Les Quatre-temps nous font remonter très loin dans la liturgie romaine, même si tout d’abord le calendrier n’en connut que trois, puisque le carême dans son ensemble était le quatrième temps.
Selon Dom Guéranger, on peut ranger cette observance « au nombre des usages qui ont été imités de la synagogue par l’Eglise : car le prophète Zacharie parle du jeûne, du quatrième, du cinquième, du septième, du dixième mois. L’introduction de cette pratique dans l’Église semble remonter aux temps apostoliques. »[1]DOM PROSPER GUÉRANGER, L’année liturgique, L’Avent, Ed. Oudin, Paris, 1900, p. 228
D’où viennent les Quatre-temps ?
Dans les rouleaux hébreux de Qumran, découverts près de la mer morte en 1947, qui sont contemporains du Christ, on trouve déjà des exercices de prières spéciaux assignés aux saisons de l’année. C’est peut-être pour cela que saint Léon leur donne une origine apostolique. Si les premiers chrétiens se gardaient d’imiter les formes des cultes païens, ils pouvaient ainsi cependant garder les mêmes rythmes de prière qu’auparavant après leur conversion.
Et en effet, il était d’usage trois fois par an d’observer une sorte de retraite qui avait lieu les 4ème, 7ème et 10ème mois, un temps de jeûne et de prière qui durait environ une semaine. Ils auraient été intégrés à la liturgie de l’Eglise par saint Calixte (pape de 217 à 222). Saint Léon leur consacre une vingtaine de sermons au milieu du 7ème siècle. Il est sans doute aussi l’auteur des collectes et préfaces des Quatre-temps, que l’on retrouve dans le sacramentaire léonien. Il invitait les chrétiens à célébrer ces jeûnes solennels par la mortification de l’âme et du corps, appelant à passer le samedi des Quatre-temps d’automne en veille dans la basilique saint Pierre[2]DOM E. FLICOTEAUX, Le sens du Carême, Ed. du Cerf, Paris, 1958, p. 129-130. Notons que les mercredis et vendredis étaient traditionnellement déjà jours de jeûne, mais que celui-ci se prolongeait alors jusqu’au samedi, lors d’une vigile ressemblant à celle de Pâques qui comptait 6 à 12 lectures et se terminait si tard dans la nuit que le fait d’y participer accomplissait l’observance normale du dimanche (dont l’évangile était donc le même) : en somme une « messe anticipée » qui devait durer… quelques heures.
Un temps de jeûne et de prière
Les semaines de jeûne et de prière des Quatre-temps s’espaçaient tous trois les mois en été, automne et hiver. Ils étaient les seuls jours de l’année liturgique en dehors du dimanche – avec le carême – qui avaient leur messe propre. Ce sont des périodes de prière et de jeûne officiel de l’Eglise. La nécessité de ces mortifications régulières est rappelée par la liturgie : elle prend sa racine dans notre fragilité, qui nous conduit à faire pénitence des choses matérielles, pour parvenir à nous préserver du péché.
Praesta quaesumus Domine, sic nos ab epulis abstinere carnalibus : ut a vitiis irruentibus pariter jejunemus[3]Collecte du samedi des Quatre-temps d’automne : nous vous en prions Seigneur, accordez-nous de pratiquer l’abstention de viande, de telle manière, que nous jeûnions également des péchés qui … Continue reading.
L’évangile de ce samedi des Quatre-temps rappelle l’épisode de la guérison de la femme courbée depuis 18 ans, « Image de notre nature, qui, privée de sa rectitude originelle et alourdie par son propre poids, n’est plus capable par elle-même de tendre vers le ciel »[4]SAINT GRÉGOIRE LE GRAND, Samedi des Quatre-temps de septembre, ancienne troisième leçon de Matines.
Une fête agricole saisonnière
En plus de l’idée de pénitence, ces jours étaient également marqués par le thème de l’action de grâces pour les récoltes du blé, du vin et de l’huile (les fruits attendus en ces différentes saisons). Certains disent ainsi que les Quatre-temps viennent des fêtes de la moisson dans la Rome antique. C’est bien possible également, car si les chrétiens se gardaient d’imiter les formes des cultes païens, souvent (comme on le voit aussi pour le cas des Rogations) ils les christianisaient. Ils auraient donc très bien pu garder ces périodes de prières qui existaient auparavant pour chaque saison et les christianiser. Les Romains avaient l’habitude de prier à ces dates ; il s’agissait donc de garder cette (bonne) habitude mais aussi de la christianiser ; de faire dorénavant bien prier. Cette possible origine paÏenne rencontre également la tradition hébraïque rapportée par le prophète Zacharie (Za 8, 19) d’un jeûne des quatrième, cinquième, septième et dixième mois, avec des exercices spirituels particuliers reliés aux saisons depuis très longtemps.
Le jour des ordinations
Les Quatre-temps ont également un lien tout particulier avec l’ordination ou les ordinations, qui étaient conférées le samedi et dont l’annonce était faite au peuple de Rome le mercredi à Sainte-Marie-Majeure. Le vendredi, à la basilique des Saints-Apôtres, les candidats étaient encore présentés au peuple de manière que chacun puisse rendre témoignage de l’idonéité de chacun (l’on pouvait s’opposer à l’ordination d’un futur ministre, comme le rappelle encore l’évêque au début de la cérémonie traditionnelle de l’ordination). Le samedi, la messe était toujours (ordination ou non) à la Basilique-Saint-Pierre : les différents ordres étaient administrés progressivement au cours de la cérémonie, qui s’étalait sur une grande partie de la journée (ou de la nuit) : tonsure après le Kyrie, portiers après la première leçon, lecteurs après la deuxième, exorcistes après la troisième, acolytes après la quatrième, sous-diacres après la cinquième ; diacres après l’épitre ; prêtres avant le dernier verset du trait.
Les quatre temps au fil de l’année
– Les Quatre-temps de Septembre sont les seuls à avoir gardé leur structure ancienne : ils clôturent le temps de la moisson et des vendanges, et ont gardé leurs références agricoles explicites. Pour Saint Léon, ce temps était le prolongement du grand jeûne des Expiations chez les Juifs, rappelé par la première lecture du samedi.
L’économie de la miséricorde de Dieu, que notre Sauveur a mise en œuvre pour la restauration du genre humain, a été, bien-aimés, divinement ordonnée de telle façon que l’évangile de la grâce, en enlevant le voile de la loi, n’en a pas supprimé les institutions. Aussi devons-nous mettre en pratique cette parole du Seigneur selon laquelle il n’est pas venu abolir la loi, mais l’accomplir, d’une manière telle que nous obéissions, nous aussi, à cette règle, autant du moins que nous le pouvons avec l’aide de Dieu ; car nous savons qu’il ne faut rien négliger des institutions de l’ancien Testament, à condition que, en agissant ainsi, nous nous appliquions avec soin à reconnaitre, d’une part ce qui est caché sous un voile destiné à disparaitre et, d’autre part, ce qui y est établi par une action appelée à durer[5]SAINT LÉON LE GRAND, Sermons, T. IV, « coll. Sources chrétiennes, n. 200, » Ed. du Cerf, Paris, 1973, p. 217-221..
– Les Quatre-temps de Pentecôte ont eux aussi gardé des références à l’idée des saisons, mais des prières s’y sont ajoutée, notamment vers la fin du VIème siècle, qui ont explicité le lien avec la Pentecôte. D’après saint Léon, ce jeûne servait à réparer les fautes commises durant le temps pascal, où la pénitence était suspendue, et permettait ainsi de mieux profiter des grâces données à la Pentecôte[6]SAINT LÉON LE GRAND, Sermon 78,3.
– Les Quatre-temps de l’Avent ne sont pas exempts de références agricoles, que souligne saint Léon encore[7]SAINT LÉON LE GRAND, Sermon 13, avec notamment l’action de grâces pour l’achèvement des récoles. Mais les textes sont remplis d’allusions à la proche venue du Christ : on est pleinement dans la préparation de Noël, avec toutes les lectures tirées d’Isaïe et les évangiles qui se rapportent à la venue du Christ.
– Les Quatre-temps du Carême sont en revanche pleinement immergés dans cette période si particulière : il n’y est pas fait allusion aux moissons ni aux ordinations.
Les Quatre-temps dans la nouvelle liturgie
Que reste-t-il des Quatre-temps dans le nouveau calendrier liturgique (missel romain de 1969) ? Pour beaucoup, cette tradition antique semble avoir totalement disparu. Le principal animateur du groupe d’experts chargé par le pape Paul VI de la réforme de la liturgie prévoyait pourtant que les Quatre-temps soitent « célébrés en des temps et des jours que les conférences épiscopales devront établir, pour qu’ils soient en harmonie avec les saisons et correspondent ainsi réellement aux objectifs pour lesquels ils ont été institués »[8]ANNIBALE BUGNINI, La réforme de la liturgie (1948-1975), Ed. Desclée de Brouwer, Paris, 2015 p. 346.. Lors de l’audience concédée le 6 novembre 1971 par Paul VI au Père Bugnini, le Pape insista pour que les Quatre-Temps soient vraiment fixés par les Conférences épiscopales et qu’ils soient des jours de prière pour les vocations religieuses[9]ANNIBALE BUGNINI, La réforme de la liturgie (1948-1975), Ed. Desclée de Brouwer, Paris, 2015 p. 346.
Pour aller plus loin : Que signifie la Septuagésime ?
Références[+]
↑1 | DOM PROSPER GUÉRANGER, L’année liturgique, L’Avent, Ed. Oudin, Paris, 1900, p. 228 |
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↑2 | DOM E. FLICOTEAUX, Le sens du Carême, Ed. du Cerf, Paris, 1958, p. 129-130 |
↑3 | Collecte du samedi des Quatre-temps d’automne : nous vous en prions Seigneur, accordez-nous de pratiquer l’abstention de viande, de telle manière, que nous jeûnions également des péchés qui nous assiègent. |
↑4 | SAINT GRÉGOIRE LE GRAND, Samedi des Quatre-temps de septembre, ancienne troisième leçon de Matines. |
↑5 | SAINT LÉON LE GRAND, Sermons, T. IV, « coll. Sources chrétiennes, n. 200, » Ed. du Cerf, Paris, 1973, p. 217-221. |
↑6 | SAINT LÉON LE GRAND, Sermon 78,3 |
↑7 | SAINT LÉON LE GRAND, Sermon 13 |
↑8, ↑9 | ANNIBALE BUGNINI, La réforme de la liturgie (1948-1975), Ed. Desclée de Brouwer, Paris, 2015 p. 346. |