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Kristin Lavransdatter : l’héroïne qui convertit son auteur

Aujourd’hui trop oubliée, Sigrid Undset fut une immense romancière et femme de lettres norvégienne de la première moitié du XXe siècle, lauréate du prix Nobel en 1928. Elle fut aussi et surtout une grande chrétienne, convertie au catholicisme en 1924, profondément marquée par le personnage central de son propre roman : la monumentale trilogie de Kristin Lavransdatter (« Kristin, fille de Lavrans »).

Plongée dans la Norvège médiévale

Le grand talent de l’auteur, particulièrement salué par le Nobel, se trouve dans le grand réalisme dont est empreint le tableau et l’environnement dans lequel évoluent les personnages, ainsi que la grande profondeur de leurs tempéraments. Retraçant toute la vie de Kristin, jeune norvégienne du XIVe siècle, issue de la noblesse rurale, le roman montre l’évolution du caractère et de la foi d’une femme au milieu des joies et des épreuves d’une vie qui semble tout à la fois mouvementée et relativement ordinaire, au diapason de son milieu social et culturel. L’environnement que décrit Sigrid Undset est en effet marqué par un contraste frappant : en ce début de XIVe siècle, la société norvégienne est réellement chrétienne, mais ses racines païennes affleurent encore en bien des endroits. Les mœurs sont rudes et parfois largement empreintes des coutumes des vieux vikings. Les relations sont pourtant régies par les lois de l’Église, les différends qui interviennent naturellement – avec parfois une violence qui rappelle que la barbarie n’est pas loin – sont réglés par l’autorité ecclésiastique. Le prêtre local incarne ainsi une forme de paternité spirituelle sur les habitants de sa circonscription, comme l’évêque à son niveau, qui s’impose à ses sujets comme la véritable figure tutélaire alors que le pouvoir politique est évanescent et contesté. Le talent de l’écrivain est au service de ce grand réalisme, appuyé sur une connaissance réellement scientifique du contexte historique, mais qui ne verse cependant pas dans une minutie excessive du détail. Le lecteur français du XXIe siècle est stupéfait de pouvoir plonger aussi facilement dans le bain glacé du bas Moyen-âge scandinave. Le vocabulaire employé, savamment saupoudré de termes proprement nordiques (« Fru » pour Dame, « Sira » pour abbé ou prêtre, un « ting » pour une assemblée politique…) contribue avec mesure à cet effet.

Une œuvre initiatique

Le parcours de Kristin est un itinéraire spirituel exemplaire, qui peut certainement faire qualifier l’œuvre de roman d’initiation. Jeune fille grandissant dans un milieu privilégié, entourée de l’amour d’un foyer apparemment uni, choyée en particulier par son père Lavrans, Kristin semble destinée à un avenir heureux, confié à Simon, jeune hobereau du voisinage, à laquelle elle est fiancée dès la fin de son adolescence. Envoyée terminer son apprentissage du rôle d’épouse et de mère dans une institution religieuse célèbre de la capitale, sa vie bascule lors d’une promenade hasardeuse dans laquelle Kristin s’était laissée entraîner par une comparse frivole. Le tournant est pris à la force du poignet et malgré les résistances des siens, la jeune fille se montre douée d’une volonté peu commune.

Kristin paraît ainsi être une jeune femme qui n’entend pas laisser son entourage ou les convenances dicter la conduite de sa vie. Caractère fort, elle semble vouloir conduire elle-même son existence sur les sentiers qu’elle aura elle-même choisi. La profonde ironie du roman et de la vie apparaît tout au long de la trilogie, dans laquelle Kristin doit peut apprendre à vivre son véritable destin : non pas celui qu’elle avait imaginé choisir, mais celui qui lui incombe vraiment dans les circonstances, parfois brutales et inattendues, de son existence.

Le véritable apprentissage de notre héroïne débute alors vraiment, confrontée aux surprises de la vie : grossesse, mariage, gestion du foyer, éducation des enfants, vieillesse et décès de ses parents, relations familiales, aventures de son mari… jusqu’à l’irruption en Norvège de la grande peste, au milieu du siècle. Cette initiation de Kristin est véritablement une initiation chrétienne, un chemin spirituel, dans lequel elle apprend à se perdre et s’oublier pour découvrir Dieu et sa sainte volonté, parfois crucifiante mais toujours sage. Kristin apparaît peu à peu comme une nouvelle Marie-Madeleine, apprenant à connaître le regard de son Seigneur à travers les larmes de la croix.

Sainteté du clergé, maternité de la femme…

Parmi les questions abordées par le roman et qui résonnent aujourd’hui avec une particulière acuité, on peut citer le rapport de Kristin à la hiérarchie ecclésiastique, omniprésente dans le contexte scandinave médiéval. Le clergé norvégien que fréquentent la jeune femme et les siens est en effet à l’image des grandeurs et faiblesses du personnel de l’Église. Or l’attitude de l’héroïne face à ces réalités parfois difficiles demeure exemplaire : malgré les défauts et les bassesses des prêtres auxquels elle est confrontée – et de leurs proches – elle conserve un profond et universel respect pour la sainteté de l’Église et de ses sacrements, une profonde confiance dans la puissance d’intercession du corps mystique du Christ. Elle incarne ainsi par avance et avec corps la belle maxime répétée à l’envi par le cardinal Journet : « l’Église est sainte, mais pas sans pécheurs. »

Le roman pose aussi la question de la maternité, dont l’auteur fait certainement la principale mission divine et école de vie de son héroïne, mère de huit garçons. Qu’est-ce qu’être mère pour une femme, comment trouver le juste rapport à ses enfants, la bonne distance ? Quel doivent être les rôles respectifs du père et de la mère, et comment cette dernière doit-elle réagir et ajuster sa place lorsque son mari se montre trop distant ou peu impliqué dans l’éducation de ses enfants ou la gestion de la maison ? Sans prétendre imposer une réponse absolue à ces questions essentiellement prudentielles, l’auteur propose une réflexion aboutie à travers le personnage de Kristin. L’enseignement principal n’est pas tant en termes pratiques que sur la vocation profonde de la femme. Le féminisme singulier de Sigrid Undset, qui avait pourtant vécu des années de folle jeunesse dans l’Europe de la Belle Époque, la conduit à recentrer l’identité de la femme sur la maternité. La profondeur du roman, l’attrait réel des personnages, avec lesquels on se sent vite en réelle sympathie, font de Kristin Lavransdatter une œuvre incontournable de la littérature chrétienne, malheureusement trop peu connue et oubliée dans le monde francophone. Un trésor à découvrir et faire découvrir sans mesure.

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