Depuis une dizaine d’années, un groupe travaille sur un parcours de mémorisation orale de l’Évangile, selon les dernières avancées de la recherche sur les Églises apostoliques et la première évangélisation. « L’Évangile au cœur » réunit aujourd’hui plus de 30 équipes dans différents lieux, avec plus de 200 personnes qui apprennent les paroles sacrées et témoignent de leur pénétration dans leur cœur et leur vie.
Pour comprendre ce qui se vit avec « L’Évangile au cœur », Claves a interrogé Bernard Scherrer, initiateur et animateur de ce beau mouvement.
Retrouvez ici la première partie de l’interview.
Claves : Quel texte proposez-vous à la mémorisation ? Pourquoi ne pas reprendre la traduction liturgique ?
Bernard Scherrer : Quitte à revenir aux sources, il nous a paru évident de repartir du texte de la Pshytta, c’est-à-dire l’Évangile dans la langue de Jésus, l’araméen, dont la tradition orientale dit qu’il vient directement du texte rapporté de Jérusalem à Ninive un peu avant l’an 70, par Mari, l’un des 72 disciples, et dont tout montre qu’il a été très soigneusement conservé, au mot près, par l’Église apostolique chaldéenne héritière des traditions d’oralité exigeantes des hébréo-chrétiens. Si certains ont pu faire croire que des éléments clés du dogme seraient absents des Évangiles, le texte oriental montre le contraire : la divinité de Jésus, la Trinité, les sacrements, la présence réelle, tout ce qui est résumé de façon très dense dans le Symbole des apôtres, y est exprimé de façon nette.
Nous en faisons une traduction en français à la lumière de la tradition de cette Église, recueillie pendant sept ans par Pierre Perrier auprès de Mgr Alichoran. Nous obtenons un texte vraiment oral et vivant, haut en couleurs, fait pour être mémorisé. Il permet de rendre clair bien des passages un peu obscurs de l’Évangile, grâce à la précision du texte en araméen et à la tradition exégétique chaldéenne ; il permet de retrouver de nombreux échos d’une perle à l’autre et d’un collier à l’autre, perdus dans les traductions actuelles. Et surtout il nous réveille de nos habitudes !
Claves : Par exemple ?
BS : L’exemple le plus connu maintenant est le passage du chameau par le trou de l’aiguille : le mot araméen gamla (qui a donné kamelo en dialectisation syriaque, repris tel quel dans la Vulgate comme dans le grec) a pour premier sens « la corde ». C’est par extension qu’il est devenu la cordée… c’est-à-dire la caravane qui apporte les richesses (les chameaux reliés par une corde), puis le chameau. Ainsi, le riche qui veut entrer dans le Royaume des Cieux doit-il méditer en prenant dans ses mains une grosse corde et une aiguille à confectionner les filets de pécheurs. Il a alors tous les éléments d’une jolie devinette : comment faire passer la grosse corde dans le chas de l’aiguille ? Il faut de la patience et défaire les torons de la corde un à un pour en arriver au fil de base qui compose le toron. Il faut se simplifier, se dépouiller. Ce n’est pas impossible, mais c’est une ascèse. Pour en saisir tout le sel, il faut aller jusqu’à faire le geste avec une grosse corde toronnée à l’ancienne dans les mains … la parabole prend alors tout son sens. Et il n’est vraiment pas nécessaire d’aller chercher une hypothétique porte de l’aiguille dans le rempart de Jérusalem… surtout si la perle était donnée à Capharnaüm.
Claves : Qu’est-ce que « L’Évangile au cœur » apporte aux mémorisants ?
BS : Il se passe exactement ce que décrit Ap10 : « une amertume dans les entrailles » car l’enseignement de Jésus est exigeant et chacun d’entre nous va être réveillé la nuit par telle ou telle perle qui met en évidence nos petits bricolages avec notre conscience. Mais aussi une douceur de miel dans la gorge, car vivre avec l’Évangile dans le cœur, par cœur, c’est vivre chaque jour avec la Parole et les gestes de Jésus à la bouche et dans le cœur. Tous le constatent : la mémorisation nous fait changer nos vies. Pour tous, il y a un avant et un après.
Les bienfaits au sein du groupe qui mémorise sont très perceptibles. C’est Jésus qui nous unit, guérit les cœurs les âmes blessées… nous façonne… nous touche parfois jusqu’aux larmes. Mais surtout, chacun est ensuite poussé par un nouvel esprit missionnaire. Au cours de discussions avec incroyants ou musulmans, rien ne les impressionne plus et ne les fait plus réfléchir qu’une parole de Jésus lui-même donnée par cœur, car Sa parole est agissante. Nos mots à nous sont bien pauvres en comparaison … Un athée rencontré dans la rue, très critique à l’égard de l’Église, a été retourné par « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent … »
J’ai vu plusieurs fois l’effet de la parole quand elle est donné ainsi (par cœur, de cœur à cœur)… elle frappe à la porte, elle laisse l’interlocuteur silencieux. En fait celui qui sait par cœur des perles de Jésus et en est habité devient très vite apôtre. Car il a bien mieux que ses pauvres mots à lui pour donner l’Évangile, il a dans le cœur les mots et les gestes de Jésus et des apôtres.
La force d’impact d’une perle donnée par cœur, avec le cœur, est incroyable. J’ai eu l’occasion lors d’une conférence devant plus de 60 personnes, de donner la perle de la pécheresse pardonnée chez Simon le pharisien. Pendant la conférence, les gens étaient plutôt attentifs, mais pendant la perle, le silence était « épais », palpable.
Claves : Cela peut-il s’intégrer dans la vie d’une paroisse ?
BS : Le chrétien baptisé et confirmé se doit d’apprendre et de donner l’Évangile. Nombreux sont ceux qui commencent par mémoriser en famille ou avec des amis. Mais vient le moment d’aller plus loin et ils en parlent à leur curé. Nous commençons ainsi à avoir quelques grappes de groupes autour d’une paroisse, soit que le curé autorise à faire une annonce, à organiser une conférence, soit même, que lui ou l’un de ses vicaires s’implique personnellement, en participant à la mémorisation dans un groupe.
Comme aux premiers siècles, quand on commence à avoir une grappe de groupes de mémorisation, le qoubala prend tout son sens. On constate alors que la pratique de la récitation par cœur alternée entre deux « chœurs », demande une vraie qualité de mémorisation : cela fixe le niveau d’exigence. C’est donc difficile, au début un peu décevant si l’on y avait mis trop d’orgueil, mais le repas partagé, chacun servant un autre, est toujours un grand moment.
Claves : Quelles sont les perspectives de développement ?
BS : Notre priorité est de finaliser les traductions pour un ensemble de mémorisation complet, qui réponde à l’ensemble des besoins de catéchèse, d’une simple initiation à une formation approfondie. L’ensemble sera organisé en six niveaux qui vont des petites paraboles comme la paille et la poutre aux sommets de spiritualité johannique comme le dialogue entre Marthe et Jésus alors que Lazare est au tombeau, ou comme l’enseignement du Pain de Vie.
Des paroisses commencent à utiliser la mémorisation des perles pour le catéchisme et les patronages. Un groupe d’échanges entre responsables de catéchismes paroissiaux se met en place.
De nombreuses pistes restent à explorer, par exemple :
La catéchèse pour des adultes recommençants (un parcours de mémorisation pourrait leur être proposé par exemple à la suite d’un parcours Alpha, pour aller plus loin dans la connaissance de la Foi, l’intimité avec Jésus et la vie spirituelle, la capacité à évangéliser à son tour).
Une catéchèse au long cours pour des musulmans convertis. Ils connaissent des difficultés d’intégration aux communautés paroissiales. « L’Évangile au cœur » pourrait proposer à la fois un parcours catéchétique nourrissant et proche de leur culture d’origine, plus orientale qu’occidentale, un enseignement sur les fins dernières motivant et empreint de Miséricorde et une meilleure intégration paroissiale au sein des groupes de mémorisation entre « vieux catholiques » et musulmans convertis.
Un parcours de catéchisme de « persévérance » pour les adolescents. L’objectif serait alors de les armer pour un futur départ dans un cycle étudiant, souvent loin du cocon familial et soumis à la pression d’un monde matérialiste et hédoniste.
Par ailleurs nous avançons sur le volet scientifique, pour montrer que les textes évangéliques ont bien été composés par les témoins directs, qu’ils sont cohérents et fiables, que les traditions vénérables des Églises, et en particulier celle de l’Église de l’Orient, ne sont pas des contes de nourrice, et qu’ainsi l’Église est bien une institution voulue et fondée par Notre-Seigneur, transmise au travers de la continuité apostolique, par les apôtres eux-mêmes, jusqu’aux extrémités du monde connu, de la Galice à la Chine.
Claves : Un mot de conclusion ?
BS : Après dix ans, l’Évangile au cœur a démontré que l’intuition de départ, celle de Benoît XVI, est juste : nous pouvons retrouver l’élan des premières communautés dans la transmission de la Parole Vivante, des faits et gestes de Notre Seigneur, en reprenant les mêmes méthodes. De nombreuses fois dans l’histoire, les chrétiens ont pu croire qu’ils vivaient des temps apocalyptiques. C’est encore le cas aujourd’hui, de façon particulièrement prégnante, et nous pouvons être taraudés par la question de Jésus : « Quand il viendra, le Fils de l’homme, trouvera-t-il encore la Foi sur la terre ? ». Il peut paraître prétentieux de vouloir réévangéliser le monde et pourtant, c’est explicitement ce que le Seigneur nous demande… Alors imaginez un instant que dans un groupe de six, au bout d’un an, chacun recrute à son tour un groupe de six, puis que chacun de ces six, un an plus tard, recrute un groupe de six et ainsi de suite. Il suffirait de 11 ans pour commencer à (ré)évangéliser les 270 millions de francophones avec pour chacun, un investissement tout simple : mémoriser dans un groupe, ruminer la Parole vivante, puis recruter un autre groupe pour transmettre ce que l’on a reçu.