Rechercher
Rechercher
Rechercher
Rechercher

Cinq pains d’orge et deux poissons

Illustration : mosaïque du Ve siècle retrouvée dans l’église de la multiplication, à Tabgha en Terre Sainte (sur le bord du lac de Tibériade), au lieu même de la multiplication des pains. La mosaïque représente deux poissons, mais uniquement quatre pains, et ceci volontairement : le cinquième est le pain eucharistique, consacré sur l’autel qui surplombe la mosaïque. Le lien entre les pains offerts par l’enfant et le sacrifice du Christ est ainsi magnifiquement illustré.
 
Parmi les rites de la messe, c’est peut-être celui de l’offertoire qui fut le plus profondément modifié par la réforme liturgique. Le geste du jeune homme apportant ses cinq pains et ses deux poissons, décrit dans l’évangile du quatrième dimanche de Carême, nous aide à mieux saisir le sens et la portée de l’offertoire traditionnel. Il nous fait ainsi entrer dans l’intelligence du sacrifice de la messe.

 

« Il y a ici un jeune garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons ; mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? [1] Jn 6, 9 (Évangile de la messe du 4e Dimanche de Carême).»

 

Un geste apparemment insignifiant

Ce jeune homme, qui est-il ? Nous n’en savons rien. Il est même passé inaperçu chez les autres évangélistes, qui n’en parlent pas dans le récit qu’ils font de la multiplication des pains. Saint Jean, attentif à ce détail, n’en dit cependant pas grand-chose. Il n’en rapporte pas même le nom. L’Évangile ne manque pas de ces personnages discrets, anonymes, qui ont cependant rencontré le Christ et qui, d’une manière ou d’une autre, ont été associés à sa mission rédemptrice. L’anonymat se double d’ailleurs ici de l’insignifiance : « Cinq pains et deux poissons ; qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » Rien de comparable, en effet, avec les douze corbeilles que rempliront les restes du repas miraculeux. On comprendrait donc que l’on passe rapidement sur la figure de ce jeune garçon, ses cinq pains et ses deux poissons.

 

L’offertoire traditionnel en procès

 Il vaut cependant la peine de s’y arrêter quelques instants car le geste de ce jeune homme peut être rapproché d’un autre geste, d’un rite liturgique, dont la préservation et la signification constituent une des raisons majeures de notre attachement à la messe traditionnelle : il s’agit du rite de l’offertoire. Celui-ci a été remis en cause par certains liturgistes et théologiens en des termes qui ne sont pas sans rappeler l’interrogation des disciples devant les cinq pains et les deux poissons. Ainsi, on s’est demandé ce que pouvait représenter un peu de pain et de vin en regard de la valeur infinie de la messe. On s’est étonné que l’on puisse prétendre offrir à Dieu – car tel est le sens des prières de l’offertoire – ces réalités matérielles, quand la vraie victime du sacrifice de la messe est le Christ, le Verbe Incarné, Dieu lui-même ayant assumé la nature humaine[2] Cf. « Note doctrinale » publiée comme supplément à la revue Défense du Foyer, n° 111, p. 20-21. On a prétendu que l’offertoire était, au mieux, un doublon de certaines prières du canon[3]Cf. Joseph-André Jungmann, Missarum Sollemnia. Explication génétique de la messe romaine, t. 2, Paris, Aubier, 1952, p. 378. Notons cependant que l’éminent liturgiste indique lui-même dans les … Continue reading, au pire, un reliquat de religiosité païenne[4]Cf. Jean-Noël Bezançon, La messe de tout le monde. Sans secret, ni sacré, ni ségrégation, Cerf, Paris, 2010, en part. p. 57-81. Le propos de l’auteur ne concerne pas l’offertoire en … Continue reading, qui voudrait attirer sur soi les faveurs de la divinité en lui présentant des mets terrestres.

C’est vrai. Ce n’est rien. Ce ne sont pas le pain et le vin, même offerts, qui nous sauvent. C’est le Christ, par son sacrifice, dont la messe est tout à la fois l’actualisation et le renouvellement, ici et maintenant. Et pourtant, à l’autel, avant de commencer le canon, le prêtre offre réellement le pain et le vin qui, à la consécration seront convertis au Corps et au Sang du Christ. Il les offre, disons-le, en sacrifice : « Recevez, Père saint, Dieu éternel et tout-puissant, cette victime sans tâche… que je vous offre… afin qu’elle me soit profitable ainsi qu’à tous les fidèles chrétiens, pour notre salut dans la vie éternelle. » C’est la première prière de l’offertoire. Les suivantes, avec des nuances, sont dans la même ligne. Le prêtre qui accompli ce rite et les fidèles qui s’unissent à lui seraient-ils des chrétiens encore mal dégrossis du paganisme ? Ne sont-ils pas plutôt comme ce jeune homme qui vient offrir au Christ sa contribution, si petite soit-elle, à l’œuvre du salut ?

 

Pourquoi offre-t-on un sacrifice ?

N’oublions pas que la grâce que nous avons reçu à notre baptême n’a pas en nous détruit la nature. Or, par nature, nous sommes des créatures intelligentes, capables de connaître, dans une certaine mesure, le monde qui nous entoure et de connaître également qu’il est l’œuvre du créateur. Nous reconnaissons que Dieu est notre créateur et que nous sommes ses créatures, que rien, ni notre existence, ni notre vie, ni nos actions, ne serait sans lui. Mais nous ne sommes pas de pures intelligences, nous avons un corps, doué de sensibilité. Aussi nous sommes inclinés à manifester par une action extérieure et sensible que nous reconnaissons notre totale dépendance envers Dieu : c’est le sacrifice. Par un sacrifice visible, l’homme manifeste un sacrifice invisible : le sacrifice de lui-même à Dieu. Et nous ne reprocherons certes pas aux païens d’avoir, eux aussi, pressenti cette nécessité.

 

Le rachat du sacrifice

Seulement, le péché est venu bouleverser le rapport de l’homme à Dieu : notre nature, rachetée par le Christ, soignée et surélevée par la grâce, porte encore les marques de sa déchéance. Par le péché, l’homme se détourne de Dieu ; avec le diable, il dit : « Je ne servirai pas. »[5] Jr 2, 20 Dès lors, le sacrifice que l’homme est toujours tenu d’offrir à Dieu ne lui est pas et ne peut pas lui être agréable. Dieu n’accepte plus le sacrifice, l’homme ne peut plus rejoindre Dieu ni s’unir à lui.

C’est pourquoi le Christ est venu restaurer, racheter, le sacrifice. Son sacrifice, et lui seul, est agréable à Dieu et, en instituant l’eucharistie, Notre-Seigneur nous permet d’offrir à nouveau un sacrifice accepté par Dieu. À la messe, le sacrifice de l’homme, notre sacrifice, bien incapable par lui-même de plaire à Dieu, est néanmoins assumé par le sacrifice du Christ. De la même manière que le pain et le vin, offerts comme les victimes d’un sacrifice, deviennent le Corps et le Sang du Christ, notre sacrifice devient celui du Christ. Revoyons la scène de l’Évangile : ce sont les pains du jeune garçon qui sont multipliés. L’offertoire, donc, est, si l’on peut dire, notre porte d’entrée dans le sacrifice du Christ.

 

L’offertoire dans notre vie et… dans notre Carême

Ne pensons pas qu’il s’agisse seulement là de subtilités de théologiens. Nous voici rendus à mi-parcours dans le Carême. Que sont nos prières, nos pénitences et nos aumônes en regard du sacrifice du Christ ? Rien ! Ce n’est rien, comme les cinq pains et les deux poissons, comme l’hostie et le calice de l’offertoire. Ce n’est rien si ce n’est pas offert en union avec le sacrifice du Christ. En revanche, si nos efforts et nos pénitences, si « l’indéfiniment renaissante morsure de la vie et la souffrance du péché, [si] le généreux sacrifice de l’héroïque amour et la douloureuse angoisse de qui cherche appui »[6] Michel-Louis Guérard des Lauriers OP, « L’Offertoire de la Messe et le Nouvel Ordo Missae », Itinéraires n° 158 (déc. 1971), p. 61 sont mis avec l’hostie sur la patène, alors ils seront assumés par et dans le sacrifice du Christ pour produire en abondance des fruits d’adoration, d’action de grâces, d’expiation et d’intercession. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement nos actes, nos états ou nos sentiments qui seront offerts : c’est nous-mêmes qui ferons retour à Dieu, notre Créateur et notre Bien suprême.

À l’offertoire, nous sommes, chacun d’entre nous, le jeune homme anonyme de l’Évangile. À la consécration, notre sacrifice devient le sacrifice même du Christ, nous ne sommes plus les fils de l’esclave mais ceux de la femme libre[7] Cf. Gal 4, 30 (Épître de la messe du 4e dimanche de Carême)., les enfants de la promesse, rendus à leur vocation première : « louer, honorer et servir Dieu »[8] S. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Principe et fondement leur Créateur.

Références

Références
1 Jn 6, 9 (Évangile de la messe du 4e Dimanche de Carême).
2 Cf. « Note doctrinale » publiée comme supplément à la revue Défense du Foyer, n° 111, p. 20-21
3 Cf. Joseph-André Jungmann, Missarum Sollemnia. Explication génétique de la messe romaine, t. 2, Paris, Aubier, 1952, p. 378. Notons cependant que l’éminent liturgiste indique lui-même dans les pages suivantes (p. 381-382) comment on peut dépasser cette perspective.
4 Cf. Jean-Noël Bezançon, La messe de tout le monde. Sans secret, ni sacré, ni ségrégation, Cerf, Paris, 2010, en part. p. 57-81. Le propos de l’auteur ne concerne pas l’offertoire en particulier, mais la liturgie traditionnelle dans son ensemble, en tant qu’elle est perçue comme une liturgie marquée par la sacralité.
5 Jr 2, 20
6 Michel-Louis Guérard des Lauriers OP, « L’Offertoire de la Messe et le Nouvel Ordo Missae », Itinéraires n° 158 (déc. 1971), p. 61
7 Cf. Gal 4, 30 (Épître de la messe du 4e dimanche de Carême).
8 S. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Principe et fondement
Retour en haut

Abonnez-vous à notre newsletter,
et soyez informés des derniers articles parus.