Son histoire personnelle lui a fait croiser les sentiers glissants de l’occultisme.
Les nouveaux visages de l’ésotérisme
Devenu prêtre du diocèse de Metz, l’abbé Jean-Christophe Thibaut a repris la question à nouveaux frais, avec un grand recul critique et historique, nourri par une réelle érudition. Il offre ainsi un excellent ouvrage – « les nouveaux visages de l’ésotérisme » qui dresse un tableau synthétique et complet des pratiques occultistes, ésotériques et magiques, dans leur développement historique et leur état actuel, pour faire saisir à quel point notre époque est marquée par ce qu’il appelle – et dénonce – comme une résurgence de la « pensée magique. »
L’expérience personnelle de l’auteur, tombé à l’adolescence dans le monde luciférien, aurait pu le conduire à porter sur les phénomènes magiques un regard peu objectif. La grande force de l’ouvrage est au contraire son recul critique indéniable. L’analyse est froide, rationnelle, elle embrasse un champ très large.
Magie et religion au XXIe siècle
Après une introduction qui fait le constat de l’imprégnation profonde de la pensée magique dans le monde désenchanté – en apparence seulement – du XXIe siècle, l’auteur fait un inventaire très complet des pratiques que l’on peut aujourd’hui rapporter à cette résurgence du numineux, des nouvelles thérapies douces et naturelles aux techniques de communication avec les esprits, en passant par les religions orientales ou les mouvements New Age.
L’auteur donne ensuite un premier aperçu, sous forme d’avertissement, des rapports entretenus par cette pensée magique avec la religion. En se fondant sur la Bible, l’auteur rappelle la contradiction totale entre le message judéo-chrétien et les pratiques ésotériques et occultistes. Il en profite pour distinguer entre la véritable religion et ce qui relève de la magie. Cette dernière se caractérise par un rapport au sacré et au surnaturel dépourvu de toute gratuité : le praticien de l’ésotérisme ambitionne de manipuler l’invisible pour en tirer bénéfice – et finit souvent par être lui-même l’instrument de puissances spirituelles.
Les fondamentaux de la pensée magique
Grand apport de l’ouvrage : l’auteur recense les fondamentaux de la pensée magique – les concepts et a priori philosophiques qui en forment le soubassement. C’est d’abord la loi de similitude : les différentes parties du cosmos seraient en communication les unes avec les autres, souvent secrètement, selon le schéma d’une sympathie universelle. Cette correspondance se manifesterait notamment par certaines analogies : la ressemblance frappante entre un cerveau humain et un cerneau de noix… Ensuite la loi du contact : des objets ou matières ayant été en contact à un moment donné continueraient d’agir les uns sur les autres, avec la possibilité d’utiliser ce pouvoir par l’utilisation de formules et incantations. La pensée magique est sous-tendue par un schéma dualiste, hérité du néo-platonisme, du catharisme, et qui se rapproche des philosophies orientales : l’âme serait une parcelle de divin victime d’une chute dans la matière, emprisonnée dans un corps, dont elle doit s’efforcer de se libérer. Ce premier aperçu des grands traits de la pensée magique est complété au chapitre cinquième par un constat de son grand retour à notre époque, envisagé dans ses causes et ses manifestations. Ce chapitre se clôt sur un instructif tableau qui oppose les principaux généraux de l’ésotérisme aux fondamentaux de la religion révélée.
Cet exposé s’appuie sur la profondeur de champ historique que donne le troisième chapitre, une histoire complète de la pensée magique, depuis les premiers courants hermétistes de l’Antiquité jusqu’à la vague ésotériste et spirite du XIXe siècle et aux mouvements occultistes ou para-religieux contemporains.
Les mystérieuses « énergies »
Le tableau actuel se complète par une étude approfondie de la notion d’énergie, invoquée comme centrale par les différents mouvements ésotéristes. Cette pensée – encore fortement influencée par l’Orient – repose en effet sur une croyance en l’existence d’un fluide fondamental, cosmique, baignant tout l’univers, qui serait une émanation du principe divin. Cette énergie serait aussi la source de toute vie et le constitutif de la vie humaine : son harmonie ou son déséquilibre (le yin et le yang chinois) est alors considérée comme la source du bonheur ou des maux de l’individu. Quelle est cette force ? Selon les mouvements occultistes, on lui donne un dimension plutôt physique – souvent appuyée sur des principes pseudo-scientifiques, ou plus spirituelle. Peut-on l’assimiler à l’activité électrique ou électro-magnétique du corps humain ? L’auteur montre que la confusion savamment entretenue par certains ne repose sur aucune réalité concrète. Quant à l’efficacité des thérapies énergétiques, aujourd’hui si répandues, l’abbé Thibaut envisage successivement et rationnellement plusieurs hypothèses. Il pourrait s’agir d’une pure mystification, supercherie bien réussie : c’est la position ordinairement tenue par ceux qui tiennent pour postulat de départ l’inexistence du surnaturel. Dans une seconde hypothèse, le surnaturel pourrait n’être que du naturel non encore connu et expliqué : certains aimeraient voir dans la physique quantique une porte ouverte vers de nouveaux champs du savoir qui démultiplieraient les horizons de l’humanité – là encore le surnaturel se trouve finalement réduit à la mécanique. Une troisième hypothèse s’appuie sur l’existence de pouvoirs supposément insoupçonnés du cerveau humain, que nous n’utiliserions qu’à 10% de nos capacités, mais qui aurait la possibilité d’agir sur la matière (voyance, télépathie…). Le postulat de départ est contredit par les dernières avancées des sciences cognitives. Quant à l’effet placebo/nocebo, s’il peut expliquer certaines améliorations physiques, l’auteur tient qu’il ne peut en lui-même être responsable d’une véritable guérison : il prend pour exemple le cancer, l’obésité ou la maladie d’Alzheimer, face auxquels ils sont totalement inopérants. La quatrième hypothèse est celle de la communication avec un monde invisible, peuplé d’esprits, en lien avec notre univers par le biais d’une mystérieuse énergie. Les pratiques qui visent à se relier à ces entités parallèles relèvent alors du préternaturel, car un tel fluide cosmique n’existe pas dans la nature. L’auteur se rapproche de cette dernière hypothèse mais met en garde contre une tendance à tout « démonologiser, » à voir du magique ou du diabolique partout.
L’imprégnation magique jusque chez les chrétiens
C’est sur ce dernier thème que l’ouvrage nous a paru particulièrement marquant : l’auteur analyse et dénonce avec force l’imprégnation de la pensée magique jusque dans les esprits des chrétiens. La confusion facile entre les maladies de l’âme et du corps, entre thérapie et conversion, entre développement personnel et accompagnement spirituel, est aujourd’hui bien présente dans les milieux catholiques, où les notions de délivrance et de guérison sont parfois employées sans un discernement suffisant, et viennent alimenter la dérive magique de nos contemporains. En s’appuyant sur le texte biblique, l’auteur met en garde avec vigueur et appelle les chrétiens à la prudence. Son constat nous montre aussi la nécessité de se former et de former les nouvelles générations à une véritable anthropologie, afin de ne pas prêter – consciemment ou non – l’oreille aux sirènes d’une pensée magique qui imprègne de plus en plus profondément nos sociétés désenchantées.
Un ouvrage fondamental
Le livre de l’abbé Thibaut est une somme, convaincante, argumentée, solide, appuyée sur une profondeur historique et philosophique certaine. Il apporte un regard rationnel sur des phénomènes qui font largement l’objet de fantasmes. Sa position de l’auteur sur le sujet est très ferme : il semble considérer à priori les principes de la pensée magique (analogie et correspondance des parties de l’univers, action par contact des unes sur les autres…) comme mythiques et sans fondement dans le réel.
Le riche tableau que présente l’ouvrage pourrait encore être nourri et complété, à notre sens, par une étude qui considérerait les phénomènes magiques et ésotériques sous l’éclairage des principes de la philosophie et théologie thomistes. Saint Thomas d’Aquin insiste en effet après Aristote sur la nécessaire cohérence de l’ordre des effets avec l’ordre des causes : une cause ne peut produire quelque chose de supérieur à elle-même, ne peut agir au-dessus de son ordre. Ce principe, appliqué aux guérisseurs en tout genre, sourciers, utilisateurs de pendule ou d’antenne de Lecher… pourrait être un critère efficace de discernement de phénomènes naturels, préter- ou surnaturels. Une piste à explorer encore par les héritiers de l’enseignement classique de l’Église, pour répondre à des questions aujourd’hui brûlantes pour nombre de contemporains.