Dieu gouverne les inférieurs par l’entremise des supérieurs, non que sa providence soit en défaut, mais par surabondance de bonté, afin de communiquer aux créatures elles-mêmes la dignité de cause[1]Somme Théologique, Ia Pars, q. 22, a. 3.
Cette magnifique condescendance du plan divin envers la pauvreté et la faiblesse humaine s’incarne en particulier dans la dispensation des sacrements. En établissant l’Eglise et ses rites comme prolongement de sa présence physique sur terre, le Christ a voulu que l’action divine se perpétue pour nous par l’entremise d’hommes faillibles et pécheurs.
“L’Eglise est sainte, répétait le cardinal Journet, mais non sans pécheurs”[2]Charles Journet, L’Eglise du Verbe Incarné, Compléments inédits, Parole et Silence, 1999 : cette vérité est parfois illustrée de manière scandaleuse, lorsque les ministres du Christ sont pris en défaut, jusqu’à certaines affaires qui défraient aujourd’hui malheureusement la chronique et se trouvent étalées aux premières pages des médias nationaux.
Et cependant, Dieu ne conditionne pas la dispensation des grâces obtenues ex opere operato[3]c’est-à-dire à la position même de l’acte sacramentel dans les sacrements à la dignité du ministre. C’est ce que saint Thomas rappelle dans deux articles importants de sa Somme Théologique.
Les mauvais peuvent-ils avoir un pouvoir ministériel sur les sacrements ?
Saint Thomas se demande d’abord[4]Somme Théologique, IIIa Pars, q. 64, a. 5 si les mauvais peuvent avoir un pouvoir ministériel sur les sacrements. Comme à son habitude, il commence par se poser plusieurs objections importantes. Tout d’abord, les sacrements ont pour effet de purifier du péché : comment un méchant pourrait-il purifier les autres de leurs péchés, étant lui-même impur ? En outre la vertu des sacrements découle du Christ : or un ministre pécheur est séparé du Christ, n’ayant pas la charité qui unit les membres de son corps à leur tête. Contre ces objections, saint Thomas apporte un argument d’autorité, le témoignage de saint Augustin : « Que peut te faire un ministre mauvais quand le Seigneur est bon ? »
Il argumente ensuite en rappelant que les ministres agissent « instrumentalement » dans les sacrements : or un instrument n’agit pas selon sa propre forme mais selon la vertu de celui qui l’utilise. Il est donc accidentel à l’instrument d’avoir telle ou telle forme, en dehors de ce qui est requis pour qu’il remplisse sa fonction primitive. Et l’Aquinate d’apporter deux exemples éclairant son exposé : peu importe que le médecin soit malade ou en bonne santé, tant qu’il possède la science nécessaire pour soigner son patient ; peu importe que le conduit soit d’argent ou de plomb, tandis que l’eau y coule. Cette seconde image fera résonner à certaines oreilles les adages répétés aux jeunes séminaristes par un vieux professeur de séminaire : « le prêtre est un bout de tuyau… »
Quel que soit l’instrument, il demeure apte à être mu par la vertu de l’agent principal, du moment qu’il conserve la capacité radicale d’accomplir son service. Ainsi la grâce transmise et reçue dans les sacrements n’est pas conditionnée ni même proportionnée à la dignité du ministre par lequel ils sont donnés.
Les réponses qu’apporte saint Thomas aux objections qu’il s’était posées au début de l’article viennent renouveler le regard sur l’économie sacramentelle. Lorsque le chrétien reçoit un sacrement, ce n’est pas la vertu du ministre qu’il reçoit, mais celle du Christ ; ce n’est pas au ministre qu’il se conforme, mais au Christ.
Faut-il fermer les yeux sur l’indignité du clergé ?
Faut-il dès lors faire l’autruche, fermer les yeux absolument sur tous les crimes du clergé et ne considérer dans les sacrements que l’aspect « automatique » de l’infusion de la grâce ? Certes non, et saint Thomas en est bien conscient, qui rappelle à la fin de cet article que ce qui n’est pas nécessaire à la validité du sacrement, demeure requis pour sa bienséance.
Le risque serait grand d’oublier totalement que le ministre du Christ doit s’efforcer d’être le moins indigne possible de la mission divine à laquelle il collabore – bien que ce ne soit que comme instrument. Si le chrétien est conformé au Sauveur par les sacrements, c’est cependant à travers un homme – le prêtre – posé comme image du Christ et agissant in persona Christi[5]“dans la personne du Christ : sacerdos alter Christus[6]“le prêtre est un autre Christ”. L’appel universel à être conformé à Jésus[7]« Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils. » (Rm 8, 29) se vit concrètement à travers des hommes qui doivent rendre son image visible sur la terre : les prêtres, conformés au Christ par leur ordination, doivent lui ressembler de plus en plus en toute leur vie. Le chrétien qui oublierait totalement cet aspect du sacerdoce et de la dispensation des sacrements, risquerait d’oublier qu’il est lui aussi appelé à ressembler de plus au plus au divin modèle, et que chaque réception de la grâce dans les sacrements doit faire grandir en lui l’image divine. La vie mondaine des abbés de cour du XVIIIème siècle offrait certainement aux hommes de leur temps un exemple bien regrettable de vie chrétienne indigne, contribuant peut-être à enraciner chez eux la tranquille habitude d’une vie peu ordonnée et conforme à l’esprit de l’Evangile.
Le sacrilège
Une nouvelle raison de ne pas s’habituer à l’indignité des ministres et de chercher par tout les moyens – humains et spirituels – à la réduire, est apportée par saint Thomas à l’article suivant[8]Somme Théologique, IIIa Pars, q. 64, a. 6. Il s’y demande si les mauvais pèchent en administrant les sacrements. La question est celle du sacrilège, envisagée du côté du ministre. L’Ancien Testament est plein de rappels et d’invitation pressantes à la pureté et la sainteté, dirigés en particulier vers les ministres du culte : « vous serez saints car je suis saint » (Lv 19, 16). Ce péché qui constitue une irrévérence envers Dieu est mortel, conclut l’Aquinate, car il souille les choses les plus saintes, pour autant qu’elles puissent l’être par le ministre.
Cette notion de sacrilège du côté du ministre doit être mise en parallèle avec le même thème envisagé du côté des fidèles. Commentant la première épitre aux Corinthiens, saint Thomas explique que la réception de l’eucharistie signifie deux choses : l’union avec le Christ réellement présent et l’union avec le corps mystique de l’Eglise ; or cette union n’est possible qu’avec une foi « formée », c’est à dire accompagnée de la charité, en état de grâce. Quiconque reçoit un sacrement (hormis le baptême et la pénitence) sans être en état de grâce, commet une fausseté, et encourt donc un sacrilège. Saint Thomas rapproche même la communion en état de péché mortel du baiser de Judas : le baiser est signe d’amour, mais d’un amour ici entaché d’un affreux mensonge, en lequel le fidèle – autant qu’il le peut – diminue la sainteté du sacrement et méprise le don que le Christ fait de lui-même.
Que faire ?
Comment le chrétien doit-il réagir, alors que les révélations semblent s’enchaîner comme en cascade, jetant toujours plus de discrédit sur l’Eglise et paraissant souiller la grandeur et la beauté des dons du Christ en divulguant au grand public l’indignité de ses ministres ?
La première réaction est peut-être celle d’une élévation du regard : sur l’Eglise, réalité humaine et divine, temporelle et spirituelle, il importe de porter un regard spirituel – le regard de Jésus. Même au point de vue humain, le fidèle doit pouvoir considérer avec nuance la gravité de la crise que traverse la société chrétienne : la connaissance de l’histoire fait prendre conscience des tempêtes terribles que la barque de Pierre a traversées, sans jamais sombrer. Il importe en outre de se rappeler que le temps de l’Eglise n’est pas celui de la société civile, encore moins celui de la société contemporaine et de sa frénésie médiatique : les procès intentés à certains ministres indignes et le silence supposé de l’institution sur leurs fautes sont souvent biaisés. On reproche ainsi à la hiérarchie de ne pas dénoncer urbi et orbi chacun de ses membres dès le premier soupçon : on oublie ainsi bien souvent la présomption d’innocence, sous la pression contemporaine des « lanceurs d’alertes » et autres « balance ton… ». On oublie du même coup le droit de chacun à la réputation, et même – il faut le dire, malgré toute l’horreur des crimes commis – à la miséricorde. En un temps qui a perdu le sens du péché, on ne sait plus apprécier à sa juste valeur la miséricorde divine : si tout mal est relatif, quelle place demeure pour le pardon divin ? La perception de la gravité odieuse du mal, que les scandales récents viennent nous rappeler douloureusement, doit nous conduire à contempler avec plus de crainte la grandeur de la miséricorde du Seigneur.
Mais surtout, la véritable réponse chrétienne aux tristes instants que nous vivons, se trouve dans la prière, la pénitence et la sanctification. Cette réponse est celle inspirée par le Seigneur lui-même à sainte Catherine de Sienne, en des temps dont les avanies feraient passer les remous d’aujourd’hui pour des peccadilles. Prions, faisons pénitence en réparation des indignités du clergé (c’est une partie du message autour duquel est construite la spiritualité du sanctuaire bavarois de Wigratzbad, à l’ombre duquel se forment les séminaristes de la Fraternité Saint-Pierre), et sanctifions-nous, en particulier dans la réception fructueuse des sacrements. Les ministres sont souvent indignes et imparfaits ? Qu’à cela ne tienne, la vertu du Christ demeure pleine dans chaque sacrement, et il ne tient qu’à nous de recevoir en plénitude la grâce qu’il veut nous y communiquer. Plus la crise semble grave, et plus nous devons aspirer à une grande sainteté par la vertu de l’Eglise : nous contribuerons ainsi – quoique de manière invisible – à confirmer la promesse du Seigneur à saint Pierre. L’Eglise est sainte, elle ne fera pas défaut.
Citons pour terminer ces lignes magnifiques du Dialogue de sainte Catherine : placées dans la bouche du Seigneur, elle résument la véritable attitude de l’âme chrétienne face aux faiblesses et aux scandales du clergé.
Tout ce que je t’ai dit, est pour te donner plus de sujet de pleurer amèrement sur l’aveuglement de ces prêtres, en te découvrant l’état de damnation dans lequel ils se trouvent. C’est aussi, pour te faire mieux connaître ma miséricorde, pour accroître encore ta confiance en cette miséricorde, pour t’amener à l’invoquer avec pleine assurance et à présenter devant moi, ces malheureux ministres de la sainte Eglise et l’univers entier, en me priant de leur faire miséricorde. Plus tu feras monter vers moi de voeux attristés et d’ardentes prières, plus tu me témoigneras l’amour que tu as pour moi.[9]Sainte Catherine de Sienne, Dialogue, chapitre 129..
Références[+]
↑1 | Somme Théologique, Ia Pars, q. 22, a. 3 |
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↑2 | Charles Journet, L’Eglise du Verbe Incarné, Compléments inédits, Parole et Silence, 1999 |
↑3 | c’est-à-dire à la position même de l’acte sacramentel |
↑4 | Somme Théologique, IIIa Pars, q. 64, a. 5 |
↑5 | “dans la personne du Christ |
↑6 | “le prêtre est un autre Christ” |
↑7 | « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils. » (Rm 8, 29) |
↑8 | Somme Théologique, IIIa Pars, q. 64, a. 6 |
↑9 | Sainte Catherine de Sienne, Dialogue, chapitre 129. |