, qui est le privilège de Dieu et des habitants de Valinor, le « Paradis » de Tolkien.
Traverser la mort pour entrer dans la Vie
Cette bienheureuse immortalité, les hommes peuvent-ils y accéder ? Oui, s’ils consentent à « traverser la mort » avec l’Unique, avec sa bénédiction et son secours, pour parvenir à la Résurrection. Le Seigneur des Anneaux est rempli de figures de résurrection : c’est Frodo, qui se réveille dans la chambre de Fondcombe après son évanouissement au passage du gué du Bruinen ; c’est Eowyn, rappelée à la vie par Aragorn ; c’est Frodo et Sam, qui croient mourir dans l’anéantissement du royaume de Sauron, alors qu’ils sont bloqués par la lave de l’Oroduin, et qui sont, au dernier moment, sauvés par Gwaihir, le roi des aigles (le secours vient du ciel au moment où tout semble perdu) ; c’est Aragorn qui traverse la Chaussée des morts, où nul vivant ne peut passer, et qui en ressort vivant et plus fort que jamais, prêt à reconquérir le trône du Gondor.
C’est particulièrement Gandalf, qui tombe dans l’abîme et meurt réellement, mais dans sa mort, même, il abat le Balrog et revient « réincarné », investi d’un nouveau corps, d’une nouvelle sagesse, d’un nouveau pouvoir. Il était « Gandalf le Gris », il est maintenant « le Blanc » et son nouveau corps, presque invulnérable, rayonne par moments d’une lumière éclatante. Gandalf est presque dans l’état d’un « corps glorieux » (presque, parce que, même ainsi, il reste soumis à la peine).
La conclusion selon Tolkien : « eucatastrophe »
Et bien sûr, la victoire finale sur Sauron, au moment où tout semblait perdu, l’eucatastrophe, est elle-même, comme le disait Tolkien dans son essai sur les contes de fée, un « avant-goût » de la résurrection. Un avant-goût mais pas encore la vraie Résurrection, celle qui doit avoir lieu un jour dans le « monde primaire ». C’est pourquoi l’histoire ne s’achève pas avec la chute de Sauron et le couronnement d’Aragorn. Il faut que les Hobbits retournent vers leur monde à eux, la Conté, et utilisent la sagesse et la force qu’ils ont acquises pour la purifier du mal introduit par Saruman. Ce retour vers la Comté figure ce que le lecteur doit faire : il faut que le lecteur, ayant fermé le livre, retourne au monde réel et, soutenu par l’exemple de Frodo, de Gandalf, d’Aragorn, et de tous les gens de bien qu’il a fréquentés, affronte à son tour, avec les mêmes armes de l’humilité et de l’oubli de soi, le mal, la mort. Il faut qu’il consente à aller vers la mort avec la grâce de Dieu pour qu’elle devienne son chemin de Résurrection.