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La Création des espèces d’après Tolkien

La série produite par Amazon s’ouvre sur une très rapide évocation de la formation du monde des anneaux, des elfes, hommes, nains et autres – chez Tolkien, ces espèces nous en apprennent beaucoup sur nous-mêmes, selon le mécanisme symbolique de la féérie : proposition de décodage avec les explications de l’auteur dans sa correspondance.

 

Introduction : Allégorie biblique ou féérie chrétienne ?

Le Silmarilion et Le Seigneur des Anneaux sont des œuvres féériques d’inspiration foncièrement chrétiennes, Tolkien l’a formellement déclaré : « Le Seigneur des Anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique[1]J. R. R. Tolkien, Lettres, Christian Bourgeois, 2005, lettre n° 142 au père Robert Murray (S. J.), p. 332.. » Mais il faut bien entendre en quel sens : Tolkien n’a jamais eu l’intention de composer une allégorie des mystères révélés, à la façon, par exemple, des Chroniques de Narnia, de son ami Lewis[2]Tolkien est revenu plus d’une fois sur cette affirmation dans sa correspondance. Voir, par exemple, lettre 181 à Michael Straight, janvier ou février 1956 (date probable), op. cit., pp. … Continue reading.

Dans une allégorie, selon Tolkien, l’auteur utilise une sorte de « langage codé » dont il a la clé[3]Tolkien souligne, à plusieurs reprises, dans ses lettres, qu’il a lui-même, découvert certains personnages, certains événements de son histoire à mesure qu’il l’écrivait. Il en a été … Continue reading. Une fois que le lecteur a trouvé cette clé, les symboles deviennent transparents. Ex. Aslan = le Christ ; la sorcière blanche = le diable, etc.

Tolkien n’écrit pas de cette façon : il ne veut pas imposer à son lecteur une grille de lecture unique et il n’est pas maître de son œuvre au point de pouvoir dire que tel élément de son « monde secondaire » correspond exactement, terme à terme, à tel autre du « monde primaire ». Il préfère dire que les figures de sa féerie sont applicables à telle ou telle réalité parce que, de fait, elles s’en inspirent de façon plus ou moins consciente[4]On trouve un bon exemple de ce point de vue dans la lettre à R. Murray, déjà citée. Le père Murray avait écrit à Tolkien que la reine-elfe Galadriel lui faisait penser à la Vierge Marie. … Continue reading. Il en résulte ce qu’on pourrait appeler un symbolisme chrétien diffus, répandu dans toute l’œuvre, et que chaque lecteur peut, s’il le veut, s’appliquer à retrouver. Le Seigneur des Anneaux n’est pas une œuvre chrétienne en surface, qui s’affiche comme telle, mais elle est chrétienne en profondeur, dans son inspiration centrale, et de temps en temps, souvent même, en tel personnage, en telle situation, l’idée chrétienne affleure, elle devient presque évidente, mais il faut vouloir la voir.

1. Une mythologie d’inspiration chrétienne : Eru, les Valar et les Maia.

L’œuvre féerique de Tolkien commence, avec Le Silmarilion, par ce qu’on peut appeler un récit mythique de la création du monde. Or il est patent, dès les premières lignes, que ce mythe de création est d’inspiration chrétienne. D’abord parce qu’il n’y a qu’un dieu. Le monde secondaire de Tolkien n’est pas explicitement chrétien (il n’est pas question de la Trinité), mais il est foncièrement monothéiste : tout ce qui existe procède du dieu unique qui s’appelle Eru (l’Unique) ou Illuvatar (l’Illuminateur). Et ce qu’il crée en premier lieu, ce sont des esprits purs, qui s’appellent les Ainur (= les Bénis ou les Saints) ou encore les Valar (= les Puissances ou Autorités). À qui les Ainur/Valar ressemblent-ils dans le monde primaire ? À qui sont-ils « applicables » ? Tolkien répond dans plusieurs de ses lettres : aux anges[5]Par exemple, lettre 153 à Peter Hastings, op. cit., p. 373 : « Les autorités immédiates sont les Valar (les Puissances ou Autorités) : les “dieux”). Mais ce ne sont que des esprits … Continue reading. Ce sont des esprits créés, et il existe entre eux toute une hiérarchie. Certains demeurent auprès de l’Unique pour chanter l’éternelle musique de la création. On pourrait les appeler des « anges assistants », selon la terminologie de Denys l’Aréopagite. D’autres sont plus proches du monde visible, de la terre, Arda dans Le Silmarilion, qui deviendra la « Terre du milieu » après un grand cataclysme rappelant le Déluge biblique et surtout le mythe de l’Atlantide. Ce sont comme des « anges envoyés », exerçant une mission dans le monde visible en faveur de ses habitants. Les Valar sont eux-mêmes des Ainur, des esprits angéliques du premier ordre que l’Unique a envoyé sur la terre. Et ces Valar ont à leur tour envoyé des esprits de rang moindre, les Maia. Gandalf est un des Maia, le plus fidèle et le plus actif, envoyé par les Valar dans le troisième âge du monde pour aider les hommes dans la lutte contre Sauron, qui est lui-même un Maia déchu.

Il y a donc, dans le monde secondaire de Tolkien, toute une création invisible, une hiérarchie d’esprits crées par l’Unique, qui n’est pas sans rappeler les ordres angéliques de la révélation chrétienne. Gandalf a été comparé par Tolkien à un ange gardien. Il est comme l’ange gardien de la Terre du Milieu[6]Cf. Lettre 156 à Robert Murray, 4 novembre 1954, p. 389 : « Je me risquerais à dire qu’il [Gandalf] était un “ange” incarné, à strictement parler un ἀγγελος : c’est-à-dire, … Continue reading. À travers un personnage comme Gandalf, Tolkien nous rappelle que le destin des hommes et du monde visible ne dépend pas que de causes visibles. Il dépend d’abord de l’action de puissances invisibles, mais bien réelles, qui peuvent parfois se rendre visibles, et qui, en tout temps, nous aident ou nous combattent. L’homme appartient à deux mondes, au monde invisible par son âme et au monde visible par son corps. Son combat est d’abord un combat spirituel et il a un enjeu qui dépasse le monde visible.

2. L’homme et ses images : Elfes, nains et hobbits.

Une des inventions de Tolkien consiste en ce que, avant le « quatrième âge », l’âge de la domination des hommes, plusieurs races paraissent sur la terre et préparent l’avènement du règne des hommes. Ce sont les Elfes, premiers-nés de l’Unique en Arda, et aussi, les nains et les hobbits ou Semi-hommes. Pourquoi ces races imaginaires, à la fois proches de l’homme et différentes de lui ? Tolkien l’a déclaré lui-même clairement : les elfes, les nains, les hobbits sont autant d’images de l’homme, de la nature humaine, avec ses virtualités et ses aspirations si diverses et si complexes.

 

Les elfes

Les elfes, écrit Tolkien « représentent les aspects artistiques, esthétiques et purement scientifiques de la nature humaine élevée à un plus haut degré qu’on ne les trouve chez l’homme ». C’est pourquoi ils sont passionnés d’art, de poésie, de musique, mais aussi de science, et ils aiment travailler la matière pour l’élever et l’embellir. En outre, ils ont des privilèges qui leur permettent de donner à leurs œuvres une perfection inaccessible à l’homme déchu, en particulier l’immortalité. Tolkien précise bien qu’il s’agit d’une immortalité limitée, mesurée par la durée du monde lui-même. Ils durent autant que le monde dure, jusqu’à la fin fixée par Eru. Ce qu’ils deviendront après n’est pas dit.

Est-ce à dire que les elfes seraient comme des hommes parfaits sous tout rapport, parfaitement affranchis de toutes les infirmités humaines ? Non : ils peuvent être tués. Et surtout, ils sont moralement faillibles, comme tout être créé. Ils peuvent devenir orgueilleux, égoïstes, possessifs à l’excès (c’est tout le drame du Silmarilion). Ils peuvent se figer dans l’amour de leurs œuvres au point de ne plus respecter un des caractères essentiels du monde : sa finitude, sa corruptibilité, le fait d’être soumis au devenir et, pour une part, à la destruction. C’est le drame des Elfes : eux-mêmes sont immortels, mais le monde terrestre, qu’ils aiment profondément, ne l’est pas. S’ils se révoltent contre cette condition, ils deviennent alors des « embaumeurs », des personnes qui tentent vainement de soustraire le monde présent à son devenir et à sa finitude en le figeant dans un état parfait, du moins aux yeux des Elfes[7]Cf. lettre 181, p. 455 : « Comme si un homme devait détester un très long livre, interminable, et se fixer dans le chapitre qu’il préfère ». Certains Elfes sont « tombés dans la piège … Continue reading. Ils tombent dans la tentation « transhumaniste ».

Les elfes constituent donc, pour nous, comme les autres espèces imaginaires de Tolkien, à la fois un modèle et un avertissement : si vous vous dépassez par la science ou par l’art, si vous savez faire une œuvre d’art vraiment belle ou si vous découvrez, à force de recherches, de nouvelles vérités scientifiques, vous surmontez la mort autant qu’il vous est permis de le faire et vous êtes « sagement elfiques ». Mais si vous fuyez dans un rêve esthétique, si vous devenez égoïste et possessif par rapport à votre savoir ou à votre art, si vous vous enfermez dans la nostalgie d’un passé révolu, alors vous êtes « sottement elfiques », vous vous dégradez par cela même qui devrait vous grandir.

Les nains

Les nains, quant à eux, représentent le côté « terrestre » de la nature humaine, le désir de travailler la terre, d’en tirer les richesses, de bâtir des demeures solides qui défient le temps. C’est pourquoi ils sont petits (proches du sol), robustes, habiles maçons et forgerons, excellent orfèvres, vivant dans les montagnes et les cavernes. Ils sont courageux, durs à la peine, mais ils peuvent être aussi terriblement entêtés, rancuniers, tomber dans une convoitise effrénée, que symbolisent les dragons. Ce fût le drame de Thorin dans Le Hobbit. Les nains de Tolkien nous disent : « travaillez la terre, façonnez l’or et l’argent, mais n’en devenez pas avides comme des dragons, car vous êtes faits pour plus grand que cela ».

Les hobbits

Les hobbits, enfin, sont les gens ordinaires, humbles, ayant des goûts simples, aimant la bonne chère et des maisons douillettes. Ils sont « l’homme moyen » (de là leur petite taille), souvent trop borné, trop terre-à-terre, casanier, mais aussi capable de s’élever jusqu’à l’héroïsme, s’il est aidé par les Grands : c’est la rencontre de Gandalf puis des elfes qui va réveiller l’héroïsme latent de Bilbo, puis de Frodo et de Sam.

Conclusions

À travers ses espèces imaginaires, Tolkien a su nous donner une image vive et frappante des virtualités de la nature humaine, de toutes ses puissances et ses désirs, qui peuvent ennoblir l’homme ou bien l’avilir. L’homme idéal pourrait être celui qui a à la fois l’esprit contemplatif des elfes, l’application au travail et la patience des nains, le bon sens réalistes des hobbits. En réunissant une compagnie faite de deux hommes, quatre hobbits, un elfe et un nain autour de Gandalf, « l’ange gardien » de la Terre du Milieu, dans la lutte contre Sauron, Tolkien semble nous dire : ne négligez rien de ce qui est en vous, cultivez vos dons les meilleurs et laissez la grâce de Dieu les purifier et les élever. C’est alors que vous contribuerez, pour votre part, à faire reculer le mal et grandir le bien dans le monde.

Références

Références
1 J. R. R. Tolkien, Lettres, Christian Bourgeois, 2005, lettre n° 142 au père Robert Murray (S. J.), p. 332.
2 Tolkien est revenu plus d’une fois sur cette affirmation dans sa correspondance. Voir, par exemple, lettre 181 à Michael Straight, janvier ou février 1956 (date probable), op. cit., pp. 447-448 : « Il n’y a absolument aucune (souligné dans le texte) “allégorie” morale, politique ou contemporaine, dans cette œuvre. C’est un “conte de fées”, mais écrit – conformément à la conviction que j’ai autrefois exprimée dans un long essai “Du conte de fée”, qu’il s’agit d’un public adéquat – pour les adultes. Car je pense que le conte de fées a sa propre manière de réfléchir la “vérité”, différente de celle de l’allégorie, de la satire (filée) ou du “réalisme” – et d’une certaine façon plus puissante ».
3 Tolkien souligne, à plusieurs reprises, dans ses lettres, qu’il a lui-même, découvert certains personnages, certains événements de son histoire à mesure qu’il l’écrivait. Il en a été lui-même fort étonné. Cf. par exemple, lettre 163 à W. H. Auden, pp. 416-417.
4 On trouve un bon exemple de ce point de vue dans la lettre à R. Murray, déjà citée. Le père Murray avait écrit à Tolkien que la reine-elfe Galadriel lui faisait penser à la Vierge Marie. Tolkien lui répond : « Je pense voir exactement ce que tu entends (…) par tes références à Notre-Dame, sur laquelle se fonde toute ma propre perception, limitée, de la beauté, en majesté comme en simplicité » (Lettre 142, p. 331). Tolkien n’a nullement conçu Galadriel comme une allégorie de la sainte Vierge. Mais la sainte Vierge représente pour lui l’idéal de la beauté féminine. En imaginant une très belle reine-elfe, c’est-à-dire une femme humaine, mais douée d’une beauté féérique, qui surpasse toutes les possibilités de ce monde, il ne pouvait pas ne pas s’inspirer, même inconsciemment, de l’idée qu’il se fait de la Vierge Marie. Il donc donné à Galadriel des traits qui sont « applicables » à la sainte Vierge.
5 Par exemple, lettre 153 à Peter Hastings, op. cit., p. 373 : « Les autorités immédiates sont les Valar (les Puissances ou Autorités) : les “dieux”). Mais ce ne sont que des esprits créés – d’un ordre angélique élévé, devrions nous dire, assistés d’anges moindres – dignes de révérence, donc, mais non de vénération (il faudrait sans doute, ici, traduire par “adoration”, note du P. Crignon) ».
6 Cf. Lettre 156 à Robert Murray, 4 novembre 1954, p. 389 : « Je me risquerais à dire qu’il [Gandalf] était un “ange” incarné, à strictement parler un ἀγγελος : c’est-à-dire, avec les autres Istari, mages, “ceux qui savent” (Istari est traduit par “wizard”, à cause du lien avec les mots wise, “sage” et “witting”, l’esprit et le savoir, précise Tolkien, p. 399), un émissaire des Dieux de l’Ouest, envoyés en Terre du Milieu alors que la formidable crise provoquée par Sauron se dessinait à l’horizon ». Tolkien précise bien, dans cette lettre, en quel sens Gandalf est réellement « mort » à la suite du combat avec le Balrog, et le fait que son retour, avec un nouveau corps doté de plus grands pouvoirs, n’est pas dû aux Valar, mais au Créateur.
7 Cf. lettre 181, p. 455 : « Comme si un homme devait détester un très long livre, interminable, et se fixer dans le chapitre qu’il préfère ». Certains Elfes sont « tombés dans la piège de Sauron », qui leur a appris l’art des anneaux, parce qu’ils avaient un désir excessif de pouvoir, dans le but d’« arrêter le changement, garder tout neuf et beau, pour toujours ».
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