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«Le maître de la terre » (2/2) : la science-fiction devient réalité

Retrouvez ici la première partie de l’article

Dystopie et/ou réalité ?

Publié en 1907, le roman anticipe un futur sombre où le monde est dominé par un État mondial unique, dirigé par une figure charismatique, Julian Felsenburgh, qui incarne l’Antéchrist. Le récit explore les thèmes de la déshumanisation, de la persécution religieuse, et de l’effacement de la foi dans un monde de plus en plus sécularisé.

Le roman présente une vision effrayante du futur, où un gouvernement unique contrôle toute la planète, supprimant les diversités nationales, culturelles, et religieuses. Cette structure politique représente l’ultime centralisation du pouvoir, où toute opposition est écrasée. Sous la direction de Felsenburgh, toutes les formes de religion sont bannies, à l’exception d’une nouvelle religion humaniste qui vénère l’humanité elle-même. Les croyances traditionnelles, notamment le christianisme, sont persécutées et les fidèles sont contraints de se cacher ou de se soumettre.

Le monde futur qu’anticipe Benson est par ailleurs fortement marqué par une technologie avancée utilisée pour surveiller, manipuler, et contrôler les masses. La société est surveillée en permanence, et la liberté individuelle est sacrifiée pour maintenir la paix et l’ordre imposés par l’État mondial.

Cette obsession sécuritaire n’est que l’une des manifestations de l’utilitarisme matérialiste absolu qui gouverne dans le royaume de l’Antéchrist. Un autre élément particulièrement frappant – en particulier dans notre contexte – est la pratique de l’euthanasie, devenue un moyen de contrôle social.

Dans le monde décrit par Benson, la souffrance est vue comme inutile et indésirable, et la vie humaine est dévaluée en raison de la perte de la foi religieuse. Les institutions publiques offrent l’euthanasie comme un service banal, destiné à ceux qui souffrent ou qui sont simplement fatigués de vivre. Le gouvernement encourage cette pratique pour se débarrasser des personnes considérées comme un fardeau pour la société. L’euthanasie est également utilisée pour soulager les proches de la “charge” d’un membre de la famille malade ou affaibli. Il est jugé implicite que refuser l’euthanasie pour quelqu’un qui souffre est considéré comme cruel ou égoïste. Dans la deuxième partie du livre c’est sa propre belle-fille qui donne la mort à la pieuse Mme Brand, la mère d’un homme politique en vue.

Au début de l’ouvrage, une scène faisant suite à un accident aérien réunit providentiellement deux des principaux protagonistes (Percy Franklin et Mabel Brand).

Elle resta immobile quelque temps encore, interdite par la soudaineté de l’aventure ; et c’est presque inconsciemment qu’elle vit le jeune prêtre aux cheveux gris se mettre à genoux et tirer un crucifix qu’il portait sous son manteau ; elle le vit se pencher sur le mourant, agiter sa main, approcher le crucifix des lèvres ensanglantées, et puis, s’étant relevé précipitamment, aller recommencer le même manège auprès d’une autre des victimes de la catastrophe. Mais bientôt, du haut des marches d’un grand hôpital, à droite, des hommes descendirent, tête nue, chacun tenant à la main un objet qui avait la forme des appareils photographiques d’autrefois ; et Mabel, comprenant qui étaient ces hommes, sentit son cœur bondir de soulagement. C’étaient les exécuteurs de l’euthanasie…[1]Le maître de la terre, p. 47.

Un peu plus tard, la deuxième partie du livre c’est cette femme, sa propre belle-fille qui donne la mort à la pieuse Mme Brand, la mère d’un homme politique en vue

 – L’euthanasie ?… murmura-t-il, ensuite, avec un mélange de tendresse et d’anxiété.

– Oui, répondit-elle. Aussitôt que j’ai vu les signes de l’agonie ! Elle a résisté, mais je savais que c’était ton désir.[2]Le maître de la terre, p. 140.

Au-delà de l’aspect frictionnel de la dystopie, Benson utilise l’anticipation romanesque pour développer sa réflexion philosophique : pensait-il réellement, au début du XXe siècle, que l’artificiel dépasserait un jour le naturel ? Symboliquement, il s’agit en tout cas de montrer que c’est l’homme qui entreprend de dépasser le Créateur, éternel retour du récit de Babel. Dieu autorise cette éclipse, ultime épreuve et purification de son Église bien aimée.

Le regard prophétique de Benson sur son temps et le nôtre

En écrivant ce roman, il réagissait à plusieurs préoccupations de son temps et du nôtre, qui trouvent un écho inquiétant dans sa dystopie :

– À son époque déjà en effet, le sécularisme et la laïcité gagnaient du terrain en Europe, conduisant à une marginalisation croissante de la religion, en particulier du christianisme. Benson craignait que cette tendance, si elle se poursuivait, puisse mener à un monde où la foi serait complètement éradiquée.

– Bien avant l’essor des régimes totalitaires du XXe siècle, Benson perçut les dangers d’un État centralisé et tout-puissant. Sa vision d’un État mondial unique anticipait ainsi les horreurs des régimes fascistes et communistes qui marqueront plus tard le siècle.

– Benson était également préoccupé par la montée d’une philosophie pseudo-humaniste qui, en rejetant la transcendance et la spiritualité, pourrait déshumaniser la société. Dans le roman, l’humanisme devient une religion en soi, où l’homme est adoré à la place de Dieu, conduisant à une inversion totale des valeurs morales et spirituelles.

– Benson anticipait aussi l’impact de la technologie sur la liberté individuelle, une préoccupation qui a pris une nouvelle dimension à l’ère numérique avec la surveillance de masse, le contrôle des informations, les atteintes à la vie privée.

– Les craintes de Benson concernant le pouvoir centralisé trouvent un écho dans les discussions contemporaines sur la démocratie, et la liberté individuelle face à des régimes autoritaires, mais aussi sur les velléités d’instaurer une gouvernance mondiale, notamment en matière de morale et de bioéthique.

Benson met ainsi en garde contre un futur où l’abandon de la foi et la concentration du pouvoir pourraient mener à un monde où l’humanité perd son essence spirituelle et sa liberté d’aller vers Dieu.

Les romans de l’Antéchrist : Benson et Soloviev

Dans Le Maître de la Terre (1907) Benson explore donc l’idée que l’Antéchrist ne se présente pas nécessairement comme une figure ouvertement maléfique, mais plutôt comme un sauveur trompeur, promettant un paradis terrestre en échange de l’âme humaine. Le récit met ainsi en garde contre les dangers d’une société qui rejette Dieu au profit d’un humanisme radical.

Dans le Court récit sur l’Antéchrist publié à la fin des Trois entretiens (1899), Vladimir Soloviev, philosophe et théologien russe, développe également une brève mais fulgurante réflexion théologique sur les derniers temps. Le texte est présenté comme une vision prophétique de l’avenir, où un Antéchrist apparaît dans un monde en quête de paix et d’harmonie. Dans un récit beaucoup plus court et dense, Soloviev fait abstraction du cadre dystopique et se place directement sur un plan plus philosophique, axé sur le débat spirituel. Dans son récit, l’Antéchrist est un homme exceptionnellement intelligent et charismatique, d’une beauté physique en apparence parfaite mais absolument sans âge, agrémentée par un charme indéfinissable et une éloquence qui plaisent à tout le monde et semblent le rendre proche des masses comme des élites. Apparemment bien intentionné, cultivé, il prêche des valeurs humanistes et pacifistes, se présente comme un bienfaiteur de l’humanité, capable de concilier les religions, la science et la politique. Cet Antéchrist parvient à unifier le monde sous sa bannière en se présentant comme un humaniste et un réformateur. Il séduit les chrétiens par son apparence bienveillante, mais révèle finalement sa véritable nature en exigeant un culte personnel. La lutte finale met en scène un petit groupe de fidèles qui, malgré les tentations et les persécutions, restent fidèles à leur foi et rejettent l’Antéchrist.

Sans anticiper sur la conclusion des deux œuvres, notons que Benson situe son récit dans un futur où le christianisme est pratiquement éradiqué par un État mondial totalitaire (seule Rome résiste – encore et toujours – à l’envahisseur), alors que Soloviev imagine une confrontation finale entre la vraie foi et l’imposture de l’Antéchrist dans un contexte spirituel. Les deux récits mettent en lumière la tentation d’un monde qui choisit la paix et la sécurité matérielle au détriment de la vérité spirituelle. Ils revisitent l’eschatologie chrétienne en imaginant quelle pourrait être la réalisation de l’Apocalypse à l’époque contemporaine, et explorent la corruption du bien et la difficulté de maintenir la foi face à la séduction du mal.

 

 

 

Références

Références
1 Le maître de la terre, p. 47.
2 Le maître de la terre, p. 140.
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