Les Anneaux de Pouvoir ? Une série agréable et divertissante certes, mais le révélateur du dramatique changement de paradigme vécu en un demi-siècle de post-modernité.
Retrouvez ici la première partie de notre critique : peut-on regarder les Anneaux de pouvoir ?
Le bon J.R.R. Tolkien, avec sa pipe, son gazon anglais, sa bicyclette et sa passion pour les langues nordiques ancestrales, faisait sans doute déjà un peu vieux jeu dans les années de boom consumériste d’après-guerre. Aurait-il toutefois imaginé ce à quoi pourrait ressembler, un demi-siècle plus tard, une adaptation cinématographique du cadre global de son œuvre, retracé par bribes dans le Silmarilion ? Essayons de mettre en avant quelques points saillants qui font des Anneaux de pouvoir un révélateur du mal qui ronge notre monde post-moderne.
La série qui prétend s’inscrire dans le monde tolkiénien se place en fait aux antipodes de l’univers mental de son instigateur. Certes, celui-ci a toujours voulu faire évoluer ses personnages dans le monde de la « faërie », pour féconder l’imagination de son public et enrichir leur regard sur le monde réel. Mais au-delà de l’aspect fantastique des épopées du Silmarilion, le lecteur ne manquera d’être marqué par sa profonde imprégnation chrétienne. Tolkien racontait que celle-ci s’était faite comme à son insu : sa fréquentation assidue de la Révélation et en particulier de la Bible (il fut l’un des traducteurs en anglais de la Bible de Jérusalem), transparaît à chacune des pages de son œuvre, et en particulier dans les récits cosmogoniques du Silmarilion.
Par contraste, la vacuité des Anneaux de pouvoir et la lourdeur des thèmes post-modernes sans cesse rebattus, révèle l’état de décomposition avancée de notre monde.
Dieu porté disparu
Le premier personnage qui apparaisse dans le Silmarilion n’est pas un pittoresque hobbit, ni une belle elfe guerrière : c’est Eru-Illuvatar, c’est-à-dire le Dieu bon, créateur de l’univers et qui le gouverne par l’intermédiaire d’un corps d’auxiliaires créés pour en être les régisseurs – les Valar. Si les Valar sont vaguement mentionnés à quelques moments dans le feuilleton d’Amazon, en des références presque indéchiffrables pour le spectateur non averti, Dieu en a complètement disparu. Celui qui est le maître de tous les desseins du monde dans le Silmarilion, d’une manière plus visible et lisible encore que dans le Seigneur des anneaux, est porté disparu. Un monde sans Dieu ? Bienvenue au XXIe siècle, cher J.R.R. Tolkien.
L’absence de Dieu est d’autant plus paradoxale et sensible que le segment de l’œuvre qu’ont choisi de mettre en avant les producteurs d’Amazon est justement celui où la religion est la plus présente. Alors que la figure divine n’est sensible qu’en filigrane en Terre du Milieu dans le Seigneur des anneaux, derrière la providence qui dirige les événements, elle est directement mentionnée et fait l’objet d’un culte en Numénor durant le deuxième âge, où le peuple des Edain a une réelle pratique religieuse, que Sauron tentera de détourner à son profit. Bien que central dans l’épopée, tout cela semble évacué des Anneaux de pouvoir.
Le péché ? Inconnu au bataillon
Un élément essentiel de compréhension de la cosmogonie du Silmarilion (sur lequel nous reviendrons prochainement dans deux articles sur les notions de bien et de mal chez Tolkien), est le péché. Le péché dans sa dimension originelle surtout, commis par l’un des Valar (les « anges » qui président par délégation divine aux destinées du monde matériel), entraînant avec lui certains puissants esprits (parmi lesquels le futur Sauron), et renouvelé par les « enfants d’Illuvatar », les elfes puis les hommes, entraînés par leur orgueil.
Lorsque le P. Murray, jésuite, un de ses proches amis, lui demanda si Galadriel n’était pas une figure de la Vierge Marie, Tolkien répondit qu’il voyait plutôt en elle une pénitente, une Marie-Madeleine, qu’une Immaculée Conception. Et pour cause : Galadriel est l’une des rares survivantes des premiers épisodes de l’aventure des « enfants d’Illuvatar ». Elle est la nièce du puissant et orgueilleux Féanor, fondateur de la dynastie et du peuple maudit des Noldor, que la fierté et la cupidité conduisirent à rejeter toute dépendance à l’égard des Valar et à mettre au-dessus de tout la quête de leur autonomie, en quittant le « paradis terrestre » de Valinor au prix d’un affreux fratricide : le massacre des pacifiques Teleri, leurs cousins elfes, dont ils convoitaient la magnifique flotte. L’héroïne d’Amazon est donc bien symptomatique de notre monde post-moderne, qui veut vivre comme si sa nature n’était pas blessée par le péché, comme si le baptême n’était pas le seul moyen, en étant racheté par la mort du Christ, d’effacer la culpabilité héritée de la faute originelle.
Le monde du Silmarilion est celui d’une lutte désespérée des enfants d’Illuvatar contre le mal tant qu’ils ne comprennent pas que leur rédemption passe par le pardon de leur première transgression. Le monde des Anneaux de pouvoir est celui de l’incompréhensible combat du bien contre un adversaire aussi cruel que chimérique, dans la mesure où son existence et sa présence ne sont l’objet d’aucune justification.
On retrouve ainsi la volonté d’affirmation et d’autonomie qui se trouvait à la racine de la faute originel, toujours bien présente dans la prétention des hommes et des elfes à se débrouiller seuls face à un mal qui n’est pas seulement présent dans le camp d’en face, mais qui les ronge dans chaque dimension de leur être. Hélas, nous n’en avons pas fini avec le péché, dont la meilleure ruse, comme celle du diable chez Baudelaire, est de faire croire qu’il n’existe pas. Or l’homme, disait Pascal, est plus incompréhensible à lui-même sans ce mystère, pourtant le plus incompréhensible de tous[1]Pascal, Pensées, Lafuma, n°131.
Amazon prétend ainsi refaire l’histoire des hommes sans le péché originel, dessiner une cosmogonie qui explique le monde sans prendre en compte cette blessure primordiale de notre nature. Il s’agit d’un retour en arrière de plusieurs millénaires : on fait comme si la Révélation biblique n’avait pas existé, pour donner à l’homme le sentiment de sa puissance absolue, l’affranchissant de toute dette à l’égard d’un Créateur que l’on s’emploie par tous les moyens à faire oublier.
L’inclusion portée aux nues
On ne s’étendra pas sur ce sujet abondamment commenté au cours des dernières semaines. Notons toutefois que si les héros de Tolkien ont souvent un physique nordique, ce n’est pas que l’auteur ait été raciste ou xénophobe – on relira avec bonheur pour s’en convaincre sa lettre du 25 avril 1938, où il répond avec un humour tout britannique à son éditeur allemand qui demandait un « certificat d’aryanité » – c’est simplement qu’il a puisé dans les mythologies scandinaves une grande part de son inspiration. Suivant l’obsession actuelle pour l’inclusion, les Anneaux de pouvoir mélangent tout, au point d’en arriver à des situations étonnantes (des parents de couleur qui ont des enfants blancs, et inversement – la « PMA pour tous » a-t-elle également cours en Terre du Milieu version Amazon ?). L’infidélité à l’auteur est plus criante encore quant aux relations et distributions des rôles entre les personnages féminins et masculins. La belle complémentarité de l’homme et de la femme mise en valeur par l’épopée tolkiénienne (Beren et Luthien pour ne citer que l’exemple le plus marquant) est complètement oblitérée, au profit d’une domination absolue de figures qui tiennent plus de l’unisexe version 2022 que de la véritable héroïne féminine. Malgré certains airs, Galadriel version Amazon n’est pas une nouvelle Jehanne d’Arc – qui préférait quant à elle son étendard à son épée.
Conclusion : et la technique ?
Pour ouvrir le débat, on peut poser enfin la question de la place de la technique. Quel est le sort fait par la production des Anneaux de pouvoir à la subtile critique du progrès technologique présente dans l’œuvre de Tolkien ? Le caractère hautement paradoxal de l’habileté artistique et scientifique y apparaît dès l’origine à travers l’orgueil de Féanor, qui prétend enfermer la lumière des Valar dans ses Silmarils. Il se retrouve dans la formation des anneaux eux-mêmes, dont les elfes espéraient faire l’instrument de libération, pour finalement devenir l’arme décisive de la domination de Sauron. En présentant le récit de l’origine de ces objets ambivalents, Amazon présente-t-il une vision corrosive du progrès technique ? L’ironie tolkiénienne pourrait bien cette fois avoir le dessus… D’autant plus que si la série aplatit à souhait la sublime cosmogonie de l’auteur, elle n’empêchera pas certains – comme l’auteur de ces lignes – de se replonger dans l’œuvre originale ou d’en profiter pour la découvrir et la faire connaître.