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Serviteur de la liturgie : le chant grégorien

Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien[1]Antoine de Saint-Exupéry, « Lettre au général X »..
À chaque début d’Avent, l’Église redécouvre les trésors de sa liturgie, parmi lesquels le chant grégorien occupe une place de premier plan. Pourquoi le grégorien est-il la musique de la liturgique ? Réflexions et approfondissements.

Une musique pour chaque circonstance

Le chant et la musique sont universels et atemporels. S’ils ont été, depuis l’époque moderne, accaparés par le monde du divertissement, au point d’en faire pratiquement son unique usage, ce dernier fut autrefois plus diversifié. L’armée utilisait la musique dans ses campagnes militaires pour entrainer les soldats au combat, le rythme des tambours cadençait la poussée des rameurs, les triomphes romains étaient accompagnés de trompettes, rehaussant la dignité de la célébration, sans oublier les cultes religieux qui usèrent également du chant et de la musique dans leurs rites.

Ainsi nous constatons que la musique a eu plusieurs usages correspondant à diverses fins : faire naître le courage, susciter l’admiration, inspirer la révérence. Le rythme, la mélodie, les instruments sont choisis en fonction de la fin qu’on se propose. Ce choix est dépendant des circonstances et de la nature de l’évènement. La pertinence du choix musical s’appréciera en fonction de la finalité de l’action qu’elle veut exprimer ou servir. Le plaisir, qui accompagne l’exécution musicale, n’est donc pas primordial. Je peux aimer la musique militaire, sans que cela convienne à un dîner aux chandelles !

La musique par Aristote

Déjà Aristote dans son traité sur la Politique, dissertant sur la place de la musique dans l’éducation des jeunes hommes de la cité, acceptait ou rejetait tel ou tel type de musique en fonction de l’impression qu’elle provoquait dans l’âme et de la convenance de cette impression par rapport au but recherché. Ainsi le mode phrygien devait être abandonné à cause « des sensations impétueuses et passionnées » qu’il provoquait dans l’âme (§8 chap 7 livre VI), tandis que l’harmonie dorienne devait être encouragé car : « chacun convient qu’elle a plus de gravité que toutes les autres, et que le ton en est plus mâle et plus moral. » (§ 10 chap 7, Livre VI).

Pour Aristote l’utilisation de la musique comme moyen récréatif était légitime, mais elle n’en était pas l’utilisation la plus noble : « Quant à cette opinion commune qui recommande la culture de la musique, non pas pour elle seule, mais comme un moyen fort utile de délassement, on peut se demander, tout en l’approuvant, si la musique est véritablement si secondaire, et si l’on ne peut pas lui assigner un plus noble objet que ce vulgaire emploi. Ne doit-on lui demander que ce plaisir banal qu’elle excite chez tous les hommes ? car on ne peut nier qu’elle ne provoque un plaisir tout physique, qui charme sans distinction tous les âges, tous les caractères. Ou bien ne doit-on pas rechercher encore si elle peut exercer quelque influence sur les cœurs, sur les âmes ? » (Chap V, §4, Livre VI) « « la musique n’est-elle pas aussi un des moyens d’arriver à la vertu ? » (chap IV).

Application au chant liturgique

La question de la place du chant grégorien dans la liturgie doit donc s’apprécier de la même manière : ce chant a-t-il les qualités nécessaires pour atteindre la fin que se propose la liturgie ? Ce chant est-il approprié au culte divin, indépendamment du plaisir ou non qu’il procure ?

Deux aspects sont donc à étudier dans cette question :

1° Quelle est la finalité de la liturgie ?

2° Quelles sont les qualités intrinsèques du chant grégorien ? Et est-ce que ces qualités participent à la fin de la liturgie ?

La finalité de la liturgie

D’après la définition de l’académie française, la liturgie est l’ensemble des cérémonies et des prières publiques qui constituent le culte divin. Le culte divin est lui-même l’hommage que l’homme rend au divin par des actes de religions. La première finalité de la liturgie est donc de rendre hommage à Dieu, de l’adorer, de lui manifester notre soumission en reconnaissant son plein dominium sur la création. La liturgie catholique, éclairée et enrichie par la Révélation divine, va plus loin, elle précise que « La sainte liturgie est le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme Chef de l’Église, et que la communauté des fidèles rend au Chef et, par Lui, au Père éternel […]. Médiateur entre Dieu et les hommes, Grand Prêtre qui a pénétré les cieux, Jésus, Fils de Dieu, en entreprenant l’œuvre de miséricorde qui devait combler le genre humain de bienfaits surnaturels, eut certainement en vue de rétablir entre les hommes et leur Créateur l’ordre troublé par le péché et de ramener à son Père céleste, principe premier et fin dernière, l’infortunée descendance d’Adam, souillée par la faute originelle[2]Pie XII, encyclique Mediator Dei. ».

Notre rapport à Dieu n’est donc pas seulement un rapport de créature à Créateur, mais aussi de sauvé à Sauveur. Dieu a été miséricordieux à notre égard, il a envoyé son Fils unique pour nous racheter et nous délivrer du péché et ainsi rétablir la concorde entre Lui et les hommes.

Ces précisions sont importantes car elles révèlent les sentiments qui doivent animer les fidèles lorsqu’ils rendent un culte à Dieu. Notre adoration est contextualisée par l’Histoire du salut et l’œuvre de la Rédemption. Nous sommes des créatures sauvées, le culte doit donc manifester à la fois notre état de créature et de sauvés. Or ceci ne peut se faire sans une vertu très importante, déconsidérée de notre époque moderne que les romains appelaient la gravitas.

S’il existe une joie réelle et légitime dans le culte (puisque nous célébrons la victoire du Christ sur la mort), cette joie est une joie rédemptrice, qui exige une certaine retenue, une certaine pudeur, une certaine gravité au vu des circonstances tragiques de son contexte.

Il s’ensuit que la liturgie doit revêtir deux qualités principales : la solennité qui convient à l’adoration de Dieu, et la gravité qui convient à la Rédemption du genre humain.

La musique sacrée devra posséder ces deux qualités au plus haut point si elle veut être conforme à la finalité du culte catholique.

Les qualités liturgiques du chant grégorien

Or ces qualités, le chant grégorien les possède au plus haut degré. Par sa composition modale, sans sauts d’intervalles, sans changements brusques de rythme, sans multiplication d’altérations (seul le si peut être altéré en si bémol), il donne une impression de fixité relative, différente de notre musique moderne dite tonale, changeante, modulante, davantage sentimentale[3]« Le chant grégorien aujourd’hui : authenticité musicale et renouveau liturgique » in Jacques Viret, Le chant liturgique aujourd’hui et la tradition grégorienne, Hermann, 2016, p. 117..

La musique modale est une musique de méditation et de recueillement : « Ce perpétuel retour de la mélodie à son centre sonore qu’est l’immobile tonique (souvent manifesté par un bourdon) en est le symbole perceptif. L’homme est invité par la mélodie à rentrer en lui-même, à rassembler ses puissances, dispersées par les agitations extérieures, pour les appliquer à une véritable adoration en esprit[4]Idem ».

 

Dom Bescond caractérise ainsi la valeur et la signification de la mélodie modale en général et son caractère approprié aux liturgies chrétiennes :

 

 Cette musique modale possède au plus haut point les caractères d’objectivité et d’intériorité, de spiritualité et de puissance cathartique[5]la catharsis est, depuis Aristote, la purification des passions ; Dom Bescond désigne ici le caractère supra-sentimental de la mélodie grégorienne, qui sont des plus souhaitables dans une musique liturgique. On parle beaucoup de “participation” à la liturgie, mais il faut la situer au niveau profond de l’être. Pas seulement au palier, assez périphérique, du geste et de la voix, mais bien dans l’attitude consciente, dans la disposition de l’âme. Or cette qualité, le chant grégorien la possède éminemment, car, outre sa composition objective, qui ne laisse rien transparaître de l’individu et de la sensibilité personnelle, il plonge jusqu’aux racines du subconscient, par la mise en œuvre de mélodies archétypales, drainant jusqu’à notre époque ultra-moderne d’impérissables fleurons du chant de l’Humanité[6]Dom Bescond, Le Chant grégorien, ouvrage paru en 1972 à Paris dans la collection « Les traditions musicales ». »

Le chant grégorien, par sa construction modale, exprime le divin : sa transcendance, sa simplicité, son éternité, son immensité, son infini. En somme, il signifie Dieu à travers la manifestation de ses attributs divins. Le chant grégorien est comme une révélation du divin ; il est, selon le terme créé par Mircea Eliade, une « hiérophanie », littéralement une « manifestation ou apparition du Sacré » : il rend sensiblement présente la présence insensible de Dieu.

Il exprime aussi notre état de créature vis-à-vis de Dieu et les sentiments d’adoration et d’offrande qui s’ensuivent. Le but du chant liturgique n’est pas la délectation de l’âme, mais son élévation. La musique grégorienne dispose les puissances de l’âme de telle manière qu’elle pose les actes de religion que cette vertu exige. Bien que la délectation ne soit pas à négliger, elle n’est pas l’essence de la musique sacrée.

Une musique destinée à la liturgie peut être belle musicalement et spirituellement pauvre. La qualité musicale est une condition nécessaire mais non suffisante ; une qualité spirituelle doit s’y ajouter, qui aide l’auditeur à se hausser au-dessus du temporel, de l’éphémère[7]« Le chant grégorien aujourd’hui : authenticité musicale et renouveau liturgique » in Jacques Viret, Le chant liturgique aujourd’hui et la tradition grégorienne, Hermann, 2016, p. 89..

Dans L’Amour et l’Occident, le philosophe Denis de Rougemont se moque de « l’état d’âme sentimental » confondu avec la mystique : « Beaucoup de dames d’aujourd’hui croient que “mystique” signifie sentimental. Vitraux, pénombre bleue, arpèges, somnolence de l’esprit, rêverie des sens. » Par ses qualités musicales intrinsèques, le chant modal évite cet écueil qui confond piété et sentimentalité, grâce à sa retenue, sa gravité et sa profondeur. Sans frustrer notre sensibilité, il ne l’excite pas non plus au point qu’elle trouve en elle-même sa propre satisfaction. Cette dilectio modérée est au service de l’elevatio. Respectant la nature humaine, il part du sensible pour atteindre l’intangible : l’âme dans sa relation à son Créateur.

 

Le chant grégorien face aux mélodies contemporaines

Ainsi, le chant grégorien est l’inverse de nos musiques modernes. Il calme plus qu’il n’excite, il rassemble plus qu’il ne disperse, il s’efface plus qu’il ne s’impose. Il est le chant humble par excellence. Sa modestie n’enlève rien à sa grandeur ; au contraire, elle la rehausse et lui donne ses lettres de noblesse. Les rois ne s’agitent pas, ils contemplent et avisent. C’est cette attitude que nous devons rechercher dans la liturgie : contempler et aviser Dieu.

La messe n’est pas un spectacle, un lieu d’exubérance et de frivolité ; la légèreté n’est pas de mise dans le culte que nous rendons à Dieu. Elle est le renouvellement non sanglant du sacrifice sanglant de la Croix. Même les Alléluia sont pleins de retenue dans leur exécution. Cependant, dans un monde d’émotions et de plaisirs éphémères, ces notions de gravité et de recueillement deviennent insupportables aux oreilles modernes. Le silence nous dérange, car il nous met face à notre éternité.

Le chant grégorien a été abandonné, car il n’était plus au goût du jour, il ne plaisait plus aux paroissiens avides de nouveautés. Mais la question qu’il aurait fallu se poser n’est pas celle-ci, mais plutôt : ces nouveautés plaisent-elles à Dieu ? N’est-il pas le premier concerné par la liturgie ?

 L’Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c’est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d’ailleurs, doit occuper la première place[8]Concile Vatican II, Constitution dogmatique Sacrosanctum concilium, n°166..

Cette sainteté est l’attribut éclatant de ce chant grégorien qui a été en usage dans l’Église au cours de tant de siècles, et que l’on peut appeler en quelque sorte son patrimoine. Ce chant, en effet, en raison de la convenance intime des mélodies avec le texte sacré des paroles, non seulement s’adapte à celles-ci de la façon la plus étroite, mais encore est comme une traduction de leurs sens et de leur vertu et insinue leur charme dans les âmes des auditeurs. Et elle produit ce résultat par des moyens musicaux simples et purs, mais inspirés par un art si sublime et si saint qu’ils excitent chez tous une sincère admiration, et que les spécialistes eux-mêmes de la musique sacrée et ses praticiens les considèrent comme une source inépuisable d’où ils feront jaillir des œuvres nouvelles[9]Pie XII, instruction Musicae Sacrae Disciplinae, 25 décembre 1955..

Le chant grégorien a toujours été considéré comme le plus parfait modèle de la musique sacrée, car on peut établir à bon droit la règle générale suivante : Une composition musicale ecclésiastique est d’autant plus sacrée et liturgique que, par l’allure, par l’inspiration et par le goût, elle se rapproche davantage de la mélodie grégorienne, et elle est d’autant moins digne de l’Église qu’elle s’écarte davantage de ce suprême modèle.

L’antique chant grégorien traditionnel devra donc être largement rétabli dans les fonctions du culte, tous devant tenir pour certain qu’un office religieux ne perd rien de sa solennité quand il n’est accompagné d’aucune autre musique que de celle-là.
Que l’on ait un soin tout particulier à rétablir l’usage du chant grégorien parmi le peuple, afin que de nouveau les fidèles prennent, comme autrefois, une part plus active dans la célébration des offices[10]Pie X, motu proprio Tra le sollecitudini, 22 novembre 1903, n°3..

Références

Références
1 Antoine de Saint-Exupéry, « Lettre au général X ».
2 Pie XII, encyclique Mediator Dei.
3 « Le chant grégorien aujourd’hui : authenticité musicale et renouveau liturgique » in Jacques Viret, Le chant liturgique aujourd’hui et la tradition grégorienne, Hermann, 2016, p. 117.
4 Idem
5 la catharsis est, depuis Aristote, la purification des passions ; Dom Bescond désigne ici le caractère supra-sentimental de la mélodie grégorienne
6 Dom Bescond, Le Chant grégorien, ouvrage paru en 1972 à Paris dans la collection « Les traditions musicales »
7 « Le chant grégorien aujourd’hui : authenticité musicale et renouveau liturgique » in Jacques Viret, Le chant liturgique aujourd’hui et la tradition grégorienne, Hermann, 2016, p. 89.
8 Concile Vatican II, Constitution dogmatique Sacrosanctum concilium, n°166.
9 Pie XII, instruction Musicae Sacrae Disciplinae, 25 décembre 1955.
10 Pie X, motu proprio Tra le sollecitudini, 22 novembre 1903, n°3.
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