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Une “histoire des traditionalistes”

Yves Chiron publie une “Histoire des traditionalistes” qui fait date. Claves a voulu poser quelques questions à l’abbé Gauthier Guillaume suite à sa lecture de cet ouvrage, qui se veut une véritable somme rétrospective sur le mouvement catholique dit “traditionnel”.

Monsieur l’abbé, première question pour entrer dans un tel livre : quel est le point de vue de l’auteur ?

Yves Chiron se place en historien des faits, sans entrer dans le détail des controverses théologiques et philosophiques sous-jacentes à la crise (opposition de la modernité et de l’Église, enjeux théologiques profonds du débat sur la question liturgique) ; son travail est le fruit de plusieurs années de recherche et d’une longue fréquentation du mouvement catholique dit “traditionnel”, dont on peut dire que l’auteur lui-même est une figure. Il présente toutefois à notre sens une vision objective et dépassionnée de l’histoire de ce mouvement.

Qu’apporte alors l’ouvrage à la connaissance de cette histoire ?

Une des principales avancées du travail d’Yves Chiron est la puissante synthèse qu’il offre de l’ensemble de l’histoire de la question traditionaliste, avec une réelle profondeur de champ et une universalité du domaine couvert, au moins en ce qui concerne la France. Il fait débuter son histoire au XIXe siècle, permettant de percevoir la profondeur des racines du débat opposant les catholiques appelés traditionnels, autrefois intégraux ou intransigeants, à une frange plus progressiste. On perçoit ainsi l’ancienneté de la question et l’amplitude des thèmes concernés, bien au-delà du seul domaine liturgique.

Quelles sont les racines du mouvement traditionaliste ?

L’auteur fait donc remonter les positions actuelles à la Révolution française et à la distinction par la suite de deux tendances souvent opposées dans l’Église : des catholiques intransigeants, opposés aux principes révolutionnaires, et d’autres plus libéraux, qui acceptent les évolutions sociales et veulent fonder une chrétienté nouvelle en incorporant ce que la modernité apporte de bon. Il analyse aussi le « mouvement vers Rome » des catholiques français du XIXe siècle.

Il fait encore retour sur la crise moderniste du début du XXe siècle, qui voit l’affrontement de systèmes de pensée opposés (modernisme et intégrisme), et se prolonge dans des polémiques par voie de presse, des combats plus ou moins officiels (on redécouvre ainsi la « Sapinière », groupe non-officiel de censure des idées trop progressistes).

Quelle sera l’issue de cette opposition ?

L’auteur y voit un véritable triomphe moral du progressisme avec la seconde guerre mondial: assimilé aux régimes totalitaires, le mouvement conservateur est disqualifié, face à l’immense aura du communisme qui influe jusque dans l’Église. Cette période complexe de l’histoire de France et de l’Église donne l’occasion à Yves Chiron de montrer que l’amalgame fréquent du mouvement traditionaliste et de milieu pétainiste et collaborationniste n’a pas lieu d’être : on retrouve les futures figures du combat de la messe aussi bien côté Londres ou Alger que côté Vichy.

La vision du monde des catholiques change dans le bouleversement des « Trente glorieuses », dans un esprit d’ouverture accentuée au monde moderne : psychanalyse, renouveau patristique et biblique, intérêt pour la philosophie moderne et rejet global de la pensée traditionnelle. Malgré la résistance des catholiques conservateurs de la « Triple Alliance » (Saint Office, professeurs des universités romaines, revues classiques françaises telles que la Pensée catholique), Yves Chiron constate que l’affrontement est disproportionné dès les années 1950. La victoire progressiste y semble déjà acquise, alors même que Pie XII trône sur le siège de Pierre, et que théologiens les plus avancés se plaignent d’être mis au ban : dès avant Vatican II, on assiste ainsi aux condamnations épiscopales de Pierre Lemaire ou de la Cité Catholique.

Arrivons-en donc au Concile : quel est son véritable rôle ?

Dans cette situation complexe, le concile joue pour l’auteur un rôle de détonateur, où la majorité réformatrice, emmenée par des figures très influentes (les cardinaux de l’axe rhénan : Hollande, Belgique, France, Allemagne, Autriche), semblant bénéficier du soutien des papes, donne le ton. Plus encore que l’aggiornamento de l’Église, en théologie, liturgie, vie religieuse, place des laïcs, c’est d’abord le rapport au monde qui change : l’Église veut sortir d’une logique d’affrontement avec la société moderne, pour l’évangéliser. Yves Chiron mentionne aussi l’influence immense du « Concile des médias ».

Qu’observe-t-on après Vatican II ?

L’auteur remarque par la suite un mouvement paradoxal : effondrement de la pratique et ébranlement violent des structures catholiques d’une part, et en même temps impossibilité de formuler la moindre critique envers le Concile, devenu l’horizon indépassable de l’Église moderne.

Et la messe ?

Pour Yves Chiron, la question de la messe va être la pierre d’achoppement sur laquelle vont s’aiguiser les sensibilités et se concentrer les combats des années suivantes. Mgr Lefebvre était connu des catholiques conservateurs français depuis les années de Vatican II ; sollicité par des séminaristes et leurs familles, il finit par envisager la fondation d’un convict d’étudiants ecclésiastiques à Fribourg en 1969, puis d’un séminaire à proprement parler en 1970 – ce sont les débuts d’Écône et de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX). Le succès rapide de cette initiative va bientôt lui attirer des ennuis avec ses confrères dans l’épiscopat mais entretient les espoirs des traditionalistes du monde entier. Les relations avec Rome se tendent rapidement, alors que les prises de position de Mgr Lefebvre sont de plus en plus radicales – la déclaration du 21 novembre 1974, faisant suite à une visite canonique jugée très malveillante – fera date, avec la dénonciation de la « Rome de tendance néo-moderniste et néo-protestante. » La tension ira crescendo jusqu’à la suspense a divinis de 1976, qui médiatise le combat de la tradition.

L’élection de Jean-Paul II a-t-elle changé la donne ?

Après le froid de la fin du pontificat de Paul VI, l’auteur note qu’un espoir fort est suscité en 1978 par l’élection de Jean-Paul II, qui ne semble pas mal disposé envers les traditionalistes. Un accord dogmatique semble pouvoir être trouvé rapidement sur l’épineux sujet du concile Vatican II et de son interprétation. Yves Chiron insiste sur ce qu’il appelle le « plan Ratzinger », visant à une permission de l’ancien rite et une réconciliation avec le monde traditionaliste. Le premier pas est posé en 1984 avec la lettre Quattuor abhinc annos (première réouverture de la possibilité de célébrer selon l’usus antiquior). La publication par le cardinal des Entretiens sur la foi renforce en 1985 cette espérance et enthousiasme certains chefs de file du mouvement.

Jusqu’où cette réconciliation ira-t-elle ?

En réalité les choses ne vont pas plus loin : l’opinion du cardinal Ratzinger ne représente pas l’ensemble de l’épiscopat mondial, qui semble largement convaincu que la liturgie ancienne est périmée. À partir du début des années 1980, Mgr Lefebvre se pose donc de plus en plus la question de sa succession, et envisage même de sacrer des évêques, avec ou sans l’accord du Saint-Siège. L’hypothèse divise au sein du monde traditionnel et même de la Fraternité Saint Pie X.

Comment en arrive-t-on à 1988 ?

Une négociation prometteuse s’engage en 1987 par l’entremise du cardinal Gagnon, réputé favorable aux traditionalistes et dont la visite canonique des apostolats traditionnels renvoie un écho bien plus positif que celle de 1974. Un accord est finalement signé le 5 mai 1988, permettant une critique constructive de Vatican II d’une part, la conservation de l’intégralité de la liturgie de 1962 et la régularisation canonique des instituts traditionnels d’autre part, avec le sacre d’un successeur pour Mgr Lefebvre. Mais ce dernier retire sa signature dès le lendemain, les prêtres et fidèles attachés à la liturgie ancienne se divisent alors face à une situation qui semble sans issue.

Comment sont nées les communautés Ecclesia Dei telles que la Fraternité Saint-Pierre ?

Après les sacres de 1988, Jean-Paul II publie le motu proprio Ecclesia Dei, proposant les conditions de l’accord du 5 mai à ceux qui voudraient vivre de la liturgie ancienne sans suivre Mgr Lefebvre dans les sacres. C’est l’origine des premières communautés dites « Ecclesia Dei » : la Fraternité Saint-Pierre, la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier et l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux.

En dépit de l’hostilité continue d’un certain nombre d’évêques, notamment dans le monde occidental, l’auteur relève que de nouveaux éléments entretiennent l’espoir de voir l’Église revenir à un enseignement plus traditionnel : le Catéchisme de l’Église Catholique (1992), l’encyclique Veritatis Splendor (1993). Dans le concret des situations locales, les communautés Ecclesia Dei font toutefois souvent face à des obstacles multipliés, malgré l’enthousiasme renouvelé des fidèles et les nombreuses vocations qui rejoignent leurs maisons de formation.

La situation évoluera-t-elle significativement ?

Oui ! C’est l’élection de Benoît XVI, en 2005, qui représente pour Yves Chiron le kaïros (moment clé) des traditionalistes : après plusieurs signes d’une volonté de rapprochement, le Saint Père promulgue le 7 juillet 2007 le motu proprio Summorum Pontificum qui libéralise la célébration de l’ancien rite et reconnaît que celui-ci n’avait jamais pu être légalement abrogé. L’application du document, malgré encore des lenteurs et oppositions, permet une large diffusion de l’usus antiquior, du fait des communautés Ecclesia Dei mais aussi de nombreux prêtres diocésains.

Et du côté de la Fraternité Saint-Pie X (FSSPX) ?

Les négociations qui avaient repris dès l’élection de Benoît XVI se sont poursuivi dans les années suivant le motu proprio, en se concentrant sur les questions théologiques – la réception de Vatican II. Elles ne purent cependant aboutir, tant du fait de l’opposition farouche de nombreux évêques occidentaux que de résistances internes au mouvement de Mgr Lefebvre. Elles seront interrompues en 2012, mais Mgr Fellay, supérieur de la FSSPX, ne pourra empêcher certains de ses membres et fidèles de faire sécession autour de Mgr Williamson, entrant en « résistance » à toute idée d’accord avec Rome.

Qu’en est-il depuis l’élection du pape François ?

Moins connaisseur des traditionalistes et de l’ancien rite, l’élection de François a pu en inquiéter certains. Pour Yves Chiron, son approche doctrinale semble toutefois plus souple que celle de son prédécesseur : il a ainsi accordé aux prêtres de la FSSPX les facultés de marier et d’entendre les confessions légalement. L’auteur mentionne cependant le raz-de-marée qui semble s’abattre sur les catholiques attachés aux formes antérieures de la tradition depuis l’été 2021 et le motu proprio Traditionis Custodes, qui restreint drastiquement le régime précédent et les possibilités de célébration de la liturgie ancienne. L’ouvrage donne les précisions – et restrictions – ajoutées en décembre suivant par la Congrégation pour le Culte Divin, mais est imprimé trop tôt pour faire mention du décret du 11 février 2022, confirmant aux prêtres de la Fraternité Saint-Pierre la possibilité de continuer à utiliser tous les livres liturgiques en vigueur en 1962.

En conclusion, à quel type de lecteur recommandez-vous l’ouvrage d’Yves Chiron ?

La force du travail d’Yves Chiron est à mon avis qu’il peut être intéressant pour plusieurs types de public : un traditionaliste averti, même parmi les générations qui ont connu les grandes étapes de la crise, y apprendra beaucoup sur les racines du mouvement, ses différentes branches et leurs incidences ; un pratiquant bienveillant de l’ancien rite y trouvera des clés de compréhension indispensables du monde “tradi”, de ses richesses et de ses atavismes ; un lecteur novice, peu au fait du phénomène y trouvera une approche suffisamment synthétique pour lui donner une vue d’ensemble. L’ouvrage fait date, son index des personnalités et figures du mouvement traditionaliste en fait un outil appréciable et utile. On peut juger qu’il appelle des approfondissements certains pour mieux connaître et faire connaître la complexité et la richesse du mouvement : je pense par exemple aux travaux de l’historien canadien Philippe Roy-Lysencourt sur l’histoire de la minorité conservatrice au Concile, le “Coetus”, dont Mgr Lefebvre était l’un des chefs de file…

Merci Monsieur l’abbé. Ce résumé et cette appréciation sont un bel encouragement à découvrir plus avant cette histoire complexe. C’est ce que Claves continuera de proposer, en présentant dans les prochains mois certaines belles figures qui y ont eu une certaine part ; on pourra les retrouver sous la catégorie histoire de l’Eglise contemporaine.

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