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Traduire la Bible ?

Faut-il, peut-on traduire la Bible ?
La traduction des textes sacrés est un enjeu délicat et qui ne va pas de soi : l’islam refuse toute traduction du Coran, tandis que le judaïsme refuse tout usage liturgique d’une langue autre que l’hébreu, bien que la pratique de traduire l’Écriture y remonte bien avant le Christ (la traduction des Septante date du IIIe siècle avant notre ère, les « targoums » araméens étaient déjà largement en usage à l’époque de Jésus).
Dans le christianisme, puisque la parole divine s’est faite chair, puisque Dieu a voulu se donner à connaître dans des mots humains, l’Incarnation rend possible la traduction des textes sacrés. Celle-ci ne va cependant pas sans poser plusieurs problèmes.

 

Pourquoi plusieurs traductions ?

La polysémie du texte biblique – l’existence de plusieurs sens « superposés » dans les mots des livres sacrés, ne suffit pas à expliquer la multiplicité des traductions existantes. Toute traduction est le résultat d’une rencontre entre, d’une part, un texte lointain (dans l’espace et dans le temps) qui, grâce au traducteur, vient vers le lecteur en modifiant sa forme linguistique, et, d’autre part, ce lecteur qui marche vers le texte en faisant l’effort de comprendre un monde différent du sien. La différence entre les traductions dépend, pour une large part, de la position du point de rencontre. Dans telle traduction, le texte se déplacera peu, obligeant ainsi le lecteur à marcher beaucoup pour le rejoindre ; dans telle autre, la forme originale du texte sera considérablement modifiée et le lecteur trouvera le texte tout près de lui. Entre ces deux extrêmes : un littéralisme servile qui laisserait le texte incompréhensible et une actualisation qui le rendrait méconnaissable, s’ouvre toute une gamme de possibilités.

 

Les grands types de traductions

Pourquoi traduire encore la Bible dans les langues où elle existe déjà ? Parce que la connaissance du texte et de son milieu historique évolue, parce que la langue évolue aussi, et que la réflexion sur l’acte même de traduire évolue. Eugene Nida, célèbre linguiste américain, a défini les grands types de traductions :

– les traductions par ”équivalence formelle”. Principe : un mot biblique est traduit par un mot équivalent en français, mais sans limitation de vocabulaire, le but étant de rendre l’idée plutôt que le mot (principe de Cicéron, repris par saint Jérôme). C’est le cas de la Bible de Jérusalem ou de la Traduction Œcuménique de la Bible.

– plus radicalement, on peut faire le choix d’une traduction par ”équivalence stricte” ou ”sourcière”. Le mot biblique est alors traduit par le mot français le plus proche, quitte à créer des néologismes. Ce littéralisme se trouve dans la Bible d’André Chouraqui ou dans les traductions de Claude Tresmontant. On obtient parfois un texte au style très lourd, voire abscons, avec le risque de n’être finalement pas fidèle au texte original, malgré l’intention.

– les traductions par ”équivalence dynamique (ou fonctionnelle)” ou ”ciblistes”. Principe : une idée biblique est traduite par une idée équivalente en français, même si l’on doit employer plus de mots ou d’autres mots. C’est le cas de la Bible en Français Courant (bible protestante de 1982, révisée en 2019). Certaines bibles sont même écrites en langue fondamentale, avec un vocabulaire limité à 3500 mots (Bible du Semeur).

 

Comment choisir sa traduction ?

Le choix d’une traduction dépend en grande partie de l’usage que l’on veut en faire, un peu comme pour l’achat d’un ordinateur… Veut-on un modèle très puissant ou bien se contentera-t-on d’une machine simple d’emploi et peu coûteuse ? Veut-on un modèle de table très performant mais encombrant, ou un petit engin portable que l’on peut emporter partout avec soi ?… Pour la Bible on peut privilégier le mot à mot, le sens ou la qualité littéraire, ou chercher un équilibre de compromis. 

Le problème des traductions modernes basées de l’Ancien Testament

La traduction ancienne et traditionnelle de la Bible utilisée dans l’occident latin était depuis le Ve siècle la Vulgate de saint Jérôme, qui avait connu certaines révisions au Moyen-Âge.

À la Renaissance, les Humanistes vont revenir au texte hébreu pour l’Ancien Testament et produire de nouvelles traductions en latin. En 1528, le dominicain Sante Pagnini publie ainsi une traduction latine de la Bible hébraïque, divisée en chapitres et versets. Chez les catholiques comme chez les protestants, des polémiques vont apparaître quant à de la pertinence du recours à l’hébreu et aux commentaires juifs (ce qui avait justement été l’approche de saint Jérôme en son temps).

On a ainsi largement invoqué depuis lors la nécessité de recourir aux textes originaux pour retrouver la « vérité hébraïque ». Or les manuscrits originaux sont perdus : les sources utilisées depuis la Renaissance sont en réalité des exemplaires du texte massorétique (texte hébraïque établi par les rabbins « Massorètes » à partir du VIe siècle après Jésus-Christ), dont le témoin complet le plus ancien est le Codex Leningradensis (XIe siècle).

[Citation] Ceux qui invoquent la « vérité hébraïque » raisonnent comme si nous possédions encore aujourd’hui les manuscrits originaux de Moïse et des Prophètes. Mais il n’est pas permis d’ignorer que la seule version de l’Écriture conservée par les Juifs est celle dite des Massorètes, qui ne remonte pas au-delà du VIe siècle. Elle est par conséquent postérieure, et à celle des Septante, et à la Vulgate. Elle ne s’impose donc pas par son ancienneté ; elle ne s’impose pas non plus par la qualité de sa rédaction ; car les Rabbins qui l’exécutèrent étaient loin d’avoir des méthodes critiques comparables à celles de saint Jérôme, qui se montre déjà un maître en la matière. Eux cherchaient seulement à établir une leçon uniforme, pour fixer par écrit les fameux points-voyelles que l’on se transmettait jusque-là uniquement par tradition orale. Mais surtout – et c’est là ce qui enlève à leur travail, la valeur absolue qu’on voudrait lui donner – chaque fois qu’ils le pouvaient sans faire violence au texte, ils s’attachaient à effacer tout ce qui risquait de tourner à la glorification de Jésus-Christ.

Saint Justin, dans son dialogue avec Tryphon, en donne plusieurs exemples : ainsi, lorsque Jérémie, après avoir présenté le Messie sous la figure de l’agneau que l’on mène à l’abattoir, montre les Juifs acharnés à sa perte et disant : Mettons du bois dans son pain (Jr 11, 19), il est évident qu’il y a là une allusion – et les Pères de l’Église l’ont compris ainsi – au Pain de vie descendu du ciel qui sera comme traversé par le bois de la croix sur laquelle on le clouera. Ces mots figurent et dans les Septante et dans la Vulgate mais les Massorètes les ont remplacés par ceux-ci : Détruisons l’arbre dans sa sève, qui éliminent le symbolisme prophétique. De même, ils ont tronqué le verset du Psaume 95, qui porte : Dites aux nations : le Seigneur a régné par le bois. Cette expression visait manifestement le Christ établissant son règne sur tout l’univers, du haut de sa croix. Mais ils l’ont vidée de son sens, en supprimant les mots : par le bois[1]Dom Jean de Monléon, Jonas, Éditions de la Source, 1967, pp. 125-126.

Ce dernier exemple (à propos de Ps 95,10) montre toutefois qu’il faut être prudent dans ce domaine. Il semble que l’expression a été ajoutée par les chrétiens, car elle manque dans le texte massorétique (transmis par la tradition rabbinique), mais aussi dans des manuscrits anciens de la Septante. Au IIIe siècle, Origène l’avait également rejetée.

La Septante ou le texte massorétique : l’apport de Qumrân

On peut citer d’autres passages qui montrent que le texte massorétique n’est pas parfait. Ainsi, au début d’Isaïe 53, 11, le texte massorétique porte « il verra », sans que ce verbe transitif ne reçoive de complément d’objet ; la version grecque des Septante ajoute « la lumière ». Or les manuscrits de Qumrân (découverts à partir 1947 et nettement plus anciens que le texte massorétique, puisqu’ils remontent à l’époque du Christ et avant) portent « il verra la lumière » et confirment que la présence de ce mot dans le texte biblique est ancienne.

Autres exemples :

– Alors que le texte massorétique du Psaume 22, 17 s’exprime en ces termes : « Comme un lion mes mains et mes pieds », les Manuscrits de Qumrân ont, comme la Septante : « Ils ont percé mes mains et mes pieds », dont l’application à la crucifixion de Jésus est évidente.

– Quand Jésus répond aux disciples de Jean-Baptiste (Mt 11, 1-5), il cite un passage d’Isaïe 61 en ajoutant : « les morts ressuscitent ». Le texte massorétique n’a pas ces mots, qu’on trouve pourtant dans les manuscrits de Qumrân.

Finalement, il semble que l’histoire du texte hébreu est beaucoup plus complexe qu’on ne l’imaginait jadis. Il est ainsi probable que la Septante et le texte massorétique ne sont pas la traduction d’un même original hébraïque. Le texte alexandrin traduit par la Septante n’est pas « la » Bible juive, puisqu’elle n’était pas encore fixée au IIIe siècle avant notre ère. Il n’est donc pas étonnant qu’on y trouve des variantes. L’un des plus célèbres concerne les dons de l’Esprit en Is 11, 2-3 : ils sont au nombre de six dans le texte massorétique, mais la Septante y ajoute un septième (la piété).

Au milieu du XXe siècle, les découvertes de Qumrân ont révolutionné l’approche du texte : le texte biblique, dans son état proto-massorétique, n’était pas unifié mais connaissait déjà une profusion de variantes. On sait maintenant que le texte grec de la Septante, lorsqu’il diverge du texte massorétique, n’invente rien, mais reflète une tradition différente. Ajoutons cependant au crédit des Massorètes que la transmission du texte hébreu, de Qumrân au Codex de Leningrad (donc sur plus de mille ans), a été globalement très fidèle.

Conclusion

La traduction de la Bible est un problème de taille mais un élément majeur de la transmission et de l’interprétation du message des Saintes Écritures : il ne peut donc pas être pris à la légère et a fait l’objet des prévenances du Magistère. Lorsqu’un chrétien s’apprête à lire la Bible, il se doit donc de choisir soigneusement sa traduction. Nos prochains articles présenteront certaines versions de la Bible en français.

Références

Références
1 Dom Jean de Monléon, Jonas, Éditions de la Source, 1967, pp. 125-126.
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