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Rome a-t-elle renoncé à reconnaître les miracles ?

Rome a-t-elle renoncé à reconnaître des miracles ? Ce sont les titres par lesquelles la presse a annoncé l’approbation et la publication par le Saint-Siège de nouvelles « Normes procédurale pour le discernement de phénomènes surnaturels présumés ». Relisons ce document et mettons-le en perspective.

 

L’utilité des miracles

Pour que la Révélation divine soit adaptée à notre nature corporelle, Dieu a voulu que les paroles du Christ soient confirmées par de nombreux miracles, et que la vie des saints et des prophètes soit elle aussi illuminée par les signes évidents de l’action divine.

Pour que l’hommage de notre foi fût conforme à la raison, Dieu a voulu que les secours intérieurs du Saint-Esprit soient accompagnés des preuves extérieures de sa Révélation. C’est ainsi que les miracles du Christ et des saints, les prophéties, la propagation et la sainteté de l’Église, sa fécondité et sa stabilité “sont des signes certains de la Révélation, adaptés à l’intelligence de tous”, des “motifs de crédibilité” qui montrent que l’assentiment de la foi n’est “nullement un mouvement aveugle de l’esprit”[1]Catéchisme de l’Église Catholique, n°156.

L’action de l’Esprit Saint dans les cœurs, à travers l’Église, inclut donc aussi la possibilité d’atteindre les cœurs à travers certains événements surnaturels : apparitions ou visions. De Lourdes à Fatima, en passant par Guadalupe, ces manifestations qui ont provoqué une grande richesse de fruits spirituels, ont donné naissance à des sanctuaires qui font partie de la piété populaire.

Le cadre juridique de la reconnaissance des miracles et phénomènes surnaturels

Ces cas positifs sont à encourager et promouvoir, dans un cadre que le Vatican a cependant voulu récemment refonder et établir par un nouveau document. Le 4 mai dernier, le Saint Père a approuvé en audience les nouvelles « Normes procédurales pour le discernement de phénomènes surnaturels présumés » établies par le Dicastère pour la Doctrine de la Foi.

Il ne faut pas oublier cependant que certains cas présumés sont source de problèmes graves, au détriment des fidèles et de l’Église, qui doit alors agir pour éviter des abus, l’entraînement des fidèles derrière une initiative fausse, ou même la possibilité d’erreurs doctrinales. Les normes précédemment en vigueur dataient du pontificat de Paul VI (25 février 1978) mais n’avaient été publiés sous forme officielle qu’en 2011 (après avoir longtemps circulé officieusement). On peut ajouter à ce document de 1978 les procédures menant à une béatification ou à une canonisation, ou encore le commentaire donné par le cardinal Ratzinger sur les « révélations privées » à l’occasion de la publication par Jean-Paul II du troisième secret de Fatima.

Tirant le bilan de certaines situations récentes, le Dicastère pour la Doctrine de la Foi fait le constat de décisions prenant parfois beaucoup de temps, du faible nombre de déterminations claires finalement prises (seulement six cas depuis 1950), pour des phénomènes qui prennent une ampleur très rapide et démultipliée avec les moyens modernes de communication, et dont le retentissement dépasse presque instantanément les limites d’un diocèse. D’où la nécessité d’une révision, entamée en 2019 par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. La lettre qui présente le document précise que ce travail a été encore totalement repensé en 2023. Faut-il y voir un lien avec la profonde recomposition du Dicastère, intervenue à l’été 2023 ? Quoi qu’il en soit, ces normes retravaillées ont été présentées au Saint-Père le 4 mai 2024, et approuvées et publiées pour entrer en vigueur à la Pentecôte.

Statut de la Révélation : le fondement théologique

Jésus est la « Parole définitive de Dieu », « le Premier et le Dernier »[2]Ap 1, 17, la plénitude et l’accomplissement de la Révélation, qui contient tout ce dont la vie chrétienne à besoin : Dieu « nous a dit et révélé toutes choses en une seule fois par cette seule Parole et il n’a plus à parler »[3]Saint Jean de la Croix, Montée du Carmel, II, 22.. Mais il y a beaucoup à approfondir dans cette parole : outre les moyens ordinaires mis à disposition par l’Église, l’Esprit Saint peut accorder à certains des expériences particulières, non pour compléter la Révélation définitive du Christ mais pour aider à la vivre plus pleinement en certaines époques de l’histoire.

Cette mise en place doctrinale qui initie le document romain introduit la distinction classique entre la Révélation (publique), accomplie dans le Christ et close à la mort du dernier apôtre, et les révélations privées, dont certaines ont été reconnues par l’Église. On retrouve tous ces éléments dans le Concile Vatican II[4]Constitution dogmatique Dei Verbum, nn°2-4. et le Catéchisme[5]Catéchisme de l’Église Catholique, nn°65-75..

Surnaturalité, non-surnaturalité…?

Par le passé cependant le Saint-Siège semblait accepter que les évêques fassent des déclarations affirmant positivement la surnaturalité de certains faits (on pense au « mandement » de Mgr Laurence, évêque de Tarbes, rendu en 1862 au sujet des apparitions à la Grotte de Lourdes), expressions laissant croire aux fidèles qu’ils étaient obligés de croire à ces manifestations, parfois plus appréciées que l’Évangile lui-même. Parfois ces décisions étaient suivies de revirements divers : pour les apparitions présumées d’Amsterdam (1945-1959), l’évêque puis le Saint-Office avaient rendu un jugement de non-surnaturalité, mais deux évêques ont ensuite reconnu la dévotion, puis affirmé la surnaturalité, alors que la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a finalement conduit un nouvel évêque à réitérer le jugement négatif initial (courrier de la Congrégation, en date du 20 juillet 2020).

Les évêques ne demandaient généralement pour cela à Rome qu’une autorisation préalable, qui n’était toutefois pas mentionnée dans leur décision. D’autres ont parfois demandé explicitement au Saint-Siège de donner son avis. Des situations diverses, concernant des phénomènes dont l’ampleur et la notoriété est allée croissant, avec l’internationalisation des moyens de communication.

Renoncer au constat de surnaturalité pour donner un simple nihil obstat

Le Dicastère propose aujourd’hui de ne plus aller vers une déclaration de supernaturalitaté mais vers un nihil obstat, permettant ensuite de tirer un bénéfice pastoral du phénomène spirituel, avec six déterminations prudentielles possibles. Il ne s’agit donc pas d’un jugement sur le caractère surnaturel mais sur la pratique pastorale prudentielle, laissant ouverte la possibilité ultérieure d’un ajustement ou d’une correction. L’idée affichée de ces normes est ainsi d’aider les évêques à gérer les situations concernant des événements d’origine surnaturelle présumée, dans un délai raisonnable, avant qu’ils ne prennent des dimensions problématiques, laissant sauve la possibilité d’une intervention exceptionnelle du Saint-Père.

Quant à la compétence, le Dicastère rappelle que le discernement est la tâche de l’évêque diocésain, mais que Rome doit toujours être consultée et intervenir pour donner son approbation finale à la décision de l’évêque, avant tout jugement public notamment. Le Dicastère peut aussi intervenir parfois motu proprio, notamment dans la mesure où le discernement porterait sur des phénomènes qui pourraient faire scandale et porter atteinte à la crédibilité de l’Église.

Pourquoi des normes ?

L’objectif de ces normes est multiple :

– Discerner s’il est possible de reconnaître le signe d’une action divine,

– Vérifier s’il n’y a rien de contraire à la foi ou au mœurs dans le message lié aux phénomènes,

– Discerner si l’on peut en apprécier les fruits spirituels, si certains éléments sont à purifier, et ainsi si une valorisation pastorale serait opportune.

Ce discernement, dont on notera qu’il inclut des éléments proprement doctrinaux (la conformité du message) et des éléments pastoraux, n’équivaut pas à une reconnaissance positive de l’origine divine des phénomènes surnaturels présumés. Le nihil obstat rendu par le Dicastère n’engage donc pas la foi des fidèles, même lorsqu’il concerne des faits inclus dans un processus de canonisation (concernant sainte Gemma Galgani, Pie XI avait fait préciser en 1932 par la Congrégation des Rites qu’il reconnaissait ses vertus héroïques, mais pas nécessairement porter un jugement la surnaturalité de ses charismes). En fait le document va jusqu’à prohiber la reconnaissance de la surnaturalité des phénomènes, qu’il réserve explicitement au Saint Père :

 À la lumière de ce qui précède, il est rappelé que ni l’Évêque diocésain, ni les Conférences épiscopales, ni le Dicastère, en règle générale, ne déclareront que ces phénomènes sont d’origine surnaturelle, même lorsqu’un Nihil obstat est accordé (cf. n. 11). Étant entendu que le Saint-Père peut autoriser une procédure à cet égard[6]Dicastère pour la Doctrine de la Foi, Normes procédurale pour le discernement de phénomènes surnaturels présumés, n°23..

 

Six conclusions possibles

En cas de phénomène surnaturel présumé, une enquête est donc menée par l’évêque diocésain en concertation avec le Dicastère (qui peut intervenir à tous les stades pour orienter, reprendre, arrêter la procédure). Les normes prévoient précisément son organisation : la procédure à suivre (y compris en cas de présomption de miracle eucharistique), la composition de la commission, le respect du for interne, la collaboration éventuelle avec les autorités civiles.

Au terme de cet enquête, un jugement est rendu qui attribue au phénomène présumé surnaturel et à la dévotion qui s’y rapporte l’une des six déterminations suivantes :

1) nihil obstat (« rien ne s’oppose ») : on n’affirme pas une certitude quant à l’authenticité surnaturelle, mais de nombreux signes de l’action de l’Esprit Saint, sans aucun aspect critique ou risqué, conduisent à encourager à promouvoir la diffusion d’une dévotion liée au phénomène.

2) prae oculis habeatur (« à garder sous les yeux ») : on reconnaît des signes positifs importants, mais également des éléments de confusion ou de risques possibles, nécessitant un discernement attentif de l’évêque diocésain, voire une clarification doctrinale (s’il y a des messages liés au phénomène).

3) curatur (« à surveiller ») : des éléments critiques sont relevés, mais le phénomène est déjà largement diffusé et porte des fruits spirituels vérifiables ; le Dicastère déconseille une interdiction, mais l’évêque est invité à ne pas encourager, et éventuellement à réorienter le profil spirituel et pastoral de la dévotion liée au phénomène.

4) sub mandato (« sous mandat ») : face à un phénomène riche en éléments positifs mais grevé d’indéniables points critiques liés à une personne, une famille, un groupe qui en font un usage abusif voire immoral, sans accepter l’obéissance à l’Église, la direction pastorale est confiée à l’évêque diocésain ou à une personne déléguée par le Saint-Siège.

5) prohibetur et obstruatur (« à prohiber et empêcher ») : malgré quelques éléments positifs, les points critiques et risques liés à un phénomène prétendument surnaturel semblent sérieux ; pour éviter des confusions et scandales, l’évêque doit déclarer publiquement que l’adhésion au phénomène n’est pas permise, et aider à comprendre et réorienter les aspirations spirituelles des fidèles.

6) declaratio de non supernaturalitate (« déclaration de non-surnaturalité ») : l’évêque est autorisé par le Dicastère à déclarer – sur la base de faits et preuves avérés – que le phénomène n’est pas surnaturel (mensonges, falsifications, mythomanie, intention erronée…).

Quels critères ?

Comment juger de la surnaturalité (ou au moins de la non-surnaturalité) d’un phénomène ? Les normes donnent une liste de points positifs ou négatifs :

– Parmi les points positifs :

– la crédibilité et la bonne réputation des personnes destinataires : équilibre psychique, honnêteté et rectitude morale, humilité, docilité habituelle à l’autorité ecclésiastique, disponibilité à collaborer.

– l’orthodoxie doctrinale du phénomène et du message éventuellement lié.

– le caractère imprévisible et extraordinaire du phénomène.

– les fruits de vie chrétienne qui lui sont liés : esprit de prière, conversions, vocations, témoignages de charité, sainte dévotion, croissance de la communion ecclésiale.

– Parmi les points négatifs :

– une erreur manifeste sur le fait.

– d’éventuelles erreurs doctrinales : éléments purement humains ajoutés ou erreur d’ordre naturel liée à la perception subjective du phénomène.

– un esprit sectaire engendrant la division dans le tissu ecclésial (critère qui n’était pas mentionné par les normes de 1978).

– la recherche de profit, de pouvoir, de notoriété.

– des actes gravement immoraux.

– des altérations psychiques chez le sujet.

Notons que cette liste de critères était déjà présente dans le document de 1978 : les variations notables entre les deux versions concernent surtout le critère (positif et négatif) de la communion ecclésiale.

Perspectives et réflexions

L’Église renonce-t-elle à reconnaître les miracles et l’existence du surnaturel ? Notre première réflexion consiste à situer ce document à son juste niveau : il s’agit de recommandations pastorales, d’orientations données pour aider les évêques à réagir face à certains phénomènes dont l’ampleur les dépasse parfois rapidement. Il ne s’agit pas d’une détermination théologique (les motivations dogmatiques données sont d’ailleurs assez succinctes), et donc d’un texte plus disciplinaire que proprement magistériel.

On peut toutefois relever dans la procédure mise en place une volonté de contrôle plus affirmée de la part du Dicastère. Il ne s’agit pas seulement de recommandations mais bien de directives données aux évêques, qui sont divinement constitués pasteurs et docteurs de leur troupeau, mais auxquels Rome semble demander – au moins dans ce cas précis – de suivre les procédures prévues par les administrations centrales.

Enfin, on peut s’interroger sur l’introduction du nouveau critère de la « communion » ecclésiale parmi les éléments positifs et négatifs de discernement de la véracité des phénomènes surnaturels. L’unité des membres du corps du Christ est très certainement un signe de l’action du Saint-Esprit dans l’Église : et ainsi ce critère peut sembler parfaitement opportun. On pourrait toutefois craindre que le manque de précision théologique, l’incompréhension et l’utilisation parfois politique faite du concept de communion[7]on pourra relire l’analyse profonde de l’abbé Jean de Massia, dans la série d’articles  Messe traditionnelle et communion ecclésiale”, conduise à écarter a priori certains phénomènes, au motif que leur message ou leurs bénéficiaires ne seraient pas dans une certaine « ligne » dominant à un moment donné le paysage médiatique ecclésial. On relèvera cependant le fait que les phénomènes prétendument surnaturels sont souvent l’occasion pour certains de confondre l’esprit des fidèles en instillant une défiance à l’égard de la hiérarchie : c’est peut-être aussi pour lutter contre cette division du “tissu ecclésial” qu’a été introduit ce critère supplémentaire. 

Références

Références
1 Catéchisme de l’Église Catholique, n°156.
2 Ap 1, 17
3 Saint Jean de la Croix, Montée du Carmel, II, 22.
4 Constitution dogmatique Dei Verbum, nn°2-4.
5 Catéchisme de l’Église Catholique, nn°65-75.
6 Dicastère pour la Doctrine de la Foi, Normes procédurale pour le discernement de phénomènes surnaturels présumés, n°23.
7 on pourra relire l’analyse profonde de l’abbé Jean de Massia, dans la série d’articles  Messe traditionnelle et communion ecclésiale”
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