Patronne des migrants, première sainte des États-Unis et pourtant italienne jusqu’au bout des ongles, Françoise-Xavière Cabrini cultive les paradoxes. Qui est cette sainte étonnante dont les producteurs d’Angel Studio ont voulu raconter la vie dans un de leurs derniers films ?
Une aventure vécue : le synopsis
New York, 1889 : la ville qui ambitionne déjà de dominer le monde, où pointent les premiers gratte-ciels, recèle des bas-fonds peu présentables. Les immigrants italiens qui arrivent par milliers du continent se regroupent dans le sordide quartier de « Five Points », où ils survivent dans la misère la plus totale. De nombreux enfants se retrouvent dramatiquement abandonnés après la mort de leurs parents : livrés à eux-mêmes, ils survivent dans les égouts de la ville ou deviennent la proie de nombreux gangs, esclavagistes et trafiquants en tous genres.
Dans le même temps, au nord de la botte italienne, l’orphelinat tenu d’une main de maître et dans un décor enchanteur par « Mamma » Francesca Cabrini fait parler de lui. La jeune fondatrice a été rejointe par un certain nombre de chrétiennes désireuses de servir Dieu à travers les plus petits d’entre les siens. Cabrini a déjà adressé à Rome plusieurs demandes pour que sa petite communauté soit reconnue comme une congrégation missionnaire – le premier institut féminin autonome – et puisse essaimer au-delà des frontières de la Lombardie : elle qui avait choisi pour nom de religion « Francesca Saveria » (Françoise-Xavière) rêve de l’Orient et même de la Chine.
D’abord mal reçue par les autorités du Saint-Siège (un cardinal bien revêche), l’impétueuse lombarde revient à la charge et demande à voir le pape lui-même. Celui-ci finit par se laisser fléchir et semble apprécier à sa juste valeur la forte personnalité de la fondatrice, mais lui demande de renoncer à ses rêves d’Orient pour répondre aux innombrables demandes arrivant des États-Unis.
Mamma Cabrini et cinq de ses acolytes s’embarquent donc pour l’Outre-Atlantique, où un prêtre italien en mission dans les quartiers défavorisés de New York devrait les attendre et leur donner une première mission. Au débarquement, les six missionnaires vont de déconvenue en déconvenue sans pourtant se laisser abattre : elles se lancent dans la folle aventure de la charité dans les milieux des plus défavorisés de la jeune Amérique.
La première sainte des États-Unis
Qui est Francesca Cabrini, héroïne du film biographique d’Angel Studios et première sainte des États-Unis (canonisée en 1946 par Pie XII) ? Née en 1850 dans une famille de la riche Lombardie, bercée dès son enfance par les récits des Annales de la propagation de la foi, elle rêvait d’être missionnaire en Chine mais ne fut acceptée par aucune congrégation en raison de la fragilité de sa santé. En 1880, Francesca fonda donc sa propre communauté autour de l’orphelinat de Codogno, qu’elle administrait depuis plusieurs années : les Sœurs missionnaires du Sacré-Cœur de Jésus, qui reçurent pour première mission du pape Léon XIII en 1887 le soutien aux immigrants italiens de New York. Ayant fait face à de multiples difficultés, la Mamma finit par obtenir de l’archevêque la mission de lancer un premier orphelinat, organisa l’instruction civile et religieuse de la jeunesse italienne immigrée, fonda un hôpital de haut-niveau où les plus pauvres pourraient être soignés dans les meilleures conditions… Âme de prière avant tout, elle prend pour devise le grand abandon de saint Paul : « je puis tout en celui qui me fortifie ». Si elle se dépense sans compter, infatigable et surtout inarrêtable, c’est pour la plus grande gloire de Dieu : « Si seulement je pouvais, ô Jésus, ouvrir les bras et embrasser le monde entier pour te le donner, oh, comme je serais contente ! » Sa jeune société essaima bientôt partout dans le pays, de Chicago à Los Angeles en passant par Seattle, puis en Amérique Latine et en Europe. Malgré les pessimistes prévisions des médecins, Mamma Cabrini vécut en se dépensant sans compter durant encore de longues années au service du Christ dans les pauvres. Elle mourut à Chicago le 22 décembre 1917 : neuf ans après sa mort, la congrégation fondait enfin sa première mission en Chine. Francesca-Saveria Cabrini fut béatifiée dès 1938 par le pape Pie XI, puis canonisée le 7 juillet 1946 par Pie XII.
De la réalité et à l’écran : enjeux et remarques
Comment retracer une vie si riche, à l’extérieur comme à l’intérieur ? Peut-on rendre à l’écran une biographie telle que celle de Mamma Cabrini ? C’est le défi qu’ont voulu relever Alejandro Monteverde (déjà réalisateur de « The sound of freedom ») et Angel Studios.
Le film dure plus de deux heures, la mise en scène soignée plonge dans le décor contrastée de la New York des dernières années du XIXe siècle. On y suit pas à pas Cabrini et ses sœurs dans une belle interprétation biographique, qui peut néanmoins ouvrir à quelques remarques.
Une biographie ciblée
Première sainte des États-Unis d’Amérique, Francesca Cabrini est pourtant une italienne par le sang et le caractère, naturalisée seulement quelques années avant sa mort. Sa vie et sa vocation, commencées dans sa Lombardie natale, se sont poursuivies outre-Atlantique pour s’étendre enfin aux dimensions du monde. Or le scénario a choisi de ne traiter que la partie « américaine » de l’existence de la sainte, hormis la scène d’ouverture et quelques flashbacks.
On peut y déplorer aussi un certain manque de repères biographiques : mise à part la date de 1889 indiquée au début du film (à laquelle les scènes suivantes, à Rome, sont en fait antérieures de deux ans), on n’arrive pas vraiment à suivre la chronologie et la temporalité des tribulations, des aventures et des succès de Cabrini et des siens.
Mamma Cabrini, féministe version XIXe siècle ?
Sorti le 8 mars 2024 « à l’occasion de la journée internationale de la femme », le scénario de « Cabrini » donne de la sainte l’image d’une fondatrice consciente de l’obstacle représenté par son sexe et décidée à démontrer à tous, envers et contre tout, sa capacité de faire aussi bien – et même mieux – que les autres. Lorsque le maire de New York, personnage hautain et prêt à tout pour lui mettre des bâtons dans les roues et que Cabrini finit par amadouer, lui dit « vous auriez fait un excellent homme », l’italienne rétorque « les hommes ne pourraient jamais faire ce que nous faisons ». Cette insistance est renforcée par celle d’une relation avec les autorités de l’Église qui semble structurellement compliquée : la fondatrice dut certes faire face à un certain nombre de (prudentes) réserves de la hiérarchie romaine et locale, mais son cas ne saurait être monté en épingle pour dénoncer un manque d’ouverture ou une misogynie des hommes d’Église. Au contraire, avec le recul nécessaire, le cas de la fondatrice des Missionnaires du Sacré-Cœur devrait sembler exemplaire : y avait-il au XIXe siècle dans le monde une autre organisation susceptible d’accueillir en son sein et finalement de soutenir l’initiative planétaire folle d’une jeune femme à la santé chancelante ? Et pourtant c’est bien dans l’Église catholique que Francesca-Saveria Cabrini put trouver le cadre d’accomplissement de sa vocation et créer en quelques décennies seulement une organisation mondiale de charité, uniquement féminine, au retentissement sans précédent. Il ne nous semblerait donc pas ajusté de voir en elle l’égérie d’un féminisme misandre mais plutôt un exemple du véritable féminisme chrétien, celui qui se bâtit dans une complémentarité confiante, et donne à la femme – consacrée ou non – sa dignité fondamentale.
Une sainte face à l’Église
Vis-à-vis de l’Église, l’attitude d’une sainte telle que Mamma Cabrini ne put être autre qu’une obéissance respectueuse et diligente, sans lâcheté ni résignation mais avec une bienveillance fondamentale envers la hiérarchie consacrée par le pouvoir d’ordre reçu du Christ. L’attitude très déterminée et volontaire de l’héroïne du film, au mépris de sa santé et parfois apparemment de l’autorité, nous interroge aussi : est-on saint parce qu’on le décide ou parce que Dieu nous le donne ? À l’époque où notre sainte évoluait au milieu des plus pauvres apparut justement aux États-Unis le mouvement de l’américanisme, bientôt condamné par Léon XIII, influencé par la philosophie de Kant et les méthodes du protestantisme, qui mettait au-dessus de tout l’activité missionnaire, même au détriment de la vie spirituelle. Or il ne semble pas que sainte Françoise-Xavière ait été liée d’une manière ou d’une autre à l’américanisme (elle mit le pied sur le continent américain un an après le décès du père Isaac Hecker, souvent considéré comme la figure de proue du mouvement). Au contraire, alors que ce dernier prônait une spécificité du catholicisme étasuniens fondée sur la division de l’Église locale en de multiples communautés d’origines diverses, Cabrini œuvra résolument pour l’intégration des immigrants italiens à la société américaine. Le film le montre bien lorsque la fondatrice, à peine la mission reçue du pape, décide de ne plus parler avec ses sœurs qu’en anglais.
Intérieur et extérieur : la vie spirituelle
Enfin, une dernière dimension qui nous a peu paru présente dans le scénario de Monteverde : la prière, la vie spirituelle et sacramentelle de la sainte et des jeunes fondatrices de la congrégation. Hormis un benedicite, une mention de la devise paulinienne (« je puis tout en celui qui me fortifie), et un ou deux fugitifs moments d’épreuve laissant à penser que la jeune fondatrice adresse à Dieu une prière, le principal acteur et le cœur de la vie de la sainte : la présence de Jésus, au Sacré-Cœur duquel elle voulut confier son œuvre, est bien peu figurée. Au contraire, lorsque la sainte exhorte ses sœurs, son discours prend souvent des accents volontaristes assez éloignés de l’idéal de sainteté que l’Église sut reconnaître en elle : « apprendre à faire face à ses peurs », « démontrer que l’on peut tout faire », « devenir celle que l’on doit être », « choisir comment nous vivons ». Le portrait psychologique de la jeune fondatrice est par ailleurs légèrement compliqué par plusieurs retours en arrière dans lesquels apparaît une scène de noyade qui aurait profondément fragilisé l’héroïne, mais qui serait aussi pour elle un ressort de profonde détermination, comme si une volonté de revanche était sa motivation profonde. Peut-être aurait-on pu faire apparaître avec plus d’évidence l’unique préoccupation fondamentale de Françoise-Xavière, au long de sa vie : faire la volonté de Dieu.
Conclusion : découvrez « Cabrini »
Ces quelques remarques ne doivent pas effacer le très sérieux travail de production réalisé par les réalisateurs de « Cabrini », et leur beau résultat. On recommandera sans hésiter « Cabrini », invitation à mieux connaître et imiter une sainte à la renommée encore trop peu étendue de notre côté de l’Atlantique !