Frère Pierre d’Alcantara, appelé en renfort pour dirimer le cas scandaleux d’une carmélite aux tendances mystiques : Teresa de Ahumada, dite Thérèse d’Avila. Première rencontre avec le saint franciscain de l’Espagne du grand siècle sous la plume de Marcelle Auclair.
Extrait de Marcelle Auclair, La vie de sainte Thérèse d’Avila, Paris, Seuil, 1960, pp. 117-118.
Le soleil tape dur, en Castille, au mois d’août, et la route est déserte à l’heure de la sieste : pas un homme, pas même un chien. Si, pourtant, au loin, une tache sombre dans la lumière qui poudroie. Un moine. Un pèlerin ? Sa robe brune en loques balaie la poussière, le capuchon franciscain est abaissé sur ses yeux. Non qu’il craigne d’être aveuglé par l’aveuglante lumière, – plus intense est l’éblouissement de sa vision intérieure, – mais il méprise le monde qu’il foule de ses pieds nus. Jamais cet errant n’a consenti à voyager autrement que les plus pauvres, en mendiant son pain ; de ce même pas égal, il a parcouru l’Espagne et l’Italie. Il ne tend d’ailleurs la main que rarement : un quignon tous les trois jours, il a sa suffisance : « Affaire d’habitude », dit-il. Des témoins affirment qu’il est parfois resté une semaine dans l’oubli de toutes nourritures terrestres.
Il avance vers Avila, les yeux toujours baissés, et ne voit pas se silhouetter au loin créneaux et clochers. Mais le soleil aussi a fait du chemin, les dormeurs s’ébrouent, la vie semble renaître de sa torpeur, et c’est, pour l’instant, le trot allègre d’une bourrique, un chant, qu’entrecoupent les mots d’encouragement qu’adresse à sa monture l’ânier, bon garçon qui n’aime pas à se taire longtemps. Il interpelle le moine en passant :
– Hey fraile ! Tu es à pied, mais je vais à âne, moi !
Le frère avance toujours, il ne lève pas le regard, « la paix soit avec toi », sort de sous le capuchon. Mais ces joues creuses ? Cette barbe blanche ? Sous les haillons de l’ordre de saint François, ce corps sec, noir et noueux ainsi que racines d’arbre[1]Edition bréviaire des œuvres de sainte Thérèse par le P. Silverio de Santa Teresa, t. V, c. 18-18, ?
– Fray Pedro !
Le moine n’a pas bronché. Ce silence est un aveu, et le gars d’éperonner son âne de ses pieds nus, de le forcer à trottiner plus vite, de se hâter vers la ville, où il crie à tout venant :
– Fray Pedro est sur la route ! Il arrive à Avila ! Fray Pedro de Alcantara ! Le saint Fray Pedro !
Le saint : celui qui s’est imposé la plus dure des pénitences et ne vit que debout, ou à genoux, afin de vaincre le sommeil. Depuis quarante ans, il ne se permet qu’une heure de sommeil du vingt-quatre, et encore assis, « la tête appuyée sur un billot de bois »[2]idem, t. V, c 18, 17-18. Il lui serait d’ailleurs impossible de se coucher dans sa cellule, qui a quatre pieds et demi de long. Jamais il n’usa d’autre vêtement que sa robe de bure, et ne porte point de cape, quel que soit le froid, ou le déluge. Jamais, même dans la neige, il ne marche autrement que pieds nus.
Tout Avila connaît son histoire : il est né dans la rude province d’Estrémadure, d’une famille d’hidalgos apparentés à Fernand Cortez, le fameux conquérant du Mexique. À dix-neuf ans, il prit l’habit de saint François, et mieux que son habit, son embrassement en Dieu, son amour de ses frères et de « Dame pauvreté ». Déjà il songeait à réformer son ordre, à le ramener à ses principes de rigueur évangélique, mais il décida de commencer par se réformer lui-même. On sait qu’en sa jeunesse il est resté trois ans dans un couvent sans distinguer ses frères autrement que par le son de leur voix, s’étant imposé la mortification de ne jamais lever les yeux ; « il ne savait donc pas aller aux lieux de nécessité, et ne faisait que suivre les moines »[3]idem. Pendant des années il n’avait pas regardé une femme. Maintenant il lui était indifférent de voir ou de ne pas voir. Et c’était à qui, quand il marchait, surprendrait le tintement de son cilice fait de lames de fer-blanc[4]idem, t. V, c. 30, 2.