Rechercher
Rechercher
Rechercher
Rechercher

Une preuve de Dieu à l’intérieur de nous-mêmes ?

Cet article est paru d’abord dans La Nef de mars 2024, nous le publions avec l’aimable autorisation de la revue.

Les arguments tirés de la loi naturelle et du désir de Dieu semblent orienter l’homme de l’intérieur vers l’existence et la connaissance du Créateur : forces et limites de la méthode apologétique d’immanence. 

La loi morale objective inscrite dans le coeur de l’homme, le désir naturel de voir Dieu, la religiosité innée de l’homme… autant de réalités intérieures à notre nature où certains voudraient voir des preuves de Dieu. Ces arguments sont présents chez les plus grands apologistes chrétiens et jusque chez saint Thomas d’Aquin[1]Le débat sur le désir naturel de voir Dieu chez saint Thomas est encore ouvert, au point que toute tentative bibliographique serait illusoire ou démesurée. Parmi les lieux où le docteur fait … Continue reading. La place réelle que le docteur angélique donnait au « désir naturel de voir Dieu » est encore l’objet d’un débat sérieux : s’agit-il d’un désir efficace, portant en lui-même la nécessité de sa réalisation, ou d’un désir conditionné au don purement gratuit de la grâce, et donc en lui-même inefficace ? La force de l’argument tiré de ce désir relèvera dans un cas de la nécessité, dans l’autre de la simple convenance. 

Ces arguments ont été remis à l’honneur au cours du siècle dernier comme représentant un possible terrain de dialogue avec les systèmes philosophiques contemporains parmi lesquels on trouve parfois des raisonnements analogues (l’argument moral chez Kant ou Hegel notamment). La théologie classique porte cependant un regard nuancé sur les motifs internes de crédibilité, ces preuves supposées de Dieu qui nous attendraient à l’intérieur même de notre nature. Le magistère de l’Eglise est intervenu à plusieurs reprises pour formuler certaines réserves dans le même sens[2]Pie X, Pascendi, 1907 ; Pie XII, Humani Generis, 1950.. Nous tenterons donc de poser une évaluation mesurée de ces « raisons de croire. »

Les motifs internes sont-ils de vraies « raisons de croire » ?

Le sens du réel doit apporter aux motifs internes de crédibilité une première réserve : si la reconnaissance objective et universelle d’une loi naturelle semble constituer une borne milliaire sur la voie de la preuve de Dieu, que dire à l’heure où cette loi semble chaque jour plus occultée ou brouillée, où le trouble et la confusion rendent chaque jour moins concevable l’idée d’une norme morale universelle ? De même, l’argument tiré de la religiosité naturelle de l’homme et du désir naturel de voir Dieu, s’il demeure valable au regard des données de l’histoire et de l’anthropologie, perd cependant de sa vigueur dans un monde occidental qui se revendique majoritairement incroyant et où près de la moitié des hommes ont abandonné tout espoir de vie au-delà de la mort[3]Sondage IFOP pour Atlantico.fr, 2 novembre 2019 ; Etude IFOP pour Ajir, 24 août 2021.. 

Passons à l’étage philosophique. L’utilisation des motifs internes de crédibilité par certains penseurs parmi les protestants libéraux et modernistes du XIXème doit nous alerter sur un point important : le risque de la « méthode d’immanence, » qui prend son point de départ dans l’homme, est de n’en pas sortir. En d’autres termes, le dieu ou la religion qui se révélerait à l’intérieur de nous-mêmes pourrait bien être une représentation subjective, construite par et pour le sujet. Le risque est d’autant plus grand que cette méthode s’enracine ouvertement dans une pensée idéaliste qui coupe tous les ponts entre le sujet et la réalité extramentale. Même chez les penseurs catholiques qui entendent passer par l’immanence pour entrer en dialogue avec ces systèmes philosophiques, la notion de vérité se trouve renversée : elle ne réside plus dans la réalité extérieure[4]Chez saint Thomas d’Aquin, la vérité réside d’abord dans les choses, avant d’être reconnue par l’intelligence humaine dans l’acte de jugement. Elle se définit ainsi comme … Continue reading mais son critère premier s’enracine dans l’action humaine et ses exigences (une chose devient vraie dans la mesure où elle correspond aux exigences de ma nature, et non plus car elle est en adéquation à ce qui existe en dehors de moi[5]Le p. Garrigou-Lagrange dénonce ainsi un glissement inhérent à l’idéalisme moderne et à l’immanentisme, qui ne considèrent plus la vérité comme adéquation de l’intellect avec la chose, … Continue reading). La méthode d’immanence porte donc en elle le risque de paver la voie au relativisme : ce qui m’est particulièrement convenable, répondant à mes aspirations et désirs intimes, et constitue finalement pour moi la vérité, ne joue pas nécessairement le même rôle chez mon interlocuteur, dont la vérité peut être tout autre. 

Quant à l’architecture interne de l’apologétique, la méthode d’immanence porte le risque de diminuer la force probante des miracles et prophéties, si elle est mise en exergue au dépens de l’argumentation classique qui repose sur ces signes de crédibilité donnés par Dieu lui-même et mis en avant tout au long de l’Ecriture. Les arguments surnaturels doivent en effet garder la priorité lorsqu’il s’agit de défendre la crédibilité d’une religion surnaturelle, sous peine de la réduire au niveau naturel. Chez les rationalistes au contraire, le miracle a au mieux valeur de symbole de réalités naturelles. En cherchant à répondre à la modernité sur son propre terrain, l’apologétique chrétienne s’aventure ainsi dans les sables mouvants de cet agnosticisme qui refuse a priori toute possibilité du surnaturel. 

Enfin, au plan théologique, l’hypertrophie des motifs internes de crédibilité exagère notre désir de vie surnaturelle, dont on a vu par ailleurs qu’il n’est pas toujours – et de moins en moins malheureusement – une évidence empiriquement constatable. Cette aspiration au surnaturel ne peut émerger, en bonne philosophie, de l’homme lui-même, car elle dépasse infiniment les principes de sa nature. L’affirmation d’une exigence de la grâce dans l’âme – et non pas seulement d’une capacité et d’une convenance forte – fait tomber l’apologétique dans les erreurs de Baïus et de ses disciples modernes, condamnés à plusieurs reprises par le magistère[6]Voir la bulle Ex omnibus afflictionibus de Pie V contre Baïus (1567), les encycliques Pascendi (1907) de Pie X et Humani generis (1950) de Pie XII.. Autrement dit, si j’affirme la nécessité naturelle de la religion (en vertu d’un désir naturel efficace de Dieu), cette dernière tombe dans le champ des exigences de ma nature, et se trouve par là réduite au plan naturel. En outre, en se retranchant dans le champ de la conscience et de l’intériorité humaine, l’immanentisme porte avec lui le péril du fidéisme, qui coupe tout lien avec le réel et fait fi de l’apport de l’intelligence. La religion chrétienne est certes belle et attirante, moralement nécessaire pour vivre droitement, mais cela ne peut suffire en soi à prouver qu’il faut adhérer, irrévocablement, à la seule Eglise du Christ. 

Peut-on argumenter par des motifs internes ? 

Un tel réquisitoire condamne-t-il l’attention portée par plusieurs grands de l’apologétique chrétienne aux raisons internes de croire ? Certes non, et il n’est pas jusqu’à saint Thomas d’Aquin lui même qui n’ait reconnu l’intérêt de ces arguments, en les éclairant de sa profonde intuition théologique. Le docteur parle ainsi de cette « vocatio interior » que ressentent certains, même pécheurs comme Madeleine, « attirés de l’intérieur » sous la motion de la grâce[7]Saint Thomas d’Aquin, Quodlibet II, q. 4, a. 1, ad 1m., en un appel qui peut même précéder la conversion et le consentement à Dieu[8]Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Evangile selon saint Jean, c. 1, l. 6.. Il s’agit par exemple de la paix ressentie à l’écoute de la parole de Dieu, de la paradoxale gratuité du don de Dieu, dont la résonance avec nos aspirations profonde ne peut manquer d’apparaître à l’homme de bonne volonté…

Reconnaissons donc volontiers que la méthode d’immanence porte de bons arguments, notamment face à l’agnosticisme contemporain, et que la recherche des apologistes chrétiens du siècle dernier, sans nier les fragilités mentionnées ci-dessus, fut en ce sens méritoire. Quant à l’usage de ces arguments, il peut être opportun de leur concéder parfois une priorité de temps – comme moyen de rejoindre certains contemporains dans leurs préoccupations intimes et leurs questionnements existentiels – sans négliger de les insérer dans le cadre d’une apologétique plus complète et incluant les voies traditionnelles de preuve. 

Notre époque est marquée par l’hypertrophie de l’émotion et du sentiment, et il peut certes se faire que la Providence choisisse d’entrer par ce biais dans les failles de nos carapaces humaines. Nous demeurons toutefois des animaux rationnels, et une adhésion de foi ne saurait être durable ni profonde si elle ne se fonde pas sur une crédibilité intellectuelle stable et solide – celle que fournit l’ensemble de l’argumentaire apologétique traditionnel. Peut-être sommes nous ainsi appelés à user de ces raisons internes de croire, valables pour elles-mêmes mais non absolues, sans jamais en faire des preuves à part entière et en les inscrivant toujours dans une hiérarchie claire. Leur hypertrophie, avec les diverses faiblesses qui les affectent et les présupposés philosophiques parfois peu assurés qui l’imprègnent parfois, risquerait en effet d’occulter ou affaiblir les arguments les plus forts à l’appui de l’existence de Dieu, vers lesquels, malgré leur caractère parfois presque inaudible aujourd’hui, il demeure de notre devoir de mener avec patience et humilité nos contemporains.  

Références

Références
1 Le débat sur le désir naturel de voir Dieu chez saint Thomas est encore ouvert, au point que toute tentative bibliographique serait illusoire ou démesurée. Parmi les lieux où le docteur fait référence à un tel désir on pourra consulter la Somme Théologique (IaIIae q. 3, a. 8 au sujet de la béatitude, à lire à la lumière de la q. 62, a. 2 de la Ia Pars), ou encore la Somme contre les Gentils (livre III, n. 50, 51, 57).
2 Pie X, Pascendi, 1907 ; Pie XII, Humani Generis, 1950.
3 Sondage IFOP pour Atlantico.fr, 2 novembre 2019 ; Etude IFOP pour Ajir, 24 août 2021.
4 Chez saint Thomas d’Aquin, la vérité réside d’abord dans les choses, avant d’être reconnue par l’intelligence humaine dans l’acte de jugement. Elle se définit ainsi comme l’adéquation de la chose et de la réalité – adaequatio rei et intellectus. Voir par exemple Somme Théologique, Ia Pars, q. 16, a. 1.
5 Le p. Garrigou-Lagrange dénonce ainsi un glissement inhérent à l’idéalisme moderne et à l’immanentisme, qui ne considèrent plus la vérité comme adéquation de l’intellect avec la chose, mais comme conformité de mon esprit et de ma vie, de sorte que serait vrai ce qui répond à mes aspirations. Cela revient à ne conserver de la morale thomiste que la vérité pratico-pratique (dans le jugement posé hic et nunc sur l’action), en oubliant la vérité spéculative qui en est la règle. 
6 Voir la bulle Ex omnibus afflictionibus de Pie V contre Baïus (1567), les encycliques Pascendi (1907) de Pie X et Humani generis (1950) de Pie XII.
7 Saint Thomas d’Aquin, Quodlibet II, q. 4, a. 1, ad 1m.
8 Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Evangile selon saint Jean, c. 1, l. 6.
Retour en haut

Abonnez-vous à notre newsletter,
et soyez informés des derniers articles parus.