Que nous enseigne l’Église, “experte en humanité”, sur la guerre, et sur la paix ? En ce temps douloureux où une partie de l’Europe se réveille dans le bruit des armes et des bombes, ce message, réaliste et exigeant, doit être entendu et médité.
Une question de charité
C’est paradoxalement dans le traité de la charité[1]Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 23 – q. 46, la plus haute des vertus théologales, celle qui nous unit à Dieu, que saint Thomas aborde la question de la guerre juste. Après avoir réfléchi sur la charité, notre docteur aborde un à un les vices qui s’y opposent : acédie, envie, dispute, schisme… et enfin la guerre[2]Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 40.. Il commence par se demander s’il y a une guerre qui peut être licite.
Comme à son habitude, saint Thomas commence par s’opposer quatre des principales objections à la légitimité d’une guerre :
- 1) Faire la guerre est toujours un péché, dont le châtiment est annoncé par le Seigneur en ces termes : « ceux qui prennent l’épée périront par l’épée[3]Mt 26, 52. »
- 2) La guerre est contraire a un précepte divin : Jésus et saint Paul exhortent à ne pas tenir tête aux méchants, à ne pas se faire justice soi-même[4]Mt 5, 39 ; Rm 12, 19.
- 3) La guerre est contraire à la paix, qui est une vertu.
- 4) Les exercices préparatoires à la guerre (tournois et autres) sont prohibés par l’Église, donc a fortiori la « vraie » guerre.
Si la dernière objection peut faire sourire au XXIe siècle, les précédentes sont de taille : l’objectant, s’appuyant sur la sainte Écriture et la théologie, semble exclure tout cas dans lequel une guerre pourrait être justifiée.
Le témoignage de l’Écriture et de la Tradition
Or c’est justement la position que saint Thomas va défendre : appuyé sur saint Augustin, il remarque que le Seigneur, interrogé par des soldats, ne leur a pas défendu l’usage des armes mais seulement recommandé d’éviter toute violence et pillage[5]Lc 3, 14.
À ce double argument d’autorité avancé par notre docteur (l’Évangile et l’autorité de saint Augustin), on peut ajouter que la légitimité de la guerre en certaines circonstances semble avoir été toujours reconnue par le Magistère de l’Église, qui ne l’a jamais condamnée absolument.
On peut encore noter que la tradition vénère certains martyrs et saints qui furent soldats : saint Sébastien, saint Georges, saint Maurice et sa Légion thébaine, saint Louis, sainte Jeanne d’Arc à qui Dieu commande même de se lancer dans une carrière militaire…
Enfin, argument « historique », mais pas sans valeur : les papes eux-mêmes ont entretenu une armée, aussi longtemps qu’ils ont été chefs d’un vrai État pontifical. Certains de leurs plus valeureux soldats, les zouaves pontificaux de 1870, furent de nos compatriotes, engagés volontairement et commandés notamment par un petit-fils du chef vendéen Jacques Cathelineau.
Trois conditions de la guerre juste
Pour saint Thomas et pour l’Église, la guerre peut être juste, à certaines conditions. Elle entre alors dans le cas de la légitime défense. Le discernement en la matière est cependant ardu, et l’Aquinate s’emploie à nous fournir des critères d’appréciation plus précis.
- La première condition citée par notre docteur pourrait nous étonner : l’autorité du prince qui ordonne la guerre. Ce que saint Thomas semble vouloir éviter à tout prix, ce sont les guerres privées, les rivalités de seigneurs locaux, certainement encore fréquentes dans le contexte féodal de son XIIIe siècle, en particulier dans l’Italie qui le vit grandir, et où ses propres frères de sang se firent connaître comme de fameux batailleurs. Mais cette condition ne se fonde pas uniquement sur une constatation contextuelle mais bien sur la doctrine du bien commun : c’est seulement à ceux à qui il revient de veiller au bien public de la cité qu’il incombe de la défendre, le cas échéant par les armes.
- La seconde condition est sans doute la plus difficile à apprécier : il faut une cause juste. La théologie a précisé cela par la suite, tant les cas concrets semblent difficiles à juger en objectivité.
- La troisième condition est la droiture d’intention : la guerre doit être faite pour promouvoir le bien, éviter le mal, dans le souci de la paix. Citant saint Augustin, l’Aquinate réprouve toute guerre qui serait motivée par le désir de nuire, la vengeance, l’appât du gain, la volonté de domination…
Comment apprécier une cause juste ?
La cause juste doit être une injustice commise ou imminente, causant un dommage durable, grave et certain[6]Catéchisme de l’Église Catholique, n°2309. Le but immédiat de la guerre doit être d’empêcher ou de réparer cette injustice – qui présuppose donc une faute de l’ennemi – et son but ultime doit toujours être le rétablissement de la paix : la « tranquillité de l’ordre » selon la définition de saint Augustin.
Comme pour le cas plus général de la légitime défense, la guerre peut parfois être juste si l’on vient au secours d’un allié bon qui subit cette injustice.
On doit cependant chercher à éviter le mal dans tous les cas : l’intervention armée doit être le dernier recours, tous les autres moyens s’étant révélés impossibles ou inefficaces.
Chacun des citoyens et des gouvernants est tenu d’œuvrer pour éviter les guerres, » mais « on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifiques, le droit de légitime défense[7]Catéchisme de l’Église Catholique, n°2308.
Par ailleurs, le fait de parer ou de répondre à une injustice n’autorise pas toutes les actions : les lois de la guerre doivent être respectées en toute circonstance.
L’Église et la raison humaine déclarent la validité permanente de la loi morale durant les conflits armés[8]Catéchisme de l’Église Catholique, n°2312.
Enfin il faut s’assurer que l’on ait de sérieuses chances de succès, et que l’emploi des armes n’entraîne pas des désordres plus graves que celui que l’on cherche à éliminer ou réduire. Il faut donc parfois savoir accepter une injustice plutôt que d’avoir à porter les conséquences d’une guerre.
Si vis pacem… ? Le problème des armes de destructions massives
Veux-tu la paix ? Prépare la guerre, reprenaient en refrain les vieux romains. Le dicton semble aujourd’hui bien intégré, malgré le vernis pacifiste des discours politiques, tant notre monde paraît armé jusqu’aux dents.
La question se pose en particulier aujourd’hui face à la prolifération des armes de destructions massives, et notamment depuis la découverte de la fission nucléaire. Une guerre nucléaire peut-elle être juste ? Peut-on détenir des armements atomiques à titre dissuasif ? La position de l’Église s’est définie de manière progressive et n’est sans doute pas encore définitivement établie.
Dès 1943, avant même les premiers essais atomiques américains, le pape Pie XII exprimait son inquiétude devant les conséquences possibles de tels développements scientifiques. Le débat fut ensuite porté au concile Vatican II, où les évêques américains obtinrent que la possession d’armes nucléaires à fins dissuasives soit distinguée de leur utilisation. Le compromis s’arrêta donc sur une tolérance quant à la dissuasion et une condamnation de l’emploi de ces armements. Tolérance seulement, car l’équilibre de la terreur qui découle de cette situation n’est pas une vraie paix et ne semble pas absolument stable. Jean-Paul II prolongeait toutefois cette tolérance quelques années plus tard, la considérant comme une étape sur la voie d’un désarmement progressif. La fin de la guerre froide vit le pape et différents responsables ecclésiastiques renouveler leurs vœux en faveur d’un désarmement total : la prolifération nucléaire qui suivit la chute du bloc soviétique est signe que leurs appels furent peu entendus, mais en montre paradoxalement le caractère visionnaire.
Benoît XVI affirmait en 2006 dans la même veine :
Que dire des gouvernements qui comptent sur les armes nucléaires pour garantir la sécurité de leurs pays ? Avec d’innombrables personnes de bonne volonté, on peut affirmer que cette perspective, hormis le fait qu’elle est funeste, est tout à fait fallacieuse. En effet, dans une guerre nucléaire il n’y aurait pas de vainqueurs, mais seulement des victimes. La vérité de la paix demande que tous – aussi bien les gouvernements qui, de manière déclarée ou occulte, possèdent des armes nucléaires depuis longtemps, que ceux qui entendent se les procurer – changent conjointement de cap par des choix clairs et fermes, s’orientant vers un désarmement nucléaire progressif et négocié »[9]Benoît XVI, Message du 1er janvier 2006 pour la célébration de la Journée mondiale de la paix.
Le pape François est allé plus loin encore en 2017 : arguant du dommage incommensurable lié au risque de détonation même accidentelle de tels armements, le Saint-Père condamne fermement leur possession et leur usage, les considérant comme des « instruments de guerre illégitime »[10]Pape François, Discours aux participants du Symposium international du dicastère pour le développement humain intégral.
Au regard des critères de la guerre juste, il semble en effet que l’usage de l’arme nucléaire, au moins contre des objectifs civils, soit à proscrire absolument. La détention à titre dissuasif d’armements nucléaires paraît alors bien difficile à justifier : à quoi bon détenir des instruments dont on ne peut en aucun cas se servir ? La situation géopolitique de fait peut toutefois nous incliner à un jugement prudentiel plus nuancé : la dissuasion peut être un moyen de maintenir – à court terme au moins – une certaine stabilité dans les relations internationales, voire d’initier un mouvement général de désarmement. Est-ce vraiment la direction dans laquelle nous sommes aujourd’hui engagés ? Rien n’est moins sûr. La détention d’armes nucléaires devrait être pour l’Église et pour les chrétiens le sujet d’une réflexion à la fois sérieuse et réaliste : les principes posés par saint Thomas d’Aquin pour apprécier la légitimité d’une guerre n’ont rien perdu de leur force, ils peuvent servir aujourd’hui de base à un développement dogmatique indispensable et pressant. Un vrai éclairage sur ce thème serait utile non seulement pour orienter les responsables du bien commun de nos cités, mais aussi pour aider ceux qui œuvrent dans leurs forces armées, et parfois directement dans les secteurs concernés par la dissuasion nucléaire, à comprendre et approfondir le sens de leur engagement patriotique.
Références[+]
↑1 | Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 23 – q. 46 |
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↑2 | Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 40. |
↑3 | Mt 26, 52 |
↑4 | Mt 5, 39 ; Rm 12, 19 |
↑5 | Lc 3, 14 |
↑6 | Catéchisme de l’Église Catholique, n°2309 |
↑7 | Catéchisme de l’Église Catholique, n°2308 |
↑8 | Catéchisme de l’Église Catholique, n°2312 |
↑9 | Benoît XVI, Message du 1er janvier 2006 pour la célébration de la Journée mondiale de la paix |
↑10 | Pape François, Discours aux participants du Symposium international du dicastère pour le développement humain intégral |