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La loi naturelle, chemin vers le divin ?

Cet article est paru d’abord dans La Nef de novembre 2023, nous le publions avec l’aimable autorisation de la revue.

Lorsque l’on parle des lois de la nature, on pense immédiatement à du terre-à-terre : gravitation universelle, l’hérédité, constantes physiques… La conception que se faisaient les anciens d’une loi de nature réglant le comportement de l’homme selon le juste et l’injuste semble aujourd’hui bien dépassée. Et pourtant, n’y a-t-il pas analogie entre l’idée que les corps puissent être dirigés par des règles auxquelles ils ne choisissent pas d’être soumis, et celle selon laquelle l’homme serait lui aussi gouverné par une certaine loi propre ? La différence – elle est de taille – c’est que l’homme, lui, peut choisir de désobéir[1]On reprend ici en les croisant les brillantes argumentations du cardinal Newman, de C.S. Lewis (Mere Christianity, l. I, « Right and Wrong as a Clue to the Meaning of the Universe »), de Peter … Continue reading. 

Existe-t-il une loi intérieure de la nature humaine ? Réponse à quelques objections

L’existence d’une loi supérieure du comportement humain est-elle évidente, au regard des multiples cultures ? Reconnaissons malgré tout que les similitudes l’emportent sur les différences. Que l’on essaie seulement d’imaginer ce que serait un système moral totalement autre, aux antipodes des normes classiques : l’égoïsme serait-il admiré et loué, au même titre que la lâcheté et la cruauté ? Soyons sérieux : ceux qui récusent l’idée d’un bien et d’un mal objectifs et universels n’aiment pourtant pas qu’on les trompe, ni que l’on manque aux engagements pris envers eux. 

On pourrait aller plus loin dans le paradoxe et arguer que notre incapacité à l’observer en totalité appuie notre constat de l’existence de cette loi de nature : en effet, dès que l’on nous reproche d’y manquer, nous nous cherchons des excuses. Pourquoi cela, sinon parce que nous sommes préoccupés d’une certaine rectitude de notre comportement ? Argumenter contre l’existence d’un bien et d’un mal objectifs au nom du rejet de toute norme universelle, revient finalement à poser en absolu qu’il n’y a pas d’absolu, et par conséquent à embrasser une morale contradictoire. 

Une autre objection ne voit dans la loi naturelle qu’une manifestation d’un instinct grégaire, de conservation. Mais les instincts sont variés et souvent contradictoires (vais-je me jeter à l’eau pour sauver le bébé, ou rester au sec et en sécurité sur la rive ?), et pourtant une impulsion supérieure les domine, qui tranche et décide lequel doit être favorisé et suivi : c’est pourquoi ce n’est pas toujours le plus véhément qui l’emporte. Cette instance supérieure est notre loi.

Cette loi naturelle, diront encore certains, n’est qu’une convention sociale, induite par l’éducation. Attention, bien que certains éléments soient effectivement conventionnels (comme le code de la route), tout ce qui est acquis, appris, ne relève pas pour autant de l’invention humaine (qui a inventé les tables de multiplication ?). De quelle catégorie relève la loi naturelle ? Elle présente, malgré les différences de cultures, une notable stabilité, d’un pays et d’une époque à l’autre. Ce sont souvent les circonstances qui changent, plutôt que les principes appliqués[2]Si l’on ne brûle plus de femmes aujourd’hui, argumente Lewis, c’est que l’on ne croit plus aux sorcières.. Elle ne peut donc être réduite à une convention. 

L’argumentation qui soulève des cas limites pour nier l’existence d’une norme universelle n’est pas plus satisfaisante, car il reste que certaines actions provoquent un rejet unanime. Dès lors, comment pourrait-on évaluer la moralité d’un acte, d’un peuple, d’une culture, sinon à l’aune d’une norme supérieure et distincte, d’un vrai bien indépendant de ce que les personnes pensent ? Tout comme la raison pour laquelle votre idée de New York peut être plus vraie que la mienne, est qu’il existe un vrai New York en dehors de nos deux imaginations.

Il est intéressant de noter – à usage du débat – que si la reconnaissance d’un bien absolu révulse le moderne, la dénonciation du mal universel – de Nuremberg à « MeToo » – réunit sans peine nos contemporains. Or le mal n’est possible que comme perversion ou refus, privation d’un bien dû[3]Saint Thomas d’Aquin le montre brillamment dans sa Somme de Théologie, Ia Pars, q. 48, a. 1 et suivants..

Deux éléments caractérisent ainsi la nature humaine : une loi morale qui nous habite, et le fait que nous ne puissions l’observer. Pourquoi recherchons-nous malgré tout cette rectitude ? Certainement pas pour elle-même (on ne poursuit pas la justice pour la justice, comme on ne joue pas au football seulement pour marquer des buts – c’est seulement la règle du jeu). Il doit y avoir quelque chose de réel et de supérieur, qui n’est pas seulement un fait mais une loi au-delà des faits. 

Ce qu’elle nous dit de l’univers

Que nous dit cette loi au sujet de l’univers où nous vivons ? Les sciences qui scrutent notre environnement par le moyen des sciences ne peuvent cependant nous dire s’il y a quelque chose derrière ce réel qu’elles observent. Or parmi les objets de notre connaissance il en est un au sujet duquel nous pouvons dépasser le simple examen externe : l’homme, dont nous savons (nécessairement de l’intérieur) qu’il est soumis à une loi morale qu’il n’a pas faite, mais qu’il ne peut oublier. 

Partant de là, nous pouvons nous attendre à ce qu’il existe aussi une loi intérieure pour les autres créatures. Un univers ainsi réglé peut-il être conçu comme un tout dépourvu de raison ? Ne faut-il pas qu’il y ait une puissance intellective qui l’oriente ultimement ? S’il existait un tel esprit, il ne se trouverait pas parmi les choses de l’univers lui-même, comme un architecte n’est ni l’escalier ni la cheminée de la maison qu’il a construite[4]La comparaison se trouve chez C.S. Lewis mais elle est à l’origine biblique, voir He 3, 2-5., mais pourrait se faire connaître de l’intérieur, par une influence qui nous imprègne d’une certaine manière. 

Certains arrivent à la même conclusion en raisonnant par l’absurde[5]On trouve ce raisonnement chez P. Kreeft et R.K. Tacelli, p. 64. : il faut reconnaître l’existence d’une norme morale objective, or l’athéisme est incompatible avec une telle règle, c’est donc son contraire qui doit s’imposer. En effet si nous ne sommes qu’un produit de la matière et du hasard, où pourrait s’enraciner cette loi supérieure ? Il faut nécessairement postuler un principe transcendant. 

On parvient ainsi au carrefour de deux voies de découverte de l’existence de Dieu. À partir de l’observation de la nature, de son organisation et de sa finalité, certains remontent à l’existence d’un premier moteur, d’une première cause – tel l’observateur avisé déduit que la maison ne pourrait être sans architecte, ni la montre sans horloger[6]C’est la démarche classique des arguments comosologiques et métaphysiques d’Aristote et des scolastiques, réunis dans les « cinq voies » de saint Thomas d’Aquin (cf. Somme Théologique, … Continue reading. Il est une voie plus intérieure mais qui pourrait mener plus loin : on en apprendrait plus au sujet d’un homme en l’écoutant parler qu’en regardant la maison qu’il a construite. Or Dieu parle en nous, dans cette loi de notre nature. Que nous dit-elle de lui ? Elle est dure, exigeante, elle semble parfois inatteignable, et pourtant sans échappatoire. Le contraste est douloureux entre cette bonté absolue, qui fixe la règle de notre comportement, et nos actions. Mais s’il n’existait pas une telle bonté, tous nos efforts seraient désespérés. Cette aporie de notre nature fait le tourment des hommes de bonne volonté, tendus vers un but qu’ils savent ne pouvoir rejoindre par leurs seules forces. Dieu seul, juge et norme suprême, est aussi l’unique recours, notre seul allié possible, que nous offensons pourtant sans cesse. C’est ainsi que pour le cardinal Newman ou l’anglican Lewis[7]Ce n’est pas le cas de P. Kreeft et R.K. Tacelli, qui concluent au contraire que leur « argument moral » n’amène qu’à la reconnaissance d’une « vision religieuse » ou théiste, … Continue reading, les preuves cosmologiques et métaphysiques peuvent nous mener au théisme – à l’idée d’un principe créateur impersonnel – tandis que la découverte de la loi naturelle nous oriente vers le christianisme – vers la rencontre d’un Dieu personnel et miséricordieux, seul capable de pardonner nos fautes et de résoudre notre contradiction intérieure[8]Newman écrivait ainsi : « si l’on me demande pourquoi je crois en Dieu, je réponds : c’est parce que je crois en moi-même. Car je sens qu’il est impossible de croire en ma propre … Continue reading. 

À la suite de saint Paul en effet, le chrétien reconnaît dans la loi naturelle une participation directe de la loi éternelle de Dieu dont nous sommes l’image par la création, accessible à tout homme et fondement de la religion naturelle. Elle impose une obligation de culte qui vient avec la connaissance de Dieu, ceux qui l’ont négligée se sont aveuglés jusqu’à la folie et sont entrés dans une spirale de péché, d’immoralité et d’incroyance, qui les a finalement conduits à adorer des créatures inférieures. 

La loi naturelle peut-elle cependant constituer à elle seule une preuve de l’existence de Dieu ? La révélation ne l’impose pas, et la théologie classique met en garde contre une utilisation exclusive de motifs de crédibilité internes, qui risquent d’une part de tendre au subjectivisme et de fragiliser la raisonnement, d’autre part de poser au bout du compte dans notre nature une exigence du surnaturel. Nous proposerons donc une approche nuancée de cette argumentation à partir de la loi naturelle. 

Références

Références
1 On reprend ici en les croisant les brillantes argumentations du cardinal Newman, de C.S. Lewis (Mere Christianity, l. I, « Right and Wrong as a Clue to the Meaning of the Universe »), de Peter Kreeft et Ronald K. Tacelli (Handbook of Christian Apologetics, San Francisco, Ignatius Press, 2009, pp. 64 et suivantes) ou encore de Scott Hahn (Reasons to Believe, l. 1, cc. 2 et 3).
2 Si l’on ne brûle plus de femmes aujourd’hui, argumente Lewis, c’est que l’on ne croit plus aux sorcières.
3 Saint Thomas d’Aquin le montre brillamment dans sa Somme de Théologie, Ia Pars, q. 48, a. 1 et suivants.
4 La comparaison se trouve chez C.S. Lewis mais elle est à l’origine biblique, voir He 3, 2-5.
5 On trouve ce raisonnement chez P. Kreeft et R.K. Tacelli, p. 64.
6 C’est la démarche classique des arguments comosologiques et métaphysiques d’Aristote et des scolastiques, réunis dans les « cinq voies » de saint Thomas d’Aquin (cf. Somme Théologique, Ia Pars, q. 2, a. 3).
7 Ce n’est pas le cas de P. Kreeft et R.K. Tacelli, qui concluent au contraire que leur « argument moral » n’amène qu’à la reconnaissance d’une « vision religieuse » ou théiste, incluant jusqu’à l’idéalisme platonicien par exemple ; pour eux en revanche, les arguments cosmologiques (les cinq voies de saint Thomas en particulier) font connaître l’existence d’un Dieu personnel.
8 Newman écrivait ainsi : « si l’on me demande pourquoi je crois en Dieu, je réponds : c’est parce que je crois en moi-même. Car je sens qu’il est impossible de croire en ma propre existence (fait dont je suis certain) sans croire aussi à l’existence de Celui qui vit dans ma conscience comme un Être personnel, qui me voit et qui me juge totalement » (Apologia, Genève, 2003, pp. 373-374) ; ou encore : “La conscience, également, nous enseigne non seulement que Dieu est, mais ce qu’Il est ; elle fournit de Lui à notre esprit une image réelle qui nous sert d’entremise pour Lui rendre un culte ; elle nous donne une règle du bien et du mal, comme étant Sa règle à Lui, et un code de devoirs moraux » (Dispositions for Faith, Sermons Preached on Various Occasions, p. 473).
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