Retrouvez la chronique mensuelle des prêtres de Claves dans France Catholique.
« Je suis forcée de laisser aller la main de mon Fils ; elle est si lourde et si pesante que je ne puis plus la maintenir » : c’est par ces paroles presque menaçantes que la « Dame » interpella Mélanie – 14 ans – et Maximin – 11 ans – dans la combe de La Salette, le soir du samedi 19 septembre 1846. L’apparition fut rapidement reconnue par l’évêque de Grenoble, mais les décennies qui suivirent furent le théâtre d’une large controverse au sujet des deux parties du message transmis aux deux bergers : celle destinée à tous, qui commençait ainsi, et les « secrets » confiés séparément aux voyants.
Le commentaire du cardinal Ratzinger
Pour y voir plus clair, il faut opérer un détour par les apparitions de Fatima, qui se sont également accompagnées de secrets. En l’an 2000, Jean-Paul II fit accompagner la publication du troisième secret de Fatima d’un important commentaire théologique, notamment dû au cardinal Ratzinger. On y trouve d’importants rappels, appuyés sur le catéchisme, la Tradition de l’Église et le Magistère. Appuyé notamment sur un chapitre de saint Jean de la Croix dans La Montée du Carmel et sur le travail d’un grand théologien et pape du XVIIe siècle, le futur Benoît XVI distinguait soigneusement deux révélations. D’abord, la Révélation publique unique, achevée avec le Christ et le Nouveau Testament, à laquelle les catholiques doivent un assentiment de foi théologale – fondé sur la certitude de l’inspiration de l’Écriture sainte et de l’assistance divine infaillible au Magistère de l’Église.
Ensuite, les révélations privées, dont le rôle n’est pas de compléter ce qui manquerait à la Révélation publique – il n’y manque rien – mais d’aider à la vivre plus pleinement aux différentes époques. Cette dernière peut être une aide pour croire, mais on ne lui doit pas le même assentiment de foi théologale qu’aux vérités dogmatiques : il s’agit plutôt d’une estimation humaine, conformément aux règles de prudence. Certains critères ont ainsi été ébauchés par la tradition de l’Église, que l’on retrouve dans le récent document publié par Rome au sujet du discernement des phénomènes surnaturels : le message n’est en rien contraire à la foi et aux bonnes mœurs, la santé de corps et d’esprit de ceux qui en sont les intermédiaires, leur moralité. Cette évaluation conduit ensuite l’Église à permettre la dévotion autour d’un sanctuaire et d’une apparition, en donnant son nihil obstat, « rien ne s’oppose », souvent assimilé à une « reconnaissance » du phénomène, mais qui n’en canonise pas le message et n’en fait pas une parole d’Évangile. L’Écriture et la Tradition, transmises par le Magistère, demeurent les seules règles de la foi.
Manifestations intérieures
Le cardinal Ratzinger mentionne encore un point important : ces apparitions sont souvent des manifestations intérieures, à mi-chemin entre la vision mystique purement spirituelle et le miracle extérieur, visible par tous. Ainsi le message qui peut y être transmis nous parvient par la médiation des « sens internes » du voyant, parmi lesquels figurent notamment la mémoire et l’imagination. Il n’est donc pas étonnant que les propos qui sont rapportés de Notre-Seigneur ou de la Vierge Marie soient marqués par leur contexte historique et humain, de la même manière qu’ils sont exprimés dans leur langue. Ils demandent donc – à l’instar des textes du Nouveau et de l’Ancien Testament – une vraie interprétation dont l’authenticité ne peut être garantie que par le Magistère de l’Église.
Dès lors, nanti de ces précautions, comment comprendre les paroles – au premier abord si dures – de la Dame qui apparut, pleurant, dans la combe de La Salette ? On retrouve dans les accents de l’apparition, tels que rapportés par les voyants, ceux de certains prophètes de l’Ancien Testament : « Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée à laisser aller la main de mon fils. » Les reproches et les demandes se précisent ensuite autour du respect des commandements de Dieu – notamment la sanctification du dimanche – et de l’Église, dont le non-respect fait encourir diverses calamités temporelles – mauvaises récoltes, maladie de la pomme de terre, guerres… Comme chez Isaïe ou Jérémie, la force des mots n’est pas un signe de violence mais d’amour : même ce qui semble être une menace témoigne en réalité des excès de la miséricorde divine, qui ne peut supporter de voir les hommes s’éloigner de son bienveillant abri.
Le privilège de la liberté
La véhémence des appels de la Dame rappelle que Dieu nous a créés avec le privilège de la liberté : nous sommes des personnes responsables de nos actes devant le Créateur, qui ne veut donc pas nous contraindre, mais ne se désintéresse pas pour autant de notre salut. Alors il nous appelle, d’abord doucement puis avec plus de force, à suivre ses voies. Au bout du compte il nous traitera comme des personnes : sanctionnant notre bonne ou mauvaise conduite, librement choisie, au moment de la mort et dans l’éternité bien sûr, mais parfois aussi dès cette vie, à travers certains événements que sa Providence donne ou permet. Ce message qui semble aujourd’hui si peu audible, est celui de toute l’Écriture – des prophètes jusqu’aux Actes des Apôtres, avec Ananie et Saphire dans les Actes des apôtres – et de la théologie classique du gouvernement divin, auquel rien ne peut échapper.
Un rappel de la gravité du péché
Mais pourquoi attribuer ces avertissements à Marie ? Saint Jean-Paul II rappelait en 1996 que le message de La Salette est un message d’espérance, car l’appel à la pénitence manifeste que Dieu nous donne encore et toujours cette chance de revenir vers lui. Si c’est la Vierge Mère qui rappelle, à La Salette, la gravité du péché, c’est aussi pour montrer qu’elle n’est en rien étrangère, ni à notre souffrance et notre combat, ni à notre rédemption, obtenue par Jésus au prix de son sang. Son message – loin de rabaisser l’humanité en la réduisant à son péché – nous conduit à contempler comment l’une d’entre nous fut appelée à participer de si près au sacrifice qui nous sauve qu’elle puisse être appelée par certains « corédemptrice ».