Le 2 Novembre : fête des morts ? Le terme semble paradoxal (il est plus approprié de parler de « commémoraison des fidèles défunts »), et pourtant cette dévotion est tellement ancrée dans nos traditions et notre foi. Un libelle publié par un auteur protestant de la France de Louis XIV mettait justement les catholiques au défi de prouver que le Purgatoire et la prière pour les défunts n’étaient pas une invention ecclésiastique tardive. « Vous êtes, monsieur, très sçavant dans l’antiquité et je serois bien aise d’apprendre de vous d’où vient que dans les épitaphes anciennes on ne lit jamais avant le septième ou huitième siècle, le priez pour nous et le requiescat in pace… […] j’infère de là qu’ils estimoient que les fidèles entraient dans le ciel, dès qu’ils étaient morts. » D’où viennent cette célébration et cette dévotion ? Sont-elles réellement ancrées dans la tradition et l’Ecriture ? [1]On utilise ici principalement l’article “Défunts” du Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie, Volume 4, 1920, et l’article “Requiem” de … Continue reading
La prière pour les morts dans les Saintes Ecritures
Le Ier siècle ne nous offre il est vrai que peu de témoignages relatifs à la prière pour les défunts : on pourrait y trouver une allusion en 2Tim 1, 18, où saint Paul écrit au sujet d’Onésiphore, un chrétien de Rome dont il a obtenu le soutien et qui était sans doute déjà décédé : « Que le Seigneur lui donne de trouver miséricorde auprès de Dieu au jour de sa venue ». Dès les siècles précédents l’Incarnation, des traces de prières pour les défunts apparaissent dans la pratique juive : Judas Maccabée offrit ainsi pour ses compagnons d’armes défunts un « sacrifice pour les péchés des morts »[2]2M 12, 43-46 : « Ayant fait une collecte d’environ 2.000 drachmes, [Judas] l’envoya à Jérusalem afin qu’on offrît un sacrifice pour le péché, agissant fort bien et noblement … Continue reading.
Les premiers chrétiens priaient-ils pour les défunts ?
Au regard de la littérature ancienne – malheureusement pour notre érudit protestant – le fait est sans appel. Le texte chrétien le plus ancien et caractérisé est le magnifique récit du martyre de Polycarpe, évêque de Smyrne. Il y est rapporté que les chrétiens de sa ville réunirent ses ossements dans un « lieu convenable » où ils pourraient se réunir dans la joie au jour anniversaire de son martyre, « tant pour y honorer la mémoire de celui qui a combattu que pour exercer les générations futures à l’imiter »[3]Martyre de Saint Polycarpe, 18.. Pour les historiens de l’antiquité chrétienne, il s’agissait sans doute de célébrer l’eucharistie au jour anniversaire du décès : une pratique toujours recommandée par l’Eglise, qui prévoit un formulaire de messe spécial pour cette occasion. On trouve de même dans un certain nombre d’actes de martyrs des premiers siècles des prières adressées à Dieu, par l’intercession des saints, pour le salut éternel des âmes. Ainsi autour de Carthage, dans la Passion de sainte Perpétue, on rapporte que la martyre implorait le Ciel pour son petit frère Dinocrate, mort de maladie plusieurs années auparavant, afin qu’il obtienne la grâce de passer du lieu de misère où il était retenu au « lieu de rafraichissement, de rassasiement et de joie »[4]Passion de sainte Perpétue, 7-8..
La prière pour les défunts dans la liturgie chrétienne
À Carthage également, Tertullien rapporte en plusieurs lieux qu’un prêtre priait pour le repos de l’âme d’un défunt dans l’intervalle entre sa mort et sa sépulture, et que les proches étaient tenus de faire mémoire année après année de leurs morts[5]Tertullien, De anima, 51 ; De exhortations castitatis, 51 ; De monogamia, 10. : s’agissait-il déjà d’un service funèbre au sens où nous l’entendons ? Le même auteur rapporte l’usage d’offrir le Saint Sacrifice pour les morts au jour de leur enterrement et à l’anniversaire de leur décès[6]Tertullien, De corona, 3., tandis que quelques années plus tard saint Cyprien, évêque de Carthage, considère cette pratique comme assise, et lui impose des règles (restreignant notamment l’usage dans le cas de défunts ayant violé les lois ecclésiastiques)[7]Saint Cyprien, Lettre I, 2.. À cette époque, les noms mentionnés au canon de la messe durant les Mémento des vivants et des défunts étaient cités à haute voix par le diacre, et ce privilège était apprécié et recherché. Cette pratique bien attestée à Carthage semble avoir été celle de toute l’Eglise, puisqu’Origène y fait allusion à la même époque à Césarée (Palestine).
Lorsqu’au IVème siècle les liturgies des différentes Eglises se fixent, au moment où cessent les persécutions, il semble qu’elles laissent toutes une place à la prière pour les défunts[8]Au témoignage de saint Cyrille de Jérusalem par exemple, Catéchèse mystagogique, V, 9.. Saint Ambroise conseille explicitement de prier et célébrer la messe pour le repos des âmes défuntes : « Il ne faut pas tant la pleurer que l’assister de vos prières ; ne l’attristez pas par vos larmes, mais recommandez plutôt son âme à Dieu par des oblations »[9]Saint Ambroise, Lettres, I, 59, 4.. Saint Augustin rapporte que sa mère Monique demandait qu’on fit mémoire d’elle à l’autel après sa mort, ce que son fils fit bien sûr, entouré par ses compagnons [10]Saint Augustin, Confessions, IV, 32 et 36..
Dès le début du IVème siècle, saint Cyrille de Jérusalem instruisait les néophytes sur l’efficacité de la prière pour les défunts : « En offrant ces prières de la liturgie, nous offrons le Christ qui a été sacrifié pour nos péchés et nous rendons ainsi Dieu propice aux morts aussi bien qu’à nous-mêmes »[11]Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèse mystagogique V, 10.. Saint Epiphane, répondant à Aérius du Pont qui récusait la pratique de nommer les morts au canon de la messe, affirme que cette prière repose sur la conviction que les défunts de l’Eglise sont comme des amis en voyage, qui existent encore et vivent avec le Christ : même si nos prières ne peuvent effacer toutes leurs fautes, elles leur viennent en aide.
Les morts appellent à prier : le témoignage des catacombes
Témoignage émouvant entre tous, complétant l’enseignement des Pères, les catacombes recèlent des trésors d’épigraphie antique invitant les vivants à prier pour les âmes des défunts. On lit ainsi à Rome dans la catacombe de Priscille une inscription demandant aux proches d’un certain Agapit de venir prier sur sa tombe et d’y faire mémoire de lui, afin qu’il soit sauvé dans l’éternité. À Alexandrie une épigraphe demande « Que le Seigneur se souvienne de la dormition et du repos de Makara, la très douce, et que le lecteur prie pour elle. » On trouve même en Grèce une inscription antique recourant à la prière mariale : « Par l’intercession de notre Seigneur et de la mère de Dieu, donne (ô Dieu !) le repos à l’âme du bien heureux Marinus, prêtre et docteur. »
Au IVème siècle en Orient, dans les Constitutions apostoliques (livre VIII, chapitre 42) les jours consacrés à la mémoire des défunts sont le troisième, le neuvième, le quarantième et l’anniversaire du décès. Le rituel romain a retenu jusqu’à aujourd’hui le troisième, le septième et le trentième jour : saint Augustin explique ce transfert par le fait que le neuvième jour était une commémoraison civile et païenne. L’usage de faire mémoire des morts est commun à tous les peuples indo-européens : l’Eglise se trouva dans la nécessité de christianiser ces usages en luttant contre certaines pratiques ouvertement idolâtres et qui enracinaient la résistance des anciens cultes (incinération, couronnes, repas funèbres).
L’institution d’un jour de commémoraison liturgique
Pendant longtemps, les défunts n’eurent pas de jour liturgique consacré. Le premier témoignage de cet usage apparaît chez Amalaire de Metz (IXème siècle), qui émettait le souhait de voir instituer une telle pratique. Elle entrera dans l’Eglise par la porte du monastère : beaucoup de communautés avaient en effet l’usage de célébrer à certains jours de l’année la commémoraison de leurs défunts. À l’époque où l’abbaye rayonnait sur toute la chrétienté, l’abbé de Cluny, saint Odilon, achemina l’Eglise vers cette discipline en prescrivant de choisir pour toutes les maisons de son ordre un jour unique dédié à la prière pour les fidèles défunts. Il choisit le lendemain de la fête de tous les saints, ce rapprochement étant destiné à stimuler l’intercession de l’Eglise militante pour l’Eglise souffrante, par le contraste entre sa situation et celle de l’Eglise triomphante. Il s’agissait, selon les us clunisiens, de célébrer « la fête commémorative de tous les fidèles défunts depuis le commencement du monde jusqu’à la fin ». La journée était marquée par le jeûne, l’aumône et la prière : tous les moines prêtres devaient offrir la messe pour le repos des âmes. La commémoraison des défunts fut célébrée pour la première fois en 998.
Vers la liturgie traditionnelle des funérailles
La liturgie des funérailles chrétiennes emprunte largement aux symboles vétéro-testamentaires et antiques pour célébrer le mystère et la doctrine des fins dernières. La messe dite de Requiem évoque les aspects du pardon, de la lumière, du repos, mais aussi la délivrance des peines de l’enfer et le jugement dernier. Elle se veut une prière d’intercession devant notre Dieu toujours miséricordieux, avec la lancinante répétition de la supplique « Requiem aeternam dona eis Domine »[12]« Donne-leur le repos éternel. », qui revient dans la plupart des pièces et remplace la doxologie du Gloria. Les textes de cette messe sont déjà largement établis au Moyen-âge, et attestés avec quelques variantes dans toute la chrétienté latine. La célèbre séquence « Dies irae » est attribuée à Thomas de Celano, compagnon de saint François d’Assise à la fin du XIIème siècle. Le Concile de Trente et le missel de Pie V ne firent donc qu’étendre à toute l’Eglise un usage traditionnelle attesté depuis les premiers siècles, incarné dans une pratique répandue partout sous des formes liturgiques analogues. Le résultat est le diamant de sobriété et de pudeur de la messe de Requiem, source d’inspiration pour les artistes chrétiens et non-chrétiens depuis des siècles.
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Références[+]
↑1 | On utilise ici principalement l’article “Défunts” du Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie, Volume 4, 1920, et l’article “Requiem” de l’Encyclopédie “Catholicisme”, Volume 12. |
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↑2 | 2M 12, 43-46 : « Ayant fait une collecte d’environ 2.000 drachmes, [Judas] l’envoya à Jérusalem afin qu’on offrît un sacrifice pour le péché, agissant fort bien et noblement d’après le concept de la résurrection. Car, s’il n’avait pas espéré que les soldats tombés dussent ressusciter, il était superflu et sot de prier pour les morts, et s’il envisageait qu’une très belle récompense est réservée à ceux qui s’endorment dans la piété, c’était là une pensée sainte et pieuse. Voilà pourquoi il fit faire ce sacrifice expiatoire pour les morts, afin qu’ils fussent délivrés de leur péché. » |
↑3 | Martyre de Saint Polycarpe, 18. |
↑4 | Passion de sainte Perpétue, 7-8. |
↑5 | Tertullien, De anima, 51 ; De exhortations castitatis, 51 ; De monogamia, 10. |
↑6 | Tertullien, De corona, 3. |
↑7 | Saint Cyprien, Lettre I, 2. |
↑8 | Au témoignage de saint Cyrille de Jérusalem par exemple, Catéchèse mystagogique, V, 9. |
↑9 | Saint Ambroise, Lettres, I, 59, 4. |
↑10 | Saint Augustin, Confessions, IV, 32 et 36. |
↑11 | Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèse mystagogique V, 10. |
↑12 | « Donne-leur le repos éternel. » |