Se former pour défendre sa foi : un souci nécessaire pour tout chrétien confirmé, à plus forte raison dans un monde qui veut faire passer toute croyance religieuse pour irrationnelle. Tel est le but de l’apologétique et de la série de formation que propose claves.org pour l’année à venir. Mais avant d’en venir aux arguments proprement dit, il faut bien situer cette science apologétique et son statut, entre philosophie et théologie, touchant aux sciences expérimentales sans s’y arrêter pour de bon… Qu’est-ce que l’apologétique ?
Même si la foi dépasse la raison, elle n’est pas sans raisons[1]Mgr André Léonard, Les raisons de croire, Éditions du Jubilé, 2010, quatrième de couverture.
Ne craignez point leurs menaces et ne vous laissez point troubler ; mais sanctifiez dans vos cœurs le Seigneur, le Christ, étant toujours prêts à répondre mais avec douceur et respect, à quiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous[2]1 P 3, 14-15.
Par ces mots, saint Pierre fait un devoir à tout chrétien d’être capable de défendre et de justifier sa foi « face aux légitimes requêtes de l’intelligence humaine[3]Mgr André Léonard, Les raisons de croire, op. cit., p. 8 ». C’est dans cette perspective que Mgr Léonard s’inscrivait lorsqu’il met en garde contre la tentation « de trop attendre du seul sentiment et d’oublier que la foi, s’adressant à tout l’homme, s’adresse aussi à l’intelligence humaine[4]Ibid. ». D’où la nécessité d’une « justification de la foi » au plan rationnel :
Certes, la foi est plus qu’une affaire d’intelligence et de compréhension ; mais, si elle veut résister aux remises en question massives auxquelles la soumettent les nombreuses idéologies du monde contemporain, elle doit pouvoir rendre raison d’elle-même sur le plan de l’intelligence commune à tout homme[5] Ibid..
En un mot, il est urgent de remettre en honneur l’apologétique[6]Le mot grec ἀπολογία signifie « défense, justification ».. Encore faut-il, au préalable, définir exactement cette discipline, indiquer son objet et préciser sa méthode, afin de déterminer correctement sa fonction et d’éviter les erreurs qui la menacent : le fidéisme et le rationalisme.
L’harmonie entre la foi et la raison
À rebours d’une conception malheureusement très répandue aujourd’hui, qui envisage les rapports de la foi et de la raison sous le mode de l’opposition, la considération de la sagesse du dessein divin nous invite à envisager ces mêmes rapports dans la perspective d’une harmonie sans confusion :
Le fondement intrinsèque de la foi demeure, bien sûr, l’action de la grâce divine en nous. Mais Dieu ne se renie par lui-même et, voulant communiquer la foi à une créature rationnelle, Il le fait conformément tant aux exigences de la foi qu’à celles de la créature rationnelle[7]Abbé Bernard Lucien, Apologétique. La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Théologie sacrée pour débutant et initiés, t. 3, Éditions Nuntiavit, 2011, … Continue reading.
L’apologétique a précisément pour fonction d’illustrer cette harmonie :
Il s’agit de montrer que la foi […] est elle-même en harmonie avec l’intelligence rationnelle en laquelle elle s’enracine tout en la dépassant, et qu’elle surélève sans la détruire mais en l’assumant[8]Ibid., p. 1.
Si c’est, ultimement, la sagesse divine qui garantit l’harmonie entre la foi et la raison, il revient à l’apologétique de la manifester à la raison :
Il s’agit de mettre en lumière ce qui, du côté de la raison naturelle, justifie et même demande que nous accueillions la Révélation divine telle qu’elle s’est effectivement réalisée dans l’histoire humaine[9]Ibid., p. 2.
En résumé, l’apologétique a pour fonction de justifier la foi aux yeux de la raison, en un sens que nous devons maintenant préciser.
La crédibilité rationnelle de la Révélation divine
Cette première approche de la nature de l’apologétique nous conduit à préciser son objet, c’est-à-dire ce qu’elle considère par soi et premièrement. Il s’agit de ce que saint Thomas appelle la crédibilité de la Révélation divine :
Les choses sujettes à la foi peuvent être considérées de deux manières. Elles peuvent l’être dans le détail, et à cet égard elles ne peuvent pas être vues et crues en même temps […]. Autrement, elles sont considérées en général, c’est-à-dire sous l’aspect commun de la crédibilité. Alors elles sont vues par celui qui croit ; il ne croirait pas, en effet, s’il ne voyait que ces choses doivent être crues, et cette vue a pour cause soit l’évidence des signes soit quelque chose d’analogue[10]Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, qu. 1, art. 4, ad 2m.
Cette crédibilité, objet de l’apologétique, est dite « rationnelle » car elle est « une propriété de la Révélation divine vis-à-vis de la raison humaine[11]Abbé Bernard Lucien, Apologétique, op. cit., p. 5 ». Elle repose essentiellement sur des signes donnés par Dieu lui-même, ainsi que l’enseigne le premier concile du Vatican :
Pour que l’hommage de notre foi soit conforme à la raison, Dieu a voulu que les secours intérieurs du Saint-Esprit soient accompagnés de preuves extérieures de sa Révélation, à savoir des faits divins et surtout les miracles et les prophéties qui, en montrant de manière impressionnante la toute-puissance de Dieu et sa science sans borne, sont des signes très certains de la Révélation divine, adaptés à l’intelligence de tous[12]Concile Vatican I, Constitution dogmatique Dei Filius, DH 3009 .
L’apologétique considère donc la Révélation divine « dans son rapport à la raison, c’est-à-dire en tant qu’elle est rationnellement crédible[13]Abbé Bernard Lucien, Apologétique, op. cit., p. 6 » et elle défend cette crédibilité par des signes qui en constituent la preuve, et même l’évidence.
Concrètement, l’apologétique s’attache à prouver le fait de la Révélation, en tant qu’il comporte un aspect sensible. Elle argumente en faveur de l’historicité des Évangiles. Elle met également en lumière le sens du témoignage de Jésus sur lui-même[14]Il s’agit d’établir que Jésus a réellement affirmé qu’il était le Messie, qu’il venait enseigner des vérités religieuses et, surtout, qu’il était Dieu. . Elle démontre enfin la crédibilité de ce témoignage. Pour ce faire, l’apologétique met en avant divers motifs de crédibilité : la sagesse et la sainteté de Notre-Seigneur, les œuvres qu’il a accomplies (miracles et prophéties), sa résurrection (le « signe suprême[15]Cf. Abbé Bernard Lucien, Apologétique, op. cit., p. 525 »), les prophéties le concernant, l’excellence de la doctrine chrétienne, les fruits que son œuvre a portés (propagation de l’évangile, courage des martyrs, permanence de l’Église).
L’apologétique défend également la possibilité de la Révélation, au sens ou l’Église l’affirme. C’est pour cette raison que les ouvrages d’apologétique commencent généralement par prouver l’existence de Dieu, encore que cette preuve relève plutôt de la philosophie. De l’existence de Dieu découle l’existence d’un ordre de vérités surnaturelles en Dieu. L’apologétique montre alors qu’on ne peut établir l’impossibilité de la révélation par Dieu à l’homme de certaines de ces vérités.
Ni rationalisme, ni fidéisme
Comme le souligne le P. de Blignières, « un rationalisme de mauvais aloi pourrait pervertir la vraie démarche apologétique[16]R.P. Louis-Marie de Blignières, « La résurrection du Christ est-elle une preuve décisive de la foi chrétienne ? », Sedes Sapientiae, n° 145, automne, 2018, p. 14 ». Dans la perspective qu’il dénonce, l’apologétique est conçue comme une démonstration purement historique et philosophique de la vérité de la Révélation. La lumière naturelle de la raison, qui atteste la crédibilité de la Révélation, suffirait à engendrer l’adhésion de foi[17]Cf. Fr. Jospeh-Marie Gilliot FSVF, « Pour un renouveau de l’apologétique », Sedes Sapientiae, n° 145, automne, 2018, p. 137, automne 2013, p. 120-121, conçue comme « la simple adhésion intellectuelle à une liste de propositions tenues pour vraies[18]Frédéric Guillaud, Catholix reloaded. Essai sur la vérité du christianisme, Cerf, 2015, p. 313. Dans cet ouvrage, qui n’est pas dénué de qualités, il semble que l’auteur incline vers cette … Continue reading ». Ce n’est certes pas encore « la foi qui sauve », mais cette dernière ne s’en distinguerait que parce qu’elle serait vivifiée par la charité. Or, la foi, même sans la charité, la foi que les théologiens appellent « informe » ou « morte », est déjà surnaturelle en son essence, comme est surnaturelle la Révélation à laquelle elle adhère. Dès lors, elle ne peut constituer la conclusion de la démarche apologétique. Il faut donc, contre toute inflexion rationaliste, soutenir que « l’apologétique ne prétend aucunement être le moyen suffisant en droit pour conduire l’incrédule à la foi[19]Abbé Bernard Lucien, Apologétique, op. cit., p. 9 ».
A contrario, on a qualifié parfois et, de nos jours, on qualifie souvent de rationaliste la simple affirmation que la crédibilité rationnelle de la Révélation pouvait être connue avec certitude par la raison naturelle seule[20]Cf. Abbé Bernard Lucien, op. cit., p. 3. Mais c’est là remettre en cause, non seulement, l’enseignement du premier concile du Vatican[21]Cf. supra et, dans la même constitution : « Non seulement, la foi et la raison ne peuvent jamais être en désaccord, mais encore elles s’aident mutuellement. La droite raison démontre les … Continue reading, mais encore la sagesse même du dessein divin.
Il y a donc un juste milieu, ou plutôt une ligne de crête, un sommet, à tenir entre les deux conceptions erronées que nous venons de mentionner, rationalisme et fidéisme. C’est un point particulièrement délicat, que l’on pourra comprendre en évoquant la méthode apologétique. Les moyens de preuve que l’apologétique met en œuvre, tels les miracles, peuvent être considérés sous deux aspects[22]Cf. Abbé Bernard Lucien, op. cit., p. 11 : d’en haut, en tant que proposés par Dieu qui révèle leur valeur de preuve ; d’en bas, en tant que leur valeur de preuve est connaissable par la raison des auditeurs à qui ils sont proposés. La première considération requiert la foi et elle correspond, en quelque manière, à l’attitude du fidèle. La seconde ne requiert par la foi, mais elle n’aboutit pas non plus par elle-même à la foi : elle prouve devant la raison le fait de la Révélation. Or, comme le remarque le P. Labourdette :
Transformer cette appréciation objective : « le message est croyable » en décision d’y croire : « je dois croire et je veux croire », dépend de la volonté libre élevée par la grâce, placée dès lors à un tout autre plan, face à un autre motif[23]R.P. Michel-Marie Labourdette OP, Cours de théologie morale, « Petit cours », t. II, Parole et Silence, p. 120.
Le motif n’est plus, en effet, la crédibilité rationnelle, mais l’autorité de Dieu qui révèle, motif propre de l’acte de foi. C’est un motif proprement surnaturel, comme l’est la foi théologale.
Conclusion
La définition que donne l’abbé Lucien de l’apologétique nous permettra de résumer cette introduction :
L’apologétique est la défense et légitimation de la Révélation divine accomplie par la théologie par des arguments accessibles à la raison[24]Cf. Abbé Bernard Lucien, op. cit., p. 20. Observons qu’en présentant l’apologétique comme une fonction de la théologie – sa fonction « défensive » –, nous évitons l’écueil rationaliste, tandis qu’en soulignant l’accessibilité de ses arguments à la raison naturelle, qui peut dès lors parvenir à un jugement de crédibilité, nous évitons l’écueil fidéiste.
Remarquons également que l’apologète n’est pas dans la même situation que celui à qui il s’adresse. Il n’a pas à « parler comme s’il n’avait pas la foi, comme s’il cherchait avec des incroyants sincères et désireux de s’éclairer, la véritable religion[25]R.P. Réginald Garrigou-Lagrange OP, « L’apologétique et la théologie fondamentale », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, vol. 9, n° 3, 1920, p. 353 », mais assuré d’en haut de la valeur des signes de crédibilité, il cherchera à illustrer leur valeur de preuve pour la raison, afin d’amener son interlocuteur à un jugement de crédibilité sur laquelle la foi pourra prendre appui, bien qu’elle n’en découle pas nécessairement.
Notons enfin qu’une telle connaissance des motifs de crédibilité « est bonne et fructueuse même pour celui qui possède déjà la foi ; car, toutes choses égales d’ailleurs, la foi est mieux aimée, et se trouve mieux enracinée dans celui qui perçoit plus adéquatement qu’elle est vraie et crédible. C’est là une conséquence de la (vraie) dignité de l’homme, animal raisonnable[26]Cf. Abbé Bernard Lucien, op. cit., p. 20 ».
Références[+]
↑1 | Mgr André Léonard, Les raisons de croire, Éditions du Jubilé, 2010, quatrième de couverture. |
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↑2 | 1 P 3, 14-15 |
↑3 | Mgr André Léonard, Les raisons de croire, op. cit., p. 8 |
↑4 | Ibid. |
↑5 | Ibid. |
↑6 | Le mot grec ἀπολογία signifie « défense, justification ». |
↑7 | Abbé Bernard Lucien, Apologétique. La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Théologie sacrée pour débutant et initiés, t. 3, Éditions Nuntiavit, 2011, p. 2 |
↑8 | Ibid., p. 1 |
↑9 | Ibid., p. 2 |
↑10 | Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, qu. 1, art. 4, ad 2m |
↑11 | Abbé Bernard Lucien, Apologétique, op. cit., p. 5 |
↑12 | Concile Vatican I, Constitution dogmatique Dei Filius, DH 3009 |
↑13 | Abbé Bernard Lucien, Apologétique, op. cit., p. 6 |
↑14 | Il s’agit d’établir que Jésus a réellement affirmé qu’il était le Messie, qu’il venait enseigner des vérités religieuses et, surtout, qu’il était Dieu. |
↑15 | Cf. Abbé Bernard Lucien, Apologétique, op. cit., p. 525 |
↑16 | R.P. Louis-Marie de Blignières, « La résurrection du Christ est-elle une preuve décisive de la foi chrétienne ? », Sedes Sapientiae, n° 145, automne, 2018, p. 14 |
↑17 | Cf. Fr. Jospeh-Marie Gilliot FSVF, « Pour un renouveau de l’apologétique », Sedes Sapientiae, n° 145, automne, 2018, p. 137, automne 2013, p. 120-121 |
↑18 | Frédéric Guillaud, Catholix reloaded. Essai sur la vérité du christianisme, Cerf, 2015, p. 313. Dans cet ouvrage, qui n’est pas dénué de qualités, il semble que l’auteur incline vers cette conception rationaliste. Cf. Fr. Jospeh-Marie Gilliot, art. cit., p. 107-129 |
↑19 | Abbé Bernard Lucien, Apologétique, op. cit., p. 9 |
↑20 | Cf. Abbé Bernard Lucien, op. cit., p. 3 |
↑21 | Cf. supra et, dans la même constitution : « Non seulement, la foi et la raison ne peuvent jamais être en désaccord, mais encore elles s’aident mutuellement. La droite raison démontre les fondements de la foi, et, éclairée par la lumière de celle-ci, elle s’adonne à la science des choses divines. Quant à la foi, elle libère et protège la raison des erreurs et lui fournit de multiples connaissances. » (Vatican I, Constitution dogmatique Dei Filius, DH 3019) |
↑22 | Cf. Abbé Bernard Lucien, op. cit., p. 11 |
↑23 | R.P. Michel-Marie Labourdette OP, Cours de théologie morale, « Petit cours », t. II, Parole et Silence, p. 120 |
↑24, ↑26 | Cf. Abbé Bernard Lucien, op. cit., p. 20 |
↑25 | R.P. Réginald Garrigou-Lagrange OP, « L’apologétique et la théologie fondamentale », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, vol. 9, n° 3, 1920, p. 353 |