Le livre de Valérie d’Aubigny[1]Donner le goût de la lecture aux enfants de 0 à 16 ans, Artège, 2024, 114p, 11,9€. est pour le moins original : il s’agit d’un livre sur la lecture ! Adressé en priorité aux parents et aux éducateurs, il se donne pour objectif de réveiller le goût de la transmission par la lecture.
Forte de son expérience de mère de famille, mais surtout de fondatrice d’un comité de lecture aujourd’hui largement reconnu, l’auteur propose plusieurs approches originales de la lecture, et donne une multitude de conseils et d’idées utiles pour retrouver et redonner le goût de lire.
De l’objet au contenu
Avant d’être un contenu, le livre est un objet : souvent un bel objet, qui fait partie de notre environnement naturel et nourrit nos souvenirs. Les marques d’attentions à l’égard du livre dont seront témoins les enfants participent à leur faire prendre conscience de l’importance de l’objet. À ce sujet, Valérie d’Aubigny revient sur l’importance d’une lecture incarnée sur un support physique : l’immatérialité pose de nombreuses questions, et n’est pas souhaitable en particulier pour les enfants. Écriture et lecture marchent de concert, note-t-elle, et les deux découvertes doivent être accompagnées simultanément. L’objet « livre » n’est cependant pas exclusif de supports analogues : on pourra ainsi susciter le goût de l’écrit à travers le feuilletage d’un magazine. En tout état de cause, le lieu et l’objet importent, ainsi que l’exemplarité : nos enfants nous voient-ils parfois/souvent/jamais un livre à la main ?
Un livre est un choix
Un livre est un choix. Or il n’y a pas que de bons livres. L’auteur constate que le gigantisme de la production de « littérature jeunesse » n’est pas un gage de qualité. Les maisons acceptent souvent de présenter des ouvrages de piètre facture, édités précipitamment, pour étoffer leur catalogue : vocabulaire indigent, coquilles nombreuses, primat de la nouveauté, nivellement par le bas sont au programme. Or moins l’enfant lit de textes complexes, moins il en a le goût, moins sa culture peut s’élargir de références de comparaison. En mère de famille et conseillère avertie, Mme d’Aubigny avertit : mieux vaut ne pas lire du tout que de tomber sur ce qui salit l’imaginaire et abime la sensibilité, car la lecture n’est pas un objectif en soi, mais un moyen. Face à l’avalanche des contenus, l’enjeu de l’apprentissage est donc de développer l’esprit critique des enfants, sans décourager leur attrait, afin de faire grandir leur liberté. Appelant à la responsabilité des parents et éducateurs, l’auteur donne quelques critères clairs : qualité de la langue, beauté des illustrations, (le cas échéant) vérité ou vraisemblance historique, élévation morale des héros, respect de la sensibilité de la maturité affective des lecteurs, souffle et imagination du récit…
Aider à lire
La lecture est un choix : alors que faire face au refus de lire ? C’est d’abord pour eux, rappelle Valérie d’Aubigny, que les auteurs polissent les scénarios et cisèlent leurs personnages. Parmi les raisons qui peuvent conduire à un constat d’échec, certains enfants n’ont simplement pas trouvé le genre qui leur convient. L’auteur conseille par exemple aux enfants « haut potentiel » des livres plus spécialisés : exploration, sciences… car leur esprit est moins facilement attiré par la fiction. Pour d’autres, on pourra utiliser à titre d’accroche (en fin de primaire) des livres à tonalité humoristique. En règle générale, ces enfants sont facilement intéressés par des ouvrages très spécialisés, notamment les garçons qui semblent parfois les plus rétifs à la lecture : dinosaures, espace, hiéroglyphes peuvent soudain les passionner. C’est également l’âge des longues séries de fictions, que l’on emporte partout (le n°14 sous le bras) et avale fièrement. Plus tard, pour les lycéens rétifs, le genre de la nouvelle peut être un compromis d’introduction. Mme d’Aubigny recommande de ne pas juger un enfant qui dit ne pas aimer lire : peut-être n’a-t-il jamais eu entre les mains un ouvrage de qualité ?
L’adolescence en particulier est souvent une période de décrochage : le livre est exigeant, le jeune parfois gagné par une certaine paresse, vampirisé par la récompense hormonale à brève échéance des réseaux sociaux et des jeux. Or la lecture est un plaisir de plus long terme, mais vertueux ! Il est souvent particulièrement difficile à découvrir dans les lectures scolaires obligatoires, évoquées avec un dégoût quasi unanime par les adolescents, mais qui peuvent être l’occasion de nouvelles découvertes. Parmi les conseils utiles, l’auteur propose d’orienter plutôt que d’imposer les lectures (en donnant des choix de thèmes ou de champs), de lire les premiers chapitres à voix haute avec tous les élèves, de demander une présentation orale, théâtrale, de l’ouvrage, de faire réaliser des fiches de lecture synthétiques, rapprochant plusieurs livres… Dans cette période de relation parfois compliquée, l’auteur conseille aux parents de s’appuyer sur la confiance installée envers un professeur, un bibliothécaire, un ami. À cet âge, si l’injonction est souvent contreproductive, les adultes gardent le devoir de regarder de près ce que lisent leurs ados, d’autant que les propositions sont très inégales.
Lire ou ne pas lire
La lecture peut-elle être un mauvais choix ? On met facilement en avant le risque de l’isolement. Pour que la lecture soit un lieu de transmission entre générations et de lien, l’auteur apporte plusieurs recommandations : bibliothèque familiale (élargie pour une maison de vacances), bibliothèque de classe, cercles de lectures pour enfants avec titres partagés et accompagnement de la réflexion. Quoiqu’il en soit, la lecture est souvent un temps de recul salutaire, de « grotte », à partir d’un support qui n’es pas agressif et ne bouscule pas l’équilibre de l’enfant, permettant la détente du corps. On peut cependant mettre en garde contre certains romans faciles qui entretiennent chez les adolescents le repli sur soi, qui s’engouffrent dans les besoins de cet âge (tester ses limites, se mettre en danger, reproduire les modes de vie adultes) et ne présentent que des personnages médiocres par leur vocabulaire, leurs actes et leurs pensées. Cette mise en garde s’étend encore à certains genres qui « emprisonnent » le jeune lectorat : BD, mangas, comics, marqués parfois par un grand manque de nuance, une pauvreté esthétique et grammaticale. L’illustré peut devenir un écueil s’il est le genre exclusif du lecteur : la lecture sans image, d’une puissance évocatrice bien supérieure, forge un imaginaire intérieur et enrichit considérablement le vocabulaire et la pensée (selon Michel Desmurget, auteur de Faites les lire, l’enfant doit lire un million de mots pour en apprendre mille). En fait la véritable clé de liberté intérieure est de savoir varier les genres et les plaisirs !
Le livre et son ennemi
Un des principaux défis du lecteur contemporain est celui de la concentration : l’omniprésence des écrans réduit considérablement notre capacité à nous immerger totalement dans une activité, en particulier dans la lecture. Les solutions passent toujours par une maîtrise drastique de son temps d’écran : couper les portables, prendre un livre en se libérant de toute injonction visuelle ou sonore, décider du rythme de lecture. Le rôle des adultes est particulièrement important pour aider les enfants à découvrir l’exclusivité d’une seule activité : ce qui était une évidence pour nos grands-parents est aujourd’hui devenu une rareté, un trésor. Un bon « truc » de l’auteur : trouver un nouveau lieu (coin lecture dans la maison, médiathèque publique ou scolaire) qui fasse changer d’univers. Dans les cas les plus difficiles, on va jusqu’à proposer une négociation (serrée) : temps d’écran contre lecture ?
Pour accompagner les jeunes lecteurs, Valérie d’Aubigny propose encore plusieurs conseils précieux. Ne pas aller trop vite : on ne peut proposer à la lecture d’un enfant de 8 ans un récit qui excède son univers mental. L’auteur rappelle que maturité affective et intellectuelle ne sont pas coordonnées, et que brûler les étapes peut nuire à l’émerveillement et même créer des blessures. Elle invite à se méfier des comparaisons entre les enfants et à éviter l’écueil de l’impatience. Autre conseil : ne jamais oublier que la lecture commence à haute voix. Cette pratique n’est pas réservée aux plus petits : l’auteur propose de la poursuivre jusqu’au collège, en explorant pourquoi pas le théâtre et la poésie. L’évocation est plus directe, le pouvoir des mots plus saisissant, et la lecture en commun devient un ciment pour la famille ou un atout de la relation parent-enfant ou professeur-élève. L’éloge appuyé et l’encouragement à la lecture à haute voix sont à notre sens un des marqueurs forts de l’ouvrage.
Mon livre, mon choix
Un livre est un choix : ce qui est vrai pour le lecteur l’est aussi pour l’auteur, l’éditeur… Mme d’Aubigny prend le temps de rappeler que tout texte fait passer un message. En la matière, l’objectivité est devenue de plus en plus rare : mêmes les ouvrages documentaires se donnent souvent une mission d’éveil des consciences, de dénonciation des inégalités… Il n’y a pas jusqu’aux romans « jeunesse » qui soient indemnes de tout travail sur la pensée des lecteurs. Elle va jusqu’à parler de « menace idéologique » devant l’avalanche de livres dits « engagés », influençant une génération déjà bercée par des systèmes de pensée sans nuance et contribuant au flou général des identités et des altérités. Ces lectures peuvent encourager implicitement ou explicitement des comportements franchement déviants (sexualité précoce…). D’autant que la censure n’est souvent pas aujourd’hui là où elle le devrait : les sensitivity readers opèrent une sélection idéologique intraitable (au détriment de tout ce qui n’est pas woke), tandis que les lobbys de l’édition, brandissant la peur de la censure bien-pensante, refusent absolument toute catégorisation par âme et par public (Mme d’Aubigny évoque le tollé faisant suite à la « censure » par Gérald Darmanin, en tant que ministre de l’intérieur, d’un affreux ouvrage Bien trop petit, ouvertement destiné au jeune public). Tout n’est pas à jeter dans la création contemporaine, il faut en soutenir les bons auteurs, mais l’avertissement demeure clair : mettre un ouvrage entre les mains de son enfant (ou du moins le laisser à sa portée), c’est accepter qu’il en reçoive tout le message.
Savoir arrêter de lire
C’est ainsi que l’apprentissage de la lecture passe aussi par celui de… son abandon. Il faut savoir abandonner une lecture, stopper net dans un mauvais titre ou remettre à plus tard un ouvrage dont le genre de convient pas ou dont le public n’est pas (encore) le bon. Quoi qu’il en soit, le choix de lire, et a fortiori celui de ne pas lire, sont une occasion de dialoguer avec ses enfants, que l’on peut (re)découvrir autour de leurs choix culturels et de leurs impressions de lecture, et envers lesquels on se dévoile en retour, sans crainte de jugement.
Dans ce choix important, les bons (et mauvais) conseils comptent : comment réagir parfois, puisqu’on ne pourra avoir une main sur toutes les rencontres de nos enfants ? Mme d’Aubigny conseille de favoriser les relations qui encouragent à de bonnes lectures, tout en cherchant à montrer à l’enfant le cas échéant les raisons de notre désapprobation : pourquoi ne pas lire à haute voix un des passages qui ont emporté notre (dés)appréciation ? Sans oublier de proposer un autre titre.
Cette problématique conduit à considérer avec circonspection le lieu de découverte et de joies littéraires qu’est la bibliothèque municipale. Ces espaces sont aujourd’hui des reflets de notre culture, avec ses richesses et ses démons. On ne peut y laisser seul un enfant sans prendre le risque de le mettre en contact avec des contenus en décalage avec sa maturité affective. L’auteur alerte notamment sur le caractère parfois très flous des frontières entre les rayons destinés aux enfants et aux adultes, notamment pour la bande dessinée ou les romans graphiques. La médiathèque est un lieu idéal pour respecter les goûts de son enfant, découvrir ainsi des facettes nouvelles de sa personnalité, mais suppose un accompagnement attentif et une éducation à la liberté, en apprenant à faire des choix, en développant un instant qui écarte les livres laids, bêtes et nocifs. À la nécessaire prudence, Mme d’Aubigny ajoute cependant un appel à l’action : les bibliothèques sont financées par les impôts des citoyens, qui ont le droit de demander un achat de titre ou de signaler un classement inapproprié.
Conclusion
L’ouvrage de Valérie d’Aubigny est un vibrant appel à lire et à faire lire. La perte de goût pour les humanités et la culture en général, accentuée par la surévaluation des disciplines scientifiques, a des répercussions fortes sur tous les domaines de la société (est-ce la science ou la culture du médecin qui lui permettra le recul nécessaire à une pratique vraiment éthique ?). Favoriser la lecture, c’est développer toutes les facettes de l’intelligence, équilibrer le cerveau gauche et le cerveau droit, pour mettre en perspective les connaissances. Le bagage culturel fait partie du projet de vie, il permet de mettre en relation les données complexes de notre monde, de s’adapter à des interlocuteurs très divers, et finalement d’unifier des sociétés de plus en plus déstructurées. Plaidoyer amoureux pour la lecture, l’ouvrage de Mme d’Aubigny est à mettre entre les mains de tous ceux, parents, adultes et éducateurs, qui savent qu’une société qui fait fi des arts va tout droit vers la barbarie.