Science et foi : vaste sujet… Si vaste, et déjà objet de nombreuses tentatives d’explication que Florian Laguens, licencié en physique et docteur en philosophie, enseignant-chercheur à l’Institut de Philosophie Comparée (IPC), a choisi de l’aborder d’une manière très originale.
Derrière le titre de l’ouvrage (Florian Laguens, Science et foi, les grandes controverses, Artège, 2024, 231p, 18,9€) on trouvera une démarche historique précise et remarquablement mise en place, pour amener finalement à un questionnement philosophique. C’est ainsi à travers trois portraits croisés que Florian Laguens a choisi d’illustrer la confrontation multiséculaire de l’antique foi (chrétienne) et de la science moderne et contemporaine. Dans chacun d’entre eux, l’un des protagonistes est non seulement un scientifique, mais aussi un prêtre. Les destins croisés et contrastés de ces hommes font apparaître les paradoxes et les difficultés d’une juste conciliation de la science et de la foi, et permettent finalement à l’auteur de déployer les linéaments d’une tentative d’harmonisation fondée sur la philosophie. On suit avec passion les présentations des sept figures majeures du livre, qui illustrent avec à-propos la démonstration finale de l’auteur.
Première rencontre (astronomie) : Galilée, Descartes et Gassendi
La représentation traditionnelle du monde et de son environnement cosmologique, ancrée depuis des siècles dans une profonde tradition héritée des antiques, connut des soubresauts majeurs à partir du début du XVIe siècle : les découvertes de Copernic puis de Kepler vinrent poser en des termes radicalement nouveaux des questions aussi profondes que celle de la place de l’homme dans l’univers. C’est dans ce contexte que naquit Galileo Galilei (1564-1642), scientifique d’une envergure peut être moindre que les grands noms précédents, mais dont le cas fit couler nettement plus d’encre. Galilée fut d’abord le premier observateur, au moyen de lunettes perfectionnées par ses soins, de plusieurs satellites et d’autres propriétés de la lune et du soleil. Quand il en vint à la théorisation cependant, il alla jusqu’à formuler des hypothèses théologiques et philosophiques (sur la transsubstantiation, la distinction aristotélicienne de la matière et de la forme) qui se révélèrent très imprécises, dans un domaine où le moindre écart peut mener bien loin de l’orthodoxie. Son postulat de base était en effet un atomisme qui pouvait conduire à remettre en cause le dogme eucharistique. Convaincu de la supériorité de sa science, il considérait que les conclusions de la physique étaient par nature plus précises que celles de la théologie, ou que certaines expressions de l’Écriture Sainte. Dénoncé à Rome en 1615, son héliocentrisme (appuyé notamment sur l’argument – improuvé depuis – des marées), fut condamné l’année suivante. Loin d’abandonner le combat, Galilée revint à la charge dans un premier débat, puis en publiant finalement le Dialogo, livre satirique et critique qui lui valut le procès fameux de 1633 et la condamnation à un assignement à résidence (il ne fut jamais question de peine plus lourde).
Cette remise en cause du modèle aristotélicien qui valut à Galilée ses premiers se retrouve simultanément en France avec René Descartes (1596-1650). Celui-ci choisit de dévoiler par morceaux les grands éléments de son système, le fameux Discours de la méthode étant un préambule à trois ouvrages plus scientifiques (la Dioptique, les Météores, la Géométrie). Sa démarche le conduisit également à revenir sur l’explication philosophique de la transsubstantiation, qu’il s’efforce de transposer dans ses propres catégories (cette démarche fera le sujet d’un échange avec le grand bossuet). Malgré ces difficultés inhérentes à son système philosophique, Descartes est un homme de foi et un apologète zélé, qui voudra utiliser sa méthode de pensée pour démontrer à nouveau frais la vérité du catholicisme.
La troisième figure de cette première rencontre est Pierre Gassendi (1592-1655). Prêtre, professeur de philosophie, il devient astronome et est le premier à observer le transit de Mercure. Bien qu’enseignant dans les œuvres du Philosophe, il devient anti-aristotélicien. Débattant avec Descartes, il soutient l’héliocentrisme de Copernic, prône la pensée atomiste et se réclame d’Épicure, qu’il essaie de spiritualiser. Limité par les défauts d’une philosophie peu adéquate, il semble finir par pratiquer une réelle séparation entre la science et la foi, dont il ne parvient pas à trouver la clé de conciliation.
Seconde rencontre (biologie) : Darwin et Teilhard de Chardin
Qui est Charles Darwin ? Fils d’un médecin britannique, il naît dans une famille où la Bible est omniprésente. Destiné à son tour à la médecine, il ne supporte pas ces études et s’évanouit systématiquement lors des séances de dissection. Son père l’oriente alors vers la philosophie et la théologie anglicane, mais il suit en parallèle un cours de biologie qui le passionne. Ayant été retenu pour accompagner le voyage d’exploration du HMS Beagle (1831-1836), il y fait des observations qui l’amènent peu à peu à échafauder sa théorie : les premiers constats de parenté des espèces remontent aux autruches de Patagonie puis aux iguanes des Galapagos. Darwin pose l’hypothèse d’une variabilité universelle des caractères au cours des générations, et remarque l’influence du milieu (les fameux becs des pinsons des Galapagos). L’influence de Malthus le conduit à concevoir l’idée de la sélection naturelle, à partir du fait que l’accroissement de la population dépassant la croissance des ressources, engendre nécessairement une lutte pour l’existence. En 1859, Darwin publie donc son grand succès éditorial : L’Origine des espèces. Il ne passera qu’ensuite à l’application de sa théorie à l’homme, en explorant la voie de l’origine du corps humain et de son comportement dans La filiation de l’homme (1871). Il en arrive à la fin de l’ouvrage à la profession d’un matérialisme intégral et affirme une totale continuité de l’animal à l’homme. Sa thèse qui dépasse ainsi largement le cadre de la science sera acclamée par Marx et Engels, qui y voient une confirmation de leur vision du monde (le progrès social ne peut être pour eux que le fruit d’une lutte). Spencer appliquera ce darwinisme à l’humanité, ouvrant la voie à l’eugénisme du XXe siècle. Les conclusions de Darwin seront combattues en revanche aux États-Unis, où un procès largement médiatisé sera en 1925 dans le Tenessee l’aboutissement d’une grande campagne pour et contre l’enseignement de l’évolution à l’école (procès Scopes, un instituteur qui sera débouté par le tribunal mais dont l’avocat remportera une large victoire médiatique). L’appréciation catholique des théories de l’évolution est donnée par Jean-Paul II, qui souligne en 1996[1]Jean-Paul II, Message aux membres de l’Académie Pontificale des Sciences, 22 octobre 1996. … Continue reading la pluralité des hypothèses avancées, selon la diversité des philosophies qui les inspirent. Une théorie de l’évolution demeure compatible avec la foi, avance-t-il, pour autant qu’elle s’en tienne à la dimension strictement corporelle et ne se présente pas comme un fer de lance du matérialisme.
Entré dans la Compagnie de Jésus à 18 ans, licencié en lettres, le jeune Pierre Teilhard de Chardin est marqué par l’Evolution créatrice d’Henri Bergson. Ordonné prêtre en 1911, il suit ensuite un cursus de paléontologie. Nommé professeur de géologie, il fait en 1923 un premier voyage en Chine. Il y retournera pour près de deux décennies, à partir de 1926, suite à la publication d’un texte considéré comme hétérodoxe sur le péché originel (il en fait un état plutôt qu’un acte, refusant l’historicité de la chute). C’est là qu’il participera à la découverte du « Sinathrope » ou « Homme de Pékin ». La figure de Teilhard est marquée par un amour ardent pour Dieu et le monde, qu’il désire vivre dans une convergence profonde : aimer Dieu en aimant le monde. Il entend proposer dans le Phénomène humain une histoire scientifico-théologique du monde, en quatre étapes : la « pré-vie », la vie, pensée, la « sur-vie » (néologismes très typiques de la créativité et du style teilhardien). Dans la description de la « messe sur le monde » célébrée lors de campagnes de fouilles dans le désert de Gobi, il magnifie l’offrande de l’univers entier. Certains y voient un glissement sur une pente panthéiste, négligeant de considérer la diversité (et la hiérarchie) des modes de présence divine, affirmant une continuité excessive entre Dieu et le monde, la grâce et la nature. Pour lui, Dieu devait créer le monde dans un état d’évolution : il inscrit création, incarnation et rédemption comme des étapes de ce progrès vers le « Christ-oméga », dans un schéma déterministe qui semble finalement réduire la liberté des créatures rationnelles.
Au matérialisme de Darwin, pour qui tout est corporel, s’oppose donc comme le revers de sa pièce le spiritualisme de Teilhard, qui transforme tout en esprit. La vérité et la conciliation de la science et de la foi ne peuvent se trouver dans ces excès contraires.
Troisième rencontre (cosmologique) : Einstein et Lemaître
Aux origines du « Big Bang » se trouvent les avancées fulgurantes permises par les travaux d’Albert Einstein : relativité (1905), relativité générale (1915), qui ouvrent sur une réflexion cosmologique, sans que le chercheur berlinois ne parvienne à remettre en cause l’idée d’un monde figé. Or les observations d’Edwin Hubble révèlent bientôt que plus une galaxie est éloignée, plus elle s’éloigne rapidement de nous (1929). Dans l’intervalle étaient intervenues les hypothèses de Georges Lemaître (1927 et 1931), qui postule à l’origine de l’univers la désintégration d’un atome primitif, et dont le modèle sera complété par le soviétique Gamov.
Georges Lemaître est donc la troisième figure de prêtre de la galerie de portraits que présente Florian Laguens, figure d’harmonie et d’équilibre après la tension à l’œuvre chez Gassendi ou Teilhard. Avant même son ordination, Lemaître avait été gratifié d’une bourse d’études pour Cambridge, puis Harvard et le MIT. Ses travaux (lancés sous l’égide d’Arthur Eddington au Royaume-Uni) le mènent à distinguer entre le « commencement » (point de départ historique du temps) et la création (phénomène philosophique caractérisé par la dépendance à l’égard d’un principe). Pour Lemaître, le scientifique ne peut interroger la création radicale, l’origine de la matière elle-même : cette question relève de la philosophie. Le prêtre belge distingue soigneusement deux chemins pour arriver à la vérité, qu’il a décidé de suivre finalement tous les deux. Côté scientifique, il ne veut pas risquer la familiarité avec Dieu, dont l’action demeure cachée. Coté philosophique, il professe un « antiréalisme » qui remet à sa place le discours scientifique en considérant les diverses théories comme des modèles explicatifs hypothétiques, qui restent à distance du monde.
Approfondissement : foi et science, quelle conciliation ?
Les derniers chapitres du livre approfondissent la question d’une possible (ou impossible) conciliation entre foi et science. Pour Laguens, c’est à travers la philosophie que peut et doit être recherchée cette harmonie. Il revient sur les avancées de la philosophie des sciences au XXe siècle, avec les objections anti-scientistes de Bergson, les théories de Popper et Kuhn. Pour eux, comme pour Einstein, les concepts logiques sont des créations de l’esprit humain, qui doivent être envisagés dans une attitude critique (cherchant à prendre en défaut sa propre théorie) et non dogmatique (cherchant des confirmations à sa propre hypothèse). Toutes les théories sont ainsi vues comme des hypothèses, le travail du scientifique n’étant pas d’affirmer une vérité mais d’expliquer et de prédire.
La liaison entre science et foi ne peut être harmonieuse que sous l’égide d’une saine philosophie. Or celle-ci est en perte de vitesse depuis plusieurs siècles, alors que l’attrait pour la connaissance de la nature profonde des choses (au-delà de leurs propriétés accidentelles) semble s’éteindre et que l’hégémonie de la technique empêche l’homme de rejoindre le monde intérieur.
Une véritable conciliation de la science et de la foi doit éviter les écueils opposés du scientisme et du fidéisme. La philosophie doit pour cela (ré)investir trois domaines : 1° la philosophie des sciences, pour éviter une conception trop naïve du progrès des connaissances, 2° la philosophie de la nature, pour réhabiliter les recherches portant sur l’au-delà de la matière, 3° la philosophie comme sagesse, dont seul le surplomb sur les doctrines spécialisées permet l’harmonisation. La vraie possibilité de cette harmonie se trouve dans une conciliation philosophique dont la réflexion de Jean-Paul II (Fides et Ratio, 1998) dessine magnifiquement l’orientation.