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Peut-on choisir sa destinée éternelle après la mort ? (1/2)

Le tabou dont la société moderne entoure la fin de vie s’étend jusque dans l’Église, dont l’enseignement sur l’impossibilité de se déterminer après la mort est trop souvent obscurci ou mal compris.

 

L’obscurcissement contemporain de la mort

Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. […] Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.[1]Blaise Pascal, Pensées, fragments 194 et 210 (Brunschvicg)

Si l’on en croit Philippe Ariès[2]Cf. Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Seuil, 1977, à l’époque où Blaise Pascal écrivait ces lignes, le statut de la mort dans la mentalité collective avait déjà entamé le mouvement qui, de la mort apprivoisée, devait mener à la mort ensauvagée. Aujourd’hui, le processus semble parvenu à son terme, puisque la mort est pratiquement éliminée de notre univers mental. Elle est, certes, plus que jamais présente dans les actualités et les œuvres de fiction, mais elle prend alors le visage d’une mort lointaine. S’agit-il de ma mort ou de celle de mes proches ? Il ne faut alors plus montrer la mort, il ne faut plus parler de la mort, il ne faut plus penser à la mort.

Cet état de fait, loin d’éteindre la peur congénitale de la mort, lui laisse au contraire libre cours, au point que les passions interfèrent bien souvent dans la réflexion sur la mort, lorsqu’elle existe encore, et ce jusque dans de discours théologique. Ainsi l’enseignement de l’Église sur la mort se trouve doublement obscurci. D’une part, il subit l’ostracisme général qui sévit dans la société à l’égard de la mort. D’autre part, il est victime de déformations chez ceux-là même qui doivent le transmettre ou le recevoir. Un point essentiel en particulier est remis en cause à des degrés divers par certains pasteurs et théologiens : l’immutabilité de la volonté après la mort, autrement dit l’impossibilité de se convertir après la mort.

« Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure »

Que la mort fixe définitivement la volonté dans le bien ou le mal, l’amour ou la haine de Dieu, c’est pourtant une vérité que l’Écriture Sainte enseigne résolument. « Qu’un arbre tombe au nord ou au midi, là où il est tombé, il restera » lit-on au livre de l’Ecclésiaste[3]Qo 11, 3, tandis que le psalmiste proclame « très mauvaise la mort des pécheurs »[4]Ps 33, 22 (Vulgate) et « précieuse aux yeux du Seigneur la mort de ses saints »[5]Ps 115, 6 (Vulgate), parce que l’une et l’autre ratifient pour l’éternité l’état dans lequel se trouve l’homme à l’heure de sa mort. Les paraboles sont également nombreuses où Notre-Seigneur insiste sur la nécessité de se convertir dans cette vie, avant qu’il ne soit trop tard : les vierges sages et les vierges folles[6]Cf. Mt 25, 1-13, le serviteur infidèle[7]Cf. Mt 24, 45-51, le voleur de nuit[8]Cf. Lc 12, 39, etc. Leur conclusion commune revient comme un leitmotiv dans les Évangiles : « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure[9]Par ex. : Mt 25, 13. » En effet, un temps vient pour chacun où il ne sera plus possible de se convertir : « Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé ; la nuit vient, où nul ne peut travailler. »[10]Jn 9, 4

Le Magistère se fait l’interprète authentique de l’Écriture lorsqu’il affirme l’impossibilité pour les damnés de se convertir[11]Cf. DH 411 (Anathématismes contre Origène, 543) et la rétribution éternelle et immédiate dès la mort[12]Cf. DH 857-858 (Profession de foi de l’empereur Michel Paléologue, 1274) ; DH 1000-1002 (Constitution Benedictus Deus de Benoît XII, 1336) ; DH 1304-1306 (Bulle Laetentur Caeli, Concile de … Continue reading. Le Catéchisme de l’Église catholique résume l’enseignement de l’Église :

Chaque homme dans son âme immortelle reçoit sa rétribution éternelle dès sa mort en un jugement particulier par le Christ, juge des vivants et des morts.[13]Catéchisme de l’Église Catholique, n° 1051

Il n’y a, certes, pas eu de définition solennelle de l’immutabilité de la volonté après la mort, comme il y a eu une définition solennelle de l’Infaillibilité pontificale ou de l’Assomption. Plutôt que d’y voir un signe de faible assurance de la doctrine en question, on peut observer que c’est au contraire un indice de sa réception ancienne, universelle et constante dans l’Église.

Le corps est pour l’âme et non l’âme pour le corps

Il revient à la théologie – c’est-à-dire la foi recherchant l’intelligibilité[14]Fides quaerens intellectum. La formule est de saint Augustin. – d’éclairer cette doctrine révélée à partir de la considération de la nature humaine, spécialement de sa condition tout à la fois corporelle et spirituelle. L’homme étant composé d’un corps et d’une âme, la mort, qui consiste en la séparation de l’âme d’avec le corps, l’introduit dans un état où l’exercice de ses facultés spirituelles – l’intelligence et la volonté – ne suit plus les mêmes lois. En particulier, la volonté n’est plus susceptible de revenir sur la fin dernière qu’elle a librement choisie.

Il faut tout d’abord observer avec saint Thomas que « l’union de l’âme au corps […] n’existe pas en raison du corps, mais de l’âme »[15]Saint Thomas d’Aquin, De Malo, qu. 5, art. 5. L’âme humaine, qui occupe l’échelon le plus bas de l’échelle des esprits[16]Saint Thomas d’Aquin, De Anima, ch. 15, est ainsi faite qu’elle a besoin du corps pour se perfectionner[17]Cf. Louis Lachance OP, L’humanisme politique de saint Thomas d’Aquin, Quentin Moreau, 2014, p. 130 « La naissance l’a placée [il s’agit de l’âme] dans de telles conditions de dénuement … Continue reading et, par conséquent atteindre sa fin dernière. Par conséquent :

 Après cette vie, l’homme n’a plus la faculté d’atteindre sa fin dernière. Pour atteindre celle-ci, l’âme a en effet besoin de son corps, car par son corps, elle se perfectionne en science et en vertu ; une fois séparée de son corps, l’âme ne revient plus à l’état où par lui elle acquiert son perfectionnement.[18]Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, l. III, c. 144

Certes, la vie d’un homme donne rarement l’exemple d’un progrès continu : il y des errements, des détours, des chutes. Le péché que l’on appelle mortel consiste en ce que l’homme se détourne de Dieu pour lui substituer, à titre de fin dernière, quelque bien créé. Il ne place plus sa fin dans le Créateur, mais dans la créature. Tant que l’âme demeure unie au corps, cependant, la volonté peut revenir sur ce choix car il est toujours lié à une certaine disposition de l’âme, qui est elle-même susceptible d’être modifiée. Tentons d’y voir plus clair[19]Les lignes qui suivent sont un résumé de l’exposé de saint Thomas dans sa Somme contre les gentils, l. IV, c. 95..

L’immutabilité de la volonté après la mort

De manière générale, la nature raisonnable désire la béatitude. Mais ce désir ne peut rester vague, il doit se fixer sur ceci ou cela. Or, c’est toujours une certaine disposition de l’âme qui lui fait désirer telle ou telle chose à titre de fin dernière et c’est en acquiesçant à ce désir que la volonté se fixe sur cette fin. Il faut remarquer que la fin dernière ainsi choisie est nécessairement désirée avec le maximum d’intensité, par le fait même qu’elle est dernière, ultime : « On ne peut être détourné du désir de la fin dernière par un objet de plus grand désir. »[20]Ibid. Du côté de la volonté qui acquiesce au désir de telle fin dernière, on ne voit pas qu’elle puisse par elle-même revenir sur son choix. Il faudrait pour cela que la disposition qui a fait naître le désir auquel elle a acquiescé soit modifiée. La volonté sera alors libre de suivre ou de refuser le désir émanant de cette nouvelle disposition, de se fixer sur une autre fin dernière ou bien de persévérer dans son choix antérieur.

Or, tant que l’âme demeure unie au corps, la disposition qui lui a fait désirer telle ou telle chose à titre de fin dernière est susceptible d’être modifiée. En effet, elle n’est jamais indépendante de la connaissance sensible et du jeu des passions : elle est, comme elles, soumise au changement. A contrario, lorsque l’âme se retrouve séparée du corps, elle est privée de l’exercice de ses puissances sensibles. Par conséquent la disposition qui a fait naître en elle le désir de telle ou telle chose comme fin dernière n’est plus sujette au changement.

On comprend ainsi que la possibilité de conversion avant la mort ne se prend pas de la nature même de la volonté, mais de la condition spécifique dans laquelle se trouve l’âme unie au corps. Par le fait même, cette possibilité de conversion cesse avec la mort : la volonté se trouve définitivement orientée vers telle fin dernière dont elle a fait librement le choix tandis qu’elle était unie au corps. Par conséquent, elle demeure fixée dans le bien ou dans le mal :

La volonté sera donc immobile en ce qui concerne le désir de la fin dernière. Or c’est la fin dernière qui commande toute la bonté ou toute la malice de la volonté : a bonne volonté quiconque veut n’importe quel bien ordonné à une fin bonne ; a mauvaise volonté quiconque veut n’importe quel mal ordonné à une fin mauvaise.[21]Ibid.

Références

Références
1 Blaise Pascal, Pensées, fragments 194 et 210 (Brunschvicg)
2 Cf. Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Seuil, 1977
3 Qo 11, 3
4 Ps 33, 22 (Vulgate)
5 Ps 115, 6 (Vulgate)
6 Cf. Mt 25, 1-13
7 Cf. Mt 24, 45-51
8 Cf. Lc 12, 39
9 Par ex. : Mt 25, 13
10 Jn 9, 4
11 Cf. DH 411 (Anathématismes contre Origène, 543)
12 Cf. DH 857-858 (Profession de foi de l’empereur Michel Paléologue, 1274) ; DH 1000-1002 (Constitution Benedictus Deus de Benoît XII, 1336) ; DH 1304-1306 (Bulle Laetentur Caeli, Concile de Florence, 1439)
13 Catéchisme de l’Église Catholique, n° 1051
14 Fides quaerens intellectum. La formule est de saint Augustin.
15 Saint Thomas d’Aquin, De Malo, qu. 5, art. 5
16 Saint Thomas d’Aquin, De Anima, ch. 15
17 Cf. Louis Lachance OP, L’humanisme politique de saint Thomas d’Aquin, Quentin Moreau, 2014, p. 130 « La naissance l’a placée [il s’agit de l’âme] dans de telles conditions de dénuement et dans une telle pénurie de ressources qu’elle serait, sans le ministère du corps, vouée à une existence vague et obscure, un peu analogue à celle qu’Homère prêtait au mânes des Grecs. »
18 Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, l. III, c. 144
19 Les lignes qui suivent sont un résumé de l’exposé de saint Thomas dans sa Somme contre les gentils, l. IV, c. 95.
20, 21 Ibid.
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